LE POLITIQUE ET LA SOCIALE : DIVORCE OU ENTERREMENT ?

par | BLE, MARS 2017, Politique, Social

Approfondissement inouï des écarts de richesses et de privilèges, disproportion entre les mesures destinées à grappiller quelques oboles dans l’aumône publique et celles qui tolèrent, dépénalisent et encouragent l’évasion vers les artifices des paradis fiscaux, financement en voie d’extinction de la sécurité sociale, réponses répressives ou caritatives à l’inflation de la précarité, travail social entre contraintes et contrôles… Ce à quoi nous assistons aujourd’hui ne fait qu’exacerber une tendance amorcée au tournant des années 80 du siècle passé. Lent travail d’érosion du vent néolibéral ou tempête traumatique post guerre froide, il semble qu’on ait oublié ou enterré les fondements et les finalités des politiques sociales.

DÉFINITIONS

Une définition des politiques sociales que l’on peut estimer suffisamment universelle ou peu partisane se trouve dans l’Encyclopédie Larousse : “Ensemble des interventions de l’État  pour  substituer  à la répartition primaire des revenus une redistribution plus favorable à la réduction des inégalités”. Par des actions de régulation, de redistribution, de protection et d’éducation, elles visent à mettre en œuvre concrètement une série de droits sociaux qui concourent au respect de la dignité de chacun et à augmenter le bien-être global de la société.

En Belgique, l’ensemble des législations et des interventions sociales sont censées se référer à l’article 23 de la Constitution qui garantit à chacun “le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine” à travers :

1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective ;

2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique ;

3° le droit à un logement décent ;

4° le droit à la protection d’un environnement sain ;

5° le droit à l’épanouissement culturel et social ;

6° le droit aux prestations familiales.

DÉLITEMENTS

Le modèle social européen, qui connut ses heures de gloire entre 1945 et 1975, traverse aujourd’hui une crise à répétitions. Les paramètres à partir desquels ce système a été construit et a fonctionné ont fortement changé. Du côté de la démographie, nous sommes passés du baby-boom d’après-guerre à une chute de la natalité et au vieillissement de la population. Du côté de la production, nous sommes passés du fordisme (production à la chaîne et standardisée) au toyotisme (production à flux tendus et sur mesure) avec son lot de segmentation, de flexibilisation et de précarisation du travail. Du côté de l’économie, nous sommes passés de l’industrialisation, de la consommation de masse et de la croissance illimitée à la financiarisation, l’épuisement des ressources fossiles et la stagflation (inflation sans croissance). Du côté social, nous sommes passés du plein emploi au chômage endémique.

Face à cette crise de la sécurité sociale, au lieu d’avoir l’ambition de chercher un nouveau système de financement de la solidarité institutionnelle, la plupart des responsables politiques se restreint à réduire très maladroitement les dépenses, là où ça fait le plus mal socialement sans rapporter des millions : dans le remboursement des frais de santé, dans les allocations sociales, dans l’aide juridique, dans les subventions des associations de terrain[1]… Alors que les économies réalisées de la sorte ne représentent que quelques miettes du déficit public, les mêmes gouvernements permettent aux richesses produites, accaparées ou circulant sur le territoire de s’évader fiscalement par milliards à coups d’exonérations, d’intérêts notionnels, de transactions pénales et de déclarations libératoires uniques.

Outre les coûts qu’on réduit au bas de l’échelle et les recettes qui s’envolent vers d’autres cieux, ce sont les pilastres des politiques sociales d’après-guerre – les services publics – qu’on liquide ou abandonne à la loi de la jungle économique et quelques-uns de leurs acquis qu’on détricote : pensions, jour de repos dominical, semaine de 38h…

On nous rétorquera que tout cela s’inscrit dans le cadre d’un nouveau modèle : l’État social actif. Nous doutons que celui-ci constitue en soi un modèle de politique sociale. D’une part, il ne propose pas de nouveau système collectif de prélèvement et de redistribution à la hauteur des évolutions démographiques et productives mentionnées. D’autre part, il démantèle toutes les ressources et tissus sociaux  sur lesquels les individus en difficulté pouvaient s’appuyer pour rebondir et leur demande, à ces individus, de s’activer, de devenir entrepreneurs de leur sortie de la dèche, les culpabilise et les sanctionne s’ils n’y réussissent pas. Refaire peser sur l’individu seul la responsabilité des accidents du chemin, c’est l’exact  opposé  des politiques sociales qui sont nées avec les premières ébauches de socialisation, c’est-à-dire de prise en charge collective, des risques et des contrariétés de l’existence.

ÉVITEMENTS

Aux politiques sociales, nos gouvernements préfèrent trois évitements qui n’en sont qu’un : l’action répressive, cosmétique et caritative.

Dans cette idée de responsabilisation individuelle des écarts de parcours, nombre de mesures répriment la misère sociale. Au lieu de lutter contre la pauvreté, on lutte contre les pauvres ou les presque pauvres, on les pressurise, on les punit, on les emprisonne. C’est ce que les criminologues, notamment Philippe Mary et Yves Cartuyvels, nomment la pénalisation du social.

Parmi les dispositifs récents de cette guerre aux précaires, il y bien sûr le contrôle intensifié des chômeurs et l’exclusion d’une part d’entre eux de leurs droits aux allocations d’attente ou de remplacement. La régionalisation des contrôles, depuis janvier 2016, n’a rien changé à l’esprit suspicieux et répressif. Le Forem, par exemple, se vante de faire aussi bien que l’Onem précédemment : en regroupant toutes les catégories d’inscrits au chômage, il a contrôlé plus de 100 000 personnes en 2016, prononcé 18% d’évaluation négative chez les jeunes en stage d’attente et 38 % chez les bénéficiaires d’allocations de chômage ou d’insertion ; des suspensions ou suppressions d’allocation ont été imposées à près de 4500 personnes.[2]

A moins de trouver subitement un emploi convenable qu’ils ne trouvaient pas la veille et qui du reste existe peu, les exclus du chômage iront quémander une aide au CPAS. Là, on les “invitera” à signer un Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) dans lequel ils s’engageront à rechercher activement de l’emploi, à se former, à se montrer disponibles en permanence pour une éventuelle activation et à ne pas combler les fins de mois difficiles par de la débrouillardise et des combines solidaires non prévues par le contrat. Cette mesure existait déjà pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans. Elle est désormais généralisée à tous les nouveaux bénéficiaires du revenu d’intégration sociale. Les travailleurs sociaux qui accompagnent les personnes fragilisées savent que lorsqu’elles se présentent au CPAS, elles sont sous pression – de l’administration ou du ventre qui crie famine – et ne disposent pas toujours des moyens nécessaires pour comprendre ou refuser ce qu’on leur propose.[3] S’ils ne se souviennent pas des devoirs qu’ils ont contractés, une enquête sociale, une visite domiciliaire, un contrôle systématique des dépenses énergétiques via les fournisseurs, le croisement des données entre CPAS via le Rapport social électronique et la Banque carrefour de sécurité sociale, un peu de délation (bientôt encouragée par la levée du secret professionnel des assistants sociaux ?)…  permettront de vérifier à leur insu le respect des engagements. En cas de manquement, les allocataires seront sanctionnés et, après l’un ou l’autre avertissement, leur revenu d’intégration sera suspendu durant un mois (trois en cas de récidive).

Dans le cadre de ce PIIS, le CPAS pourra proposer à ses usagers d’effectuer un service communautaire, autrement dit un travail non rémunéré utile à la fois à la société et à l’individu qui prouvera ainsi sa disposition au travail. Ce service pourra être presté auprès de la commune, d’une administration, d’un centre culturel, du CPAS, d’une association… Bruxelles Laïque ne profitera pas de cette main d’œuvre gratuite et a signé l’Appel au boycott du service communautaire.[4] Outre que ce travail forcé constituera une concurrence déloyale avec les emplois précaires, il évoque aussi les peines d’intérêt  général pour les condamnés de droit commun, comme si les allocataires sociaux devaient être punis pour leur misère ou leur manque d’activation. Pénalisation du social, disions-nous…

Une fois qu’ils seront  exclus du CPAS  ou auront refusé de se plier à ses humiliations, les miséreux se retrouveront à la rue et leur présence sera criminalisée par des sanctions administratives ou autres arrêtés communaux anti-mendicité qui contournent la dépénalisation du vagabondage et de la mendicité depuis la loi du 12 janvier1993.[5] Notons que, suite à l’entrée en vigueur de cette loi, le dépôt  de mendicité de Merksplas a été recyclé en centre fermé pour étrangers. La chasse aux sans-papiers s’inscrit pleinement dans cette tendance à criminalisation de la question sociale. La chasse aux terroristes au sein des CPAS par la levée du secret professionnel va encore un peu plus loin…

Toutes ces mesures de contrôle et de sanction se justifient au nom de ceux qui abusent de notre système social : les profiteurs, les fainéants, les mendiants, les chômeurs qui ne cherchent pas, les assistés qui ne s’activent pas, les faux réfugiés, les assistants sociaux qui ne collaborent pas… Tous les acteurs de terrain savent que, si des abus existent, ils demeurent minoritaires au sein des populations concernées dont la majorité s’acharne et s’échine à sortir de sa situation de dépendance. Ainsi, en réaction à quelques exceptions, s’installent des dispositifs répressifs qui s’appliquent à tous, deviennent la règle et dévoient les institutions sociales de leurs finalités et principes déontologiques. Imagine-t-on, pour lutter contre la fraude fiscale, soumettre tous les contribuables à des rendez-vous réguliers cher leur contrôleur, à la signature d’un projet individualisé d’honnêteté fiscale, à la consultation de tous leurs comptes bancaires, à des visites patrimoniales, à des stages contraints au ministère des Finances en cas de non-respect des engagements ?

Toutes ces mesures ont des conséquences dramatiques, humiliantes, désespérantes sur l’existence des personnes qui les subissent. Néanmoins, au regard de leurs prétentions, elles se révèlent davantage cosmétiques et tape-à-l’œil que réellement efficaces voire fascisantes. Elles ne contribuent nullement, ou si peu, à la lutte contre la pauvreté, à l’intégration sociale ou à la mise à l’emploi… que du contraire. Elles donnent des (mauvais) signaux, culpabilisent les uns, rassurent les autres, laissent entendre que la situation est prise en main mais elles n’apportent aucune solution à  la question sociale. Même pas une solution finale : il n’est heureusement pas encore question de mettre au  pas  tous les chômeurs, d’astreindre tous les allocataires sociaux au travail forcé, d’enfermer tous les étrangers dans des camps  ou de déporter tous les mendiants hors des villes… Nettoyer les espaces publics aux heures d’affluence, éloigner de notre vue les problèmes sociaux qui dérangent, surexposer certains rebus pour détourner le regard d’autres champs de la société, passer sous silence la question sociale qui gronde… tels sont bien les remèdes proposés par cette cosmétique.

Une autre manière de passer la pommade et de ne pas se poser les bonnes questions consiste à jouer sur l’émotion, la charité et l’humanitaire.

Les interventions humanitaires répondent dans l’urgence à des situations de crises (guerre, catastrophe…). Elles ne se prononcent pas sur les origines du drame, elles se contentent de sauver les victimes. Elles n’agissent nullement sur des facteurs structurels qui pourraient empêcher la situation de se reproduire ; certains considèrent même qu’en limitant les dégâts, elles perpétuent les germes de l’horreur. Une part des prétendues politiques sociales actuelles se limitent à cette démarche humanitaire : elles assistent les victimes de l’inégalité sans interroger ni transformer les causes de celle-ci. De la sorte, elles laissent entendre que la pauvreté tombe du ciel comme un typhon et ignorent ou dissimulent les processus  et rapports sociaux qui l’engendre. Il est significatif que le Samu social et Médecins du Monde soient devenus des opérateurs essentiels de ces politiques sociales en Belgique.

En jouant sur le registre de l’émotion – compatissante, culpabilisante ou alarmante – cette option humanitaire semble avoir l’avantage de toucher plus facilement l’opinion publique qui, quand elle ne condamne pas les salauds de fainéants, s’apitoie sur les pauvres victimes de la misère, de la mer ou du froid. C’est, en effet, toujours à l’approche de l’hiver que la grande précarité préoccupe les pouvoirs publics, les médias et l’opinion. Du coup, des subsides sont débloqués, des plans d’urgence déployés, des récoltes de fonds, de vivres ou de couvertures organisées… Peut-être parce que le froid est  la seule chose que nous pouvons partager avec un sans-abri et que personne n’est responsable de la météo. “Le froid a bon dos” mais ce n’est  pas  de  froid que meurent les gens, c’est de  n’avoir pas “accès aux services répondant à des besoins vitaux”, souligne Chahr Hadji dans une virulente critique de cette  “politique du thermomètre”. Comme si en été, les pauvres et les sans-abris n’avaient pas autant de problèmes et de besoins. “Les difficultés d’accès à des centres d’hébergement saturés et le peu de moyen d’accès au logement se rencontrent toute l’année. Il faut prêter attention aux mots qui sont utilisés : en hiver on assiste les sans-abri, on parle de dignité  humaine, de femmes, d’enfants, de familles à la rue, de victimes. Le terme sans-abri fait par ailleurs appel à la compassion. En été, ces mots sont abandonnés au profit d’un vocabulaire stigmatisant visant l’exclusion. On y parle de mendiants, de fauteurs de trouble, de toxicomanes, d’alcooliques qui agresseraient les passants, des désagréments supposés ou réels causés aux commerçants, aux citoyens.”[6]

Réaction aussi émotionnelle qu’éphémère, focalisation sur les victimes, diversion quant aux responsabilités politiques et sociales se retrouvent également au cœur des grandes opérations caritatives médiatiques, telles que “Viva for life”. Ce Charity-business, avec ses paillettes, ses stars, ses galas, ses fêtes et ses défis s’avère en outre obscène, inconvenant et insultant pour ceux qui travaillent tous les jours sur le terrain à faire reculer les inégalités. C’est à se demander à qui profite l’entreprise : aux associations qui recevront quelques dons, aux sales pauvres dont elles s’occupent, aux belles âmes  qui lavent leur conscience en donnant et se donnant pour la cause, aux médias et vedettes qui explosent leurs audimats ou aux politiques qui se dédouanent de leur démission et ont le culot d’offrir un chèque de 150 000 euros après avoir effectué des coupes claires de millions d’euros dans les politiques sociales et les subsides associatifs ? Et comme les dons sont déductibles fiscalement, cela fera encore un peu moins d’argent dans les caisses de l’État pour financer des solutions structurelles…[7]

RENFORCEMENTS

Or, derrière des urgences criantes, ce sont bien de solutions structurelles et radicales, de réponses cohérentes et durables dont nous avons besoin. Les réactions dans l’urgence, telles des emplâtres sur une jambe de bois, ne servent souvent qu’à déplacer le problème dans le temps ou dans l’espace, au risque de le décupler.[8]

Tout cela n’est pas nouveau mais atteint aujourd’hui des summums inégalés, avec les crises qui se répètent et s’approfondissent, avec aussi l’actuel gouvernement fédéral belge particulièrement odieux en la matière. Cela dit, cette évolution commune à toute l’Europe est sans doute moins due à de l’incompétence ou de la mauvaise volonté des élus qu’à une guerre que d’autres se sont organisés depuis longtemps pour manœuvrer d’abord discrètement jusqu’à la gagner et à pouvoir aujourd’hui pousser l’offensive décomplexée toujours plus loin. Les solutions structurelles à mettre en place pour changer la donne peuvent se développer graduellement à travers d’effectives politiques d’insertion, d’intégration, d’émancipation et de transformation sociale. Elles relèvent d’une politique globale, sociale, éducative, économique et fiscale. Elles requièrent de repenser un système de ponction, de cotisation et de redistribution qui tienne compte de l’évolution de la population, de la production, de la répartition du travail et des richesses. Elles nécessitent de repolitiser la question sociale, c’est-à-dire la réinscrire dans les rapports de forces socioéconomiques qui gouvernent la société et que le politique ne prétend plus réguler. Pour revenir  à nos définitions liminaires, selon l’économiste Alain Euzéby, “le social fait appel au politique pour corriger l’économique”. Le politique n’étant plus en mesure d’honorer cette convocation, nous sommes sommés de faire bouger les rapports de force qui  le paralyse, le phagocyte ou le discrédite.


[1] D’après le “Baromètre des associations 2016” publié par la Fondation Roi Baudouin : “1 association sur 4 a vu ses revenus diminuer en 2016, 1 sur 5 a rencontré des problèmes financiers et 17% de celles qui occupent du personnel permanent ont dû licencier en 2016” (disponible sur www. kbs-frb.be).

[2] Benoît Jacquemart, “Contrôle des chômeurs : la Wallonie tape dur! Voici les premiers chiffres…”, publié par Sudinfo.be le 22 février 2107.

[3] Voir notamment le travail remarquable de l’Association de défense des allocataires sociaux : www.ladas.be.

[4] Le texte qui fournit une critique plus détaillée de la mesure est consultable sur différents sites internet dont www.fdss.be et www.liguedh.be.

[5] Voir à ce sujet Jacques Fierens et Manuel Lambert “De l’inutilité de la répression de la mendicité : aspects historiques et juridiques” (Pauvérité, trimestriel du Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté, n°5) et l’interview de Chahr Hadji par la revue Ballast, mise en ligne le 10 février 2017 : “Remettre en question ce que peut supporter une société” (http://www. revue-ballast.fr/category/politique/temoignage/).

[6] Chahr Hadji, op. cit.

[7] Pour une analyse critique du dernier Viva for life, lisez Jean Blairon et Christine Mahy, “Bye bye pauvreté ? Analyse critique de la 4ème édition de “Viva for life””, Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, janvier 2017, URL : www.intermag.be/583. Plus légèrement, écoutez la chanson “L’aveugle” de Sarclo.

[8] Nous renvoyons à ce propos à notre dossier thématique du Festival des Libertés 2016 : “Urgences ?” (Bruxelles Laïque Échos, n°94, 3ème trimestre 2016).

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