LEVÉE DU SECRET PROFESSIONNEL : UN PAS DE PLUS VERS UNE SOCIÉTÉ DE LA DÉLATION

par | BLE, MARS 2017, Social

Le secret professionnel dans le secteur social, et plus particulièrement dans les CPAS, se trouve en ce début d’année remis en question par un projet législatif qui suscite crainte et indignation de la part des travailleuses et travailleurs sociaux. Le monde associatif s’est levé pour exprimer son désaccord, l’inefficacité de ce dispositif, et ses intentions cachées relatives à la suspicion de fraude sociale. Les mesures étatiques d’instrumentalisation d’une éthique professionnelle (qui, rappelons-le, ne constitue pas un droit mais bien un devoir) ne sont pas nouvelles. Cette actualité n’est autre qu’une nouvelle manifestation de la déconsidération et de la criminalisation des personnes   en situation de précarité. Par extension, les personnes dont le métier est de leur venir en aide ne seraient rien d’autre que les agents bricoleurs d’un système gangréné par l’assistanat et la dangerosité délinquante.

Le secret professionnel est encadré par le Code Pénal et concerne “les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sages-femmes et toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie, hors le cas où ils sont appelés à rendre témoignage en justice ou devant une commission d’enquête parlementaire et celui où la loi les oblige à faire connaître ces secrets, les auront révélés (…)” (art. 458).

La pertinence de cette parole gardée se situe à plusieurs niveaux. D’abord, et avant tout, il s’agit d’une disposition permettant la protection de la vie privée. S’adresser   à un professionnel de l’aide sociale et de la santé, c’est révéler ou manifester très directement des informations d’un ordre privé, voire intime. Il va de soi que la discrétion de ce dernier est une garantie indispensable pour toute personne se livrant à une demande d’aide. Ensuite, le secret professionnel est également essentiel pour des professionnels qui exercent un métier basé sur une relation de confiance. Enfin, c’est la société toute entière qui trouve son intérêt en ce qu’une personne, quelle qu’elle soit, puisse obtenir une aide dans le respect de sa vie privée.[1]

La levée de ce secret est déjà prévue dans le cadre de témoignages en justice. De plus, l’obligation au secret est en conflit avec la notion d’assistance à personne en danger : “Sera puni (…) celui qui s’abstient de venir en aide ou de procurer une aide à une personne exposée à un péril grave, soit qu’il ait constaté par lui-même la situation de cette personne, soit que cette situation lui soit décrite par ceux qui sollicitent son intervention (…)” (art. 422bis).

Depuis 2011, l’article 458bis a été modifié et prévoit la levée du secret en cas de danger imminent ou actuel, réel et grave une personne mineure. Dans ce cas, le dépositaire du secret “peut, sans préjudice des obligations que lui impose l’article 422bis, en informer le Procureur du Roi, soit lorsqu’il existe un danger grave et imminent pour l’intégrité physique ou mentale du mineur ou de la personne vulnérable visée, et qu’elle n’est pas en mesure, seule ou avec l’aide de tiers, de protéger cette intégrité, soit lorsqu’il y a des indices d’un danger sérieux et réel que d’autres mineurs ou personnes vulnérables visées soient victimes des infractions prévues aux articles précités et qu’elle n’est pas  en mesure, seule ou avec l’aide de tiers, de protéger cette intégrité.” (art. 458bis). Notons qu’il s’agit bien là d’une autorisation de levée si la personne dépositaire n’est pas en mesure de protéger le mineur ou personne vulnérable en danger.

Concernant les exceptions, il faut sans doute encore évoquer le travail social sous mandat. L’exemple type est l’intervention, dans le secteur de l’Aide à la Jeunesse, sous mandat du Juge. Dans ce cas, les travailleurs sociaux sont tenus de transmettre les informations à propos desquelles ils sont mandatés, et aucune autre. Cette disposition est prévue par le Code de déontologie de l’Aide à la Jeunesse.

Enfin, pointons également une pratique usuelle du secteur social qui n’est pas encadrée légalement, et que l’on nomme secret professionnel partagé. Dans le cadre du travail en réseau, les intervenants sont parfois amenés à se rencontrer pour échanger autour d’une situation à problématiques multiples. Il revient alors   à chacun de révéler ce qui semble pertinent pour la coordination, et rien d’autre. On peut sans doute déplorer que bien trop souvent les travailleurs et travailleuses communiquent, même dans une intention clinque certaine, des informations à caractère privé qui s’avèrent, in fine, peu utiles pour le suivi social.

En résumé, aujourd’hui, la seule disposition qui oblige la rupture du secret professionnel est celle d’un témoignage en justice. Elle nécessite donc une demande précise de la part d’un juge ou d’un procureur.

La proposition de loi de la N-VA en revanche est d’une autre nature. Elle fut d’abord recalée en octobre 2016 par le Conseil d’État et une nouvelle version vient d’être approuvée au sein de la Commission “attentats” par la majorité et le cdH. L’opposition, quant à elle, a voté contre.

La loi à l’étude prévoit, d’une part, l’obligation faite aux institutions sociales de fournir au Procureur du Roi toutes les informations que ce dernier juge utiles dans le cadre d’une enquête terroriste et, d’autre part, une obligation d’information active dans le cas où un travailleur social prendrait connaissance d’indices sérieux indiquant un risque terroriste.

Les réactions ne se sont pas faites attendre. Présidents de CPAS, AlterEchos, Guide Social, mouvements d’éducation populaire, Réseau Wallon de Lutte contre la pauvreté, Hautes Ecoles sociales, recteur de l’ULB… se sont levés pour faire entendre leur voix. Et ont mis en avant de nombreux arguments.

Pour commencer, il a fallu rappeler, et à de nombreuses reprises, que le secret professionnel est constitutif du travail social.  Il est “la loi du silence qui libère la parole” selon Lucien Nouwynck. Christine  Mahy et Jean Blairon résument alors la problématique ainsi : “il  faut  désormais  aussi se demander ce que va libérer la parole sociale qui aura produit le silence des gens en difficulté : qui se confiera à un travailleur social qui aura le devoir de communiquer des soupçons ? Quelles seront les conséquences de ce refoulement général ?”.[2]

De plus, le cadre législatif, comme décrit plus haut, semble déjà largement étayé de dérogations. Le délit terroriste entre videment sous le coup de l’article 422bis et peut s’appliquer au 458. Pourquoi dès lors prévoir une législation spécifique ? Georges Dallemage, député cdH et membre de la Commission “attentats”, invité sur La Première, nous explique que cette proposition est le résultat d’un seul CPAS, celui de Bruxelles-Ville, qui a “refusé de coopérer” dans le cadre d’une enquête terroriste. On est en droit de se poser dès lors la question de la proportionnalité de la réponse législative…

Autre inquiétude, et non des moindres, celle de l’obligation active de renseignement pour tout employé des services sociaux qui aurait à sa connaissance des indices sérieux de danger terroriste. Il ne s’agit donc plus ici de lever le secret professionnel mais de contraindre à une veille active (sans sanction prévue, nous assure- t-on). Qu’est-ce qu’un indice sérieux ? Comment repérer une radicalisation qui mènerait à un potentiel passage à l’acte ? De cela, aucun des défenseurs de cette proposition de loi ne dit mot.

Au passage, on peut se demander s’il est imaginable qu’une personne, quelle qu’elle soit, détentrice d’informations aussi graves, ne s’en livre pas aux autorités compétentes ? Les travailleurs sociaux seraient-ils de dangereux idéologues rigides retirés et insensibles aux réalités que notre pays a traversé le 22 mars dernier ?

Dans une perspective anticipatrice, il faut sans doute revenir sur la notion d’obligation active dans le corpus législatif. Les défenseurs de la loi répètent à l’envi qu’elle ne concerne que les actes terroristes. Mais, en marge, Willy Borsu (MR) ne cache pas son désir de l’étendre à la fraude sociale, non sans rappeler les propos du Procureur du Roi Yohan Delmulle qui accusait cet été les assistants sociaux du CPAS de protéger les djihadistes et les fraudeurs sociaux.

Issue de la Commission “attentats”, cette proposition de loi fait donc, encore une fois et parmi d’autres, fonction de mesure cosmétique dans la lutte contre le terrorisme : inefficace et contre-productive. Cheval de Troie pour certains, elle représente en effet un signal de ce qu’elle peut ouvrir comme champ d’instrumentalisation des travailleurs sociaux à des fins sécuritaires et de dénaturalisation des métiers du social au profit d’une culture de la délation. Aujourd’hui, et plus que jamais, c’est bien une conception sociétale de l’aide sociale et de l’assistance qu’il s’agit de protéger  et de revendiquer.


[1] Lire à ce sujet la brochure de la Coordination  Local Drogues Bruxelles : “Une approche de la notion de secret professionnel. Repères et balises”, disponible sur Internet.

[2] Christine Mahy et Jean Blairon, “Radicalisation de la guerre faite au travail social : pourquoi ?”, Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, février 2017, URL : www.intermag.be/588.

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