POURQUOI NOUS SOMMES POUR LA LIBERTÉ DE CIRCULATION ET D’INSTALLATION

par | BLE, DEC 2016, Migration, Politique

Dans une brève analyse publiée à l’occasion de ses soixante ans, le CIRÉ livrait l’état de sa réflexion en faveur d’une liberté de circulation et d’installation et s’engageait à contribuer activement au processus intellectuel, politique et juridique qui y mènera. Cette prise de position a été officiellement adoptée par le Conseil d’administration du CIRÉ en juin 2013.

CONVAINCUS QUE…

La dignité humaine et les droits qui en découlent doivent-être reconnus et assurés à tous. Les revenus, les richesses et de manière générale tout ce dont chacun a besoin pour vivre dignement – en ce compris les droits – doivent être répartis de manière égalitaire.

Chacun doit avoir un accès garanti à un niveau de vie minimal le plus élevé possible, le mot “minimal” devant être entendu comme voulant dire “en-dessous duquel on ne peut descendre”.

L’accès de chacun à une vie digne ne doit pas être entravé par des facteurs sur lesquels la personne n’a pas – ou a peu – de prise, dont le fait d’être née dans un pays plutôt qu’un autre.

Les étrangers ne sont pas par essence différents des nationaux.

DANS LE MONDE ACTUEL…

Les capitaux circulent de plus en plus librement, les marchandises sont de plus en plus affranchies des barrières douanières, les services sont de plus en plus indépendants des territoires nationaux. Les richesses sont réparties de manières inégalitaires entre pays et individus, les libertés et droits fondamentaux des groupes et personnes ne sont pas garantis et protégés partout de la même manière, les guerres et conflits touchent certaines zones plus que d’autres, les catastrophes écologiques et environnementales préjudicient principalement certaines régions.

Face à cela, de nombreux êtres humains n’ont d’autre choix que de se déplacer. La majorité de ces mouvements migratoires touchent des pays aux ressources limités, les personnes qui peuvent se déplacer dans le monde sont celles qui disposent d’un capital (financier et culturel) important.

La politique migratoire actuelle répond à des logiques contraires aux principes permettant le respect de la dignité des personnes et l’égalité entre les êtres humains. La politique des visas est d’emblée discriminatoire en accordant à certains le droit de circuler librement et pas à d’autres sur des critères plus que discutables.

L’approche répressive et policière des migrations (amalgamée à la criminalité internationale et au terrorisme) est fondée sur le déni des motivations qui mettent en mouvement celles et ceux qui quittent leur région d’origine. De surcroît, elle établit une césure radicale et arbitraire entre migrants réguliers et irréguliers : or ce sont souvent les mêmes personnes qui, selon les moments, arrivent ou non à faire valoir leurs droits. Ainsi, au nom de la lutte contre l’immigration illégale et de la logique du soupçon, les administrations publiques créent bien plus la clandestinité qu’elles ne cherchent réellement à la réduire, favorisant ainsi l’exploitation et l’exclusion.

Ces politiques, certes profitables à quelques secteurs économiques, ont des conséquences indirectes nombreuses et tragiques (migrant·e·s mort·e·s en mer, renvois forcés, enfermement pour des périodes de plus en plus longues, mauvais traitements, exploitation, exclusion, coût humain et psychologique inestimable) et semblent ne devoir connaître aucune limite (systématisation de la répression, augmentation des contrôles au faciès et usage de la force, fichage accru, encouragement à la délation, etc.). Elle contribue également à l’enrichissement illicite de réseaux de passeurs et d’employeurs peu scrupuleux.

Cette approche répressive nuit tout particulièrement aux migrant·e·s mais touche aussi l’ensemble de la population : toutes celles et ceux soupçonnés d’être potentiellement des étrangers en situation irrégulière, celles et ceux qui leur apportent un soutien, vivent à leur côté, envisagent de fonder une famille avec un étranger ou une étrangère. Surtout, les méthodes de contrôle mises en place pour contrôler les migrations sont un élément important d’une conception antidémocratique, techniciste et paranoïaque de la sécurité.

Elle participe de la légitimation d’un ordre social, économique et culturel basé sur la domination, l’inégalité et la manipulation, en ce, notamment, qu’elle crée une classe de personnes – les migrants – qui sert de boucs émissaires. Elle participe de l’affaiblissement général des droits et acquis sociaux.

Dans cette même logique, le système de protection internationale est lui aussi mis à mal : les demandeurs d’asile – s’ils parviennent un jour sur le territoire – rencontrent de plus en plus en plus de difficultés pour déposer une demande de protection, ne bénéficient plus de conditions matérielles d’accueil décentes, voire sont enfermés dans des centres s’apparentant à de véritables prisons. Surtout, si le droit international oblige les États à prendre en considération la demande de protection de tout demandeur d’asile qui arrive sur son territoire, encore faudrait-il que ces personnes puissent auparavant quitter leur propre pays et traverser des frontières.

LA LIBERTÉ DE CIRCULATION COMME OUTIL DE CHANGEMENT

Nous prenons acte de ce que la littérature économique arrive à la conclusion générale que l’impact des migrations sur les grandes variables économiques (revenu national, taux de chômage, niveaux des rémunérations, finances publiques, sécurité sociale) tend à être positif mais de faible ampleur. Nous estimons en outre qu’il n’y a pas de société saine sans solidarité et que cette dernière est incompatible avec le fait d’en exclure des groupes sociaux quels qu’ils soient au motif qu’ils y font appel. En conséquence, nous estimons que l’impact des migrations sur l’économie et sur la sécurité sociale ne peut, à lui seul, servir d’argument pour ou contre une plus grande ouverture aux migrations.

Toute politique migratoire ne dépassant pas la distinction entre migration régulière et migration irrégulière resterait basée sur l’arbitraire, l’exclusion et l’inégalité et aurait comme conséquences inévitables la mise en péril des droits fondamentaux et du droit d’asile, la précarisation des migrants et la détérioration des liens sociaux. Nous considérons donc que cette distinction doit être abandonnée et que l’égalité doit être au centre de la définition de la politique migratoire, cette dernière devant être fondée sur cette notion et conçue de manière à la renforcer.

Nous appelons donc à l’instauration d’une liberté de circulation qui soit basée sur l’égalité effective des droits, en ce compris sociaux, économiques et culturels, et qui soit complétée par l’instauration d’une liberté d’installation. Ces réformes concernent à nos yeux toutes les personnes désireuses de séjourner, ou séjournant, sur le territoire de l’Union européenne dans le but d’y vivre, d’y travailler et pour certains d’entre eux d’y trouver une protection internationale.

Nous considérons que la liberté de circulation – définie comme le droit de circuler à fin de court séjour – est le moyen le plus adéquat, si ce n’est le seul, de garantir le droit de demander l’asile et empêcher le refoulement, d’éviter les morts aux frontières, de lutter contre le trafic et la traite des êtres humains, de mieux respecter les droits fondamentaux et d’éviter le développement de dispositifs liberticides et meurtriers. La libre circulation, pour autant qu’elle soit accompagnée des mesures appropriées, est de nature à permettre une meilleure gestion des migrations et de l’intégration des migrants, car non basée sur l’illusion du contrôle et sur l’exclusion.

Mais instaurer la liberté de circulation sans instaurer la liberté d’installation équivaudrait à ne pas supprimer réellement la distinction entre migrants réguliers et migrants irréguliers. Cela apporterait certes de notables améliorations, notamment en termes de sécurité et de droits des migrants, mais conserverait l’inégalité au centre même de la politique migratoire et ne protégerait pas les migrants contre l’irrégularité.

C’est pourquoi, nous estimons que, partant d’un régime de libre circulation, il est important de viser à instaurer un régime de libre installation.

Cependant, la liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat, peut s’avérer un outil de précarisation et se retourner contre les objectifs et valeurs de dignité et d’égalité que nous défendons. Elle peut contribuer à l’affaiblissement du droit du travail et des droits sociaux et économiques en général en favorisant le dumping social. C’est pourquoi, nous appelons à ce que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égal et effectif des nationaux, des Européens et des migrants aux droits sociaux et économiques et d’application plus efficace et uniforme du droit du travail. C’est pourquoi, également, nous appelons à une unification vers le haut des statuts des travailleurs nationaux, européens et migrants et des droits dont ils jouissent et à une politique visant à une meilleure application de ces droits.

La mise en œuvre de ce qui précède ne peut pas avoir pour conséquence de précariser d’avantage les migrants. Cela implique notamment :

– que les étrangers bénéficient d’un accès au marché du travail salarié et indépendant dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux,
– que les inspections sur le lieu de travail soient complètement séparées de toute fonction relative au contrôle des migrations et en particulier que les agents des services d’immigration en soient absents et que le rôle des forces de l’ordre qui y participent se limite expressément à la sécurité des biens et personnes présents,
– que les travailleurs aient, quel que soit leur statut ou leur situation administrative, accès à des moyens effectifs de faire valoir leurs droits et en particulier, d’une part, que des pare-feu soient mis en place afin que les travailleurs migrants faisant valoir leurs droits, par exemple en matière de travail, n’aient pas à craindre, ce faisant, d’être détenus en centre fermé ou expulsés, et, d’autre part, que leur séjour soit adéquatement protégé en cas de litige,
– que le fait de perdre son emploi ne soit pas, en soi, un motif suffisant pour perdre son titre de séjour,
– que le travail sans autorisation ne soit plus considéré comme une atteinte à l’ordre public.

La liste ci-dessus ne se veut pas exhaustive. De manière générale, nous appelons à ce que l’amélioration de l’égalité entre migrants, citoyens de l’Union européenne et nationaux se déroule selon une logique et un calendrier de nature à assurer une amélioration générale et effective des droits et en particulier de ceux des migrants.

Nous estimons que lier le droit de séjour à la condition de travail contribue à la précarisation des personnes migrantes et à l’abaissement général des normes en ce que cela pousse ces personnes à la docilité à l’égard de leurs employeurs ou donneurs d’ordres. Un tel lien n’est en outre pas nécessaire pour garantir que les migrations ne sollicitent pas exagérément les finances publiques, d’une part, pour les raisons évoquées plus haut en matière de contribution générale des migrants à l’économie et, d’autre part, parce que des politiques plus respectueuses des droits, et portant par exemple sur l’intégration professionnelle, la reconnaissance des diplômes, la protection de la rémunération, l’accès au marché du travail et autres, peuvent offrir cette garantie.

Nous sommes conscients que le présent texte laisse en suspend de nombreuses questions. Sa seule fonction est de poser quelques principes de base et de servir de jalon dans un processus intellectuel et politique de plus grande ampleur, visant à en définir et à en mettre en œuvre les modalités concrètes. La liberté de circulation est ici considérée comme un outil de changement social au profit d’un modèle de société plus juste et plus équitable.

Nous estimons de la plus haute importance de définir un cadre de politique générale, tant au niveau européen que national, apte à permettre de gérer au mieux les conséquences, tant bénéfiques que problématiques, des migrations, à instaurer un dialogue franc et ouvert sur ces questions et notamment à garantir que les libertés de circulation et d’installation soient des options réalistes et contribuent à une amélioration générale, non seulement pour les migrants, mais aussi pour les communautés d’origine et d’accueil. Un tel cadre devra tenir compte du rôle joué actuellement par le travail informel et précarisé des migrants comme élément structurel de notre économie et viser à mettre en place les mesures utiles pour que les besoins légitimes actuellement satisfaits par le truchement de la précarisation des migrants le soient par des voies respectueuses de leurs droits. Il devra également apporter des réponses à la question de l’accès à la sécurité sociale des personnes exerçant le droit de libre circulation.

Nous nous engageons à contribuer activement à ce processus intellectuel, politique et juridique.

Dans la même catégorie

Share This