Il est d’usage pour introduire un article d’annoncer et de clarifier ce dont nous allons parler.
Pour ce faire, les mots choisis ont toute leur importance puisqu’ils sont les outils avec lesquels un point de vue, une pensée va pouvoir se déployer.
Il s’agit donc d’aborder la notion de précarité. Pour Le Robert, est précaire ce « dont l’avenir, la durée, la stabilité ne sont pas assurés ». Le Larousse envoie pour sa part une définition plus lapidaire : « Qui n’a rien de stable » et nous indique entre autres synonymes « vulnérables » que nous retiendrons entre boiteux et fugitif.
Le Littré quant à lui, définit le précaire comme « Qui ne s’exerce que par permission, que par tolérance, avec dépendance ». Le même Littré en précise l’étymologie : « du lat. precarius, de prex, precis, prière : obtenu par prière. » Voilà pour une introduction sémantique aux reflets laïques.
Heureusement pour votre lecture, on ne m’a pas demandé un précis de sémantique ou d’étymologie, mais d’aborder un sujet spécifique : la précarité des jeunes bruxellois face au logement et plus particulièrement, les « Jeunes vulnérables : les oubliés du logement ». Entre ces derniers guillemets se trouve exactement le nom donné à un colloque organisé en décembre 2023.[1]
Plus exactement, il faudrait parler de jeunes en situation de vulnérabilité. Puisqu’en toute logique la précarité ne devrait pas pouvoir être pérenne, mais correspondre à un moment donné de l’existence. C’est en tout cas la manière dont les professionnels qui les accompagnent préfèrent parler de ces jeunes aux parcours accidentés, mais qui ont la vie devant eux.
Ce sujet, l’accès au logement des jeunes en situation de vulnérabilité, est l’objet social de l’asbl Capuche…
Les acteurs de terrains se mobilisent pour mettre en place des solutions
Capuche est créée fin 2016, des acteurs issus du secteur de l’Aide à la jeunesse pour « impulser des dynamiques positives en matière d’aide au logement pour les jeunes de 16 à 25 ans ».[2]
Dès 2017, un Fonds de garantie locative a été mis en place. Ce fonds garde toute sa pertinence et a un impact direct dans l’accès effectif des jeunes au logement. Plus de 60 jeunes sont actuellement en logement grâce à l’intervention directe de ce fonds. Et davantage ont été orientés vers des dispositifs existants auxquels ils pouvaient prétendre.
En 2021, un premier projet immobilier aboutit à la mise à disposition d’une maison de 5 appartements destinés à accueillir pour des périodes de douze mois en moyenne des jeunes accompagnés par des services membres. Il s’agit de « logements tremplins » qui sont à la fois une solution de logement concrète et autonome et un projet éducatif. Il s’agit donc d’une étape vers un logement pérenne et la vie « adulte ».
Jusque décembre 2022, l’asbl qui compte alors une dizaine d’associations membres a fonctionné sur l’énergie et la détermination du CA et de ses bénévoles, tant dans la gestion de la structure que pour la gestion du fonds de garantie locative. C’est donc il y a à peine un an que Capuche a bénéficié d’un financement capabled’embaucher un, puis deux et prochainement trois permanents. Des emplois qui restent jusqu’à ce jour excessivement précaires, tant ils sont soumis aux aléas des financements et des arbitrages budgétaires.
Capuche c’est avant tout la vivacité de ses membres dont la plupart ont développé des projets de logements » tremplins » soit en partenariat soit de manière autonome.
Des « Kot Autonomes Provisoires » (KAP) du CEMO[3], à la « Coloc’ » de Autrement-Dit[4], Capuche est avant tout portée par la vivacité de ses membres.
Reste que, ces solutions « tremplins » ne donnent aucune garantie sur l’accès à un logement pérenne. Il n’existe aucun accès garanti tant sur le marché privé que dans le logement social ou à finalité sociale.
C’est donc « de là » que j’écris cet article qui a pour ambition de mettre un peu de lumière sur une forme de précarité trop souvent iatrogène et un angle (presque) mort des politiques publiques bruxelloises.
Iatrogène ?
« Se dit d’une manifestation pathologique due à un acte médical », par extension on peut parler de « iatrogénèse sociale » et pour le dire autrement, c’est le moment ou une institution qui voulant prendre soin produit in fine une blessure, une négligence.
Au regard des situations concrètes que rencontre chaque jour Capuche et son réseau, à savoir ces jeunes gens encore mineurs ou juste devenu majeurs qui sont confrontés à l’absence de solution de logement, alors que dans la majorité des cas ils ont été pris en charge par l’Aide à la jeunesse, on doit poser ce constat indigne, nos institutions — ici l’aide et la protection de la jeunesse — produisent de la précarité. De nombreux jeunes dit « en errance » ne sont pourtant pas pris en charge par l’Aide à la jeunesse. Mais on peut se demander qui irait demander de l’aide à une institution, sachant qu’il faudra attendre plus d’un an avant qu’une mesure soit prise. Et que lorsqu’une mesure est prise elle sera souvent inadaptée. Inadaptée en raison de la latence entre la demande et la réponse, mais aussi en raison du manque structurel de moyens du secteur et de l’absence de solution de logement à la sortie.
Précarité au berceau
Le principe énoncé dans « Le Code » de l’Aide à la jeunesse est de permettre à l’enfant ou au jeune de se développer dans des conditions d’égalité des chances en vue de son accession à une vie conforme à la dignité humaine.[5]
D’après l’UNICEF (2023), en Région Bruxelles-Capitale, 4 enfants sur 10 grandissent dans la pauvreté. Contre 1 sur 4 en Wallonie et 1 sur 10 en Flandre. La pauvreté n’est pas la précarité, mais elle en est un déterminant.
Les études produites par des ONG, des académiques ou des agences gouvernementales depuis des lustres se suivent et se ressemblent. Ces études ont depuis longtemps établi les liens structurels entre la pauvreté et les différents aspects d’une trajectoire de vie dans notre société. La réussite ou l’échec scolaire, la santé, le logement, la prison, j’en passe et des pires.
Ne retenons ici que la corrélation entre ouverture d’un dossier par les services d’Aide à la jeunesse et pauvreté. En théorie, la pauvreté n’est pas en soi un motif de prise en charge d’un enfant par les services AAJ. Dans les faits, et c’est là le constat de l’actuel Délégué Général aux Droits de l’Enfant (DGDE) et de son prédécesseur : la pauvreté est le facteur principal des interventions.[6] Par intervention, il faut comprendre l’arsenal de mesures prévu par le code de la prévention, de l’Aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse de 2018. Mesures qui comportent en dernier recours l’écartement du milieu de vie, c’est-à-dire le « placement ».
Solaÿman Laqdim, l’actuel DGDE indique dans son rapport annuel que « force est de constater que les familles en situation de pauvreté constituent toujours la majorité des dossiers ouverts en aide volontaire et en aide contrainte ».
Bref, la majorité des enfants écartés de leur milieu familial et pris en charge par la société à travers les services d’aide et de protection de la jeunesse le sont notamment en raison de la pauvreté et de la précarité de leur famille.
La précarité d’un secteur
En 2023, l’ensemble des acteurs de l’institution de l’aide et de protection de la jeunesse de la Fédération Wallonie Bruxelles sont descendus dans la rue et cela devrait se poursuivre en 2024. Personnel de l’administration, des services agréés, magistrats, avocats, intervenants sociaux de toutes sortes ont crié sous les fenêtres du gouvernement pour faire entendre le dramatique dysfonctionnement de l’institution. Ce dysfonctionnement s’illustre par les listes d’attentes sur lesquelles des milliers d’enfants en grandes difficultés languissent dans l’espoir d’une prise en charge appropriée.
Si ce mouvement est né à son origine dans l’arrondissement de Bruxelles, ce n’est pas sans raison. La situation y est pire qu’ailleurs, mais comme une double peine infligée à ces enfants bruxellois, lorsque le moment sera venu de s’émanciper de l’institution qui les a pris en charge, ils devront trouver à grande peine un moyen de se loger dans leur ville. Certes, des dispositifs de « mise en autonomie » existent, mais sans accès facilité au logement.[7]
La fabrique de la précarité :
Si l’on appréhende le problème avec un autre prisme, celui du « sans-abrisme » ou du « sans-chez-soi-isme », en se basant sur les observations de Bruss’Help [8], on peut faire une estimation du nombre de mineurs qui vivent « sans chez-soi » à Bruxelles. Une estimation seulement, mais qui nous donne une indication de l’ampleur de la situation. Une autre estimation, sur base des données récoltées dans d’autres villes belges ou européennes, nous donne une idée du nombre de personnes « sans-chez-soi » qui sont issues des institutions de l’Aide à la jeunesse.
On estime donc approximativement le nombre de mineurs à 2000. Et la proportion ayant été prise en charge par l’aide et la protection de la jeunesse entre 10 % et 30 %.6
Il s’agit d’estimation, car il n’existe pas d’enquêtes factuelles précisément consacrées à cet enjeu sur le territoire Bruxellois. De plus, le nombre de jeunes majeurs nous occupe tout autant que les « vieux mineurs ». Néanmoins, nous pouvons donc opérer un calcul simple et prudent et avancer un nombre compris entre 200 et 600.
Précarité des intervenants sociaux et initiatives de terrain.
Dans ces conditions, le travail des intervenants sociaux relève au mieux du bricolage [9], au pire de la complicité avec des options pas forcément légales et le plus souvent à l’impuissance. Ce sentiment pèse lourdement sur les travailleurs sociaux qui n’ont que rarement une solution de logement à proposer en réponse aux besoins des jeunes accompagnés.
Faute d’accès facilité, la quête de logement, lorsqu’elle aboutit, peut prendre de 6 à 8 mois. C’est très long, et cela produit une forme extrême de précarité qui accroît considérablement les risques de l’existence. Le travail social peut-être perçu comme inutile car sans « bénéfices » pour les personnes accompagnées.
C’est pour ne pas céder à cette impuissance qu’un certain nombre de services bruxellois agréés par l’Aide à la jeunesse, développent des solutions de logements pour leurs bénéficiaires afin qu’ils puissent poser leurs valises et mener leur quête de logement… en étant logés.
Ces initiatives, le plus souvent portées par les travailleurs ne suffisent pas à mettre en place une solution qui soit structurelle. C’est là que nous revenons à l’asbl Capuche qui a l’audacieuse ambition de développer à la fois des solutions « de terrain » et de contribuer à co-développer des solutions structurelles avec les pouvoirs publics et le monde associatif.
Il existe pourtant un consensus et des solutions !
Au niveau européen, la déclaration de Lisbonne de 2021 visant à mettre fin au sans-abrisme en 2030 énonce 5 priorités, parmi lesquelles, l’octroi d’un logement aux personnes sortant d’une institution et d’un logement de transit.
La même année, le parlement francophone de Bruxelles établit une liste de 46 recommandations pour lutter contre le phénomène de jeunes en errance.
Au niveau de la fédération Wallonie Bruxelles, le mémorandum 2024 du DGDE propose 12 pistes d’actions concrètes qui résonnent particulièrement avec les axes de travail de Capuche asbl.
Tout récemment dans le cadre de la présidence belge du Conseil de l’Union Européenne, à la suite de la déclaration de Lisbonne*, les ministres fédéraux et des entités fédérées ont insisté avec leurs collègues européens sur la nécessité de développer des programmes « Housing First For Youth » (HF4Y).
Ces programmes inspirés par l’expérience canadienne « Un chez-soi d’abord pour les jeunes » se multiplient en Europe et notamment dans les grandes villes voisines que sont Paris, Amsterdam ou Lille. De tels projets se développent d’ailleurs en Belgique, particulièrement en Flandre. Mais peinent à émerger en rRégion bruxelloise.
Pour être effectif, un projet HF4Y doit reposer sur une coalition alliant l’ensemble des acteurs concernés. Les secteurs de la santé, de l’Aide à la jeunesse, du logement, de l’éducation, de l’emploi, au niveau du travail de terrain, des administrations et du personnel politique doivent se concerter et développer ensemble des stratégies. Ce type de coalitions, nommées « A Way Home » fait ses preuves dans d’autres régions, et sont reprises dans les recommandations du DGDE et des députés bruxellois.
Mais force est de constater que c’est particulièrement complexe à mettre en œuvre sur le terrain bruxellois. Pour cause le nombre d’interlocuteurs à mobiliser est particulièrement énorme. 7 gouvernements, 19 communes, 24 agences immobilières sociales, 16 sociétés de logements sociaux, plus de 75 services d’aide à la jeunesse du seul côté francophone. Ce qui nous donne une idée de la difficulté à mettre en place une telle coalition. Un premier pas serait de financer une telle coalition afin que cela ne pèse pas sur le temps de travail des intervenants sociaux déjà trop souvent débordés.
À défaut de pouvoir s’appuyer sur une coalition régionale, l’asbl Capuche réunit déjà une dizaine d’associations qu’elles soient mandatées ou non, résidentielles ou d’accompagnement dans le milieu de vie. C’est à cette échelle et en s’appuyant sur l’existant que nous développons un programme de « Logement d’abord pour les jeunes ».[10]
En conclusion
La précarité des « jeunes en situations de vulnérabilité », qu’ils aient été pris en charge par l’AAJ ou pas, est une entorse aux droits de l’enfant. Ces « jeunes » sont d’abord des enfants, ils relèvent de la responsabilité de la société dans son ensemble et de l’état qui a l’obligation d’assurer leurs besoins.[11]
Face à la précarité, et au precarius qui renvoie les nécessiteux à la prière, il y a le droit des enfants à grandir dans des conditions dignes. La mise en œuvre de ces droits dépend de la seule volonté politique de la société et de ses mandataires politiques.
[1] Colloque organisé par l’asbl Solidarité Logement avec le Centre d’Action Laïque, service de la prévention de Bruxelles (FWB), ABAKA (PEP), SOS Jeunes (AMO), le CEMO (AMO) et Capuche asbl.
[2] ABAKA, SOS Jeunes, Solidarité Logement et des personnes physiques.
[3] https://www.cemoasbl.be/kap/
[4] https://www.autrement-dit.be/la-colloc/
[5] Article 1er.Les droits et les obligations suivants s’appliquent de manière générale :
1 ° La politique de prévention est une priorité. L’accent est mis sur la prévention spécialisée, en concertation et complémentairement aux autres dispositifs de prévention mis en place au sein de la Communauté française ou dépendant d’autres autorités compétentes.
2 ° L’aide et la protection spécialisée sont complémentaire et supplétive à l’aide sociale générale.
3 ° Les enfants, les jeunes et leur famille ont droit à la prévention, à l’aide et à la protection spécialisées organisées dans le cadre du présent code. Elles tendent à permettre à l’enfant ou au jeune de se développer dans des conditions d’égalité des chances en vue de son accession à une vie conforme à la dignité humaine.
[6] « Droits de l’enfant et pauvreté : après le super AS, le révolté sans tabou » in Alter Echos 16-11-2009
[7] AIDE À LA JEUNESSE ET MISE EN AUTONOMIE À BRUXELLES : DÉLOGER UNE DISCRIMINATION « Bruxelles Laïque Echos » BLE, Education, MARS 2022,
[8] Acteur de référence dans la coordination des dispositifs d’aide d’urgence et d’insertion aux personnes sans-abri en Région de Bruxelles-Capitale.
[9] « En Quête de Sens – Libre ensemble » émission du 21/01/24 https://www.laicite.be/libres-ensemble
[10] https://housingfirsteurope.eu/wp-content/uploads/2022/09/HF4Y-Europe_manual-FR_Sept_2020.pdf
[11] Convention international des droit de l’enfant article 27-3. Les Etats parties adoptent les mesures appropriées, compte tenu des conditions nationales et dans la mesure de leurs moyens, pour aider les parents et autres personnes ayant la charge de l’enfant à mettre en œuvre ce droit et offrent, en cas de besoin, une assistance matérielle et des programmes d’appui, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement et le logement.