OUVRIR L’ÉCONOMIE À SES SIGNIFICATIONS HISTORIQUES

par | BLE, DEC 2019, Economie

Le terme économie renvoie aujourd’hui spontanément à des notions telles que le marché, la production, la consommation, la capitalisation, voire le capitalisme lui-même, alors que ce vocable “économie”, et ses cooccurrences – “circulation”, “épargne”, “investissement”, “commerce”, “échange” – ont acquis dans l’histoire bien d’autres acceptions, d’autres significations, d’autres définitions que celle désormais exclusivement en usage. Durant des siècles, le mot “économie” s’est décliné dans une constellation d’expressions couvrant plusieurs disciplines scientifiques et pratiques culturelles. La biologie, les sciences de la nature, la logique, les mathématiques, la théologie, la sociologie, la science juridique, la critique littéraire, la linguistique ou la psychanalyse ont chacune développé leur économie. Ce terme a une multitude de sens que la “science économique” s’est employée à effacer ou à récupérer.

Un exemple qui nous parlera aujourd’hui : avant de traiter d’écologie, terme en vogue de nos jours, les naturalistes se sont intéressés à l’économie de la nature, syntagme qui désigne l’ordre naturel en tant qu’il se perpétue à travers des séries d’aléas. Carl von Linné, pionnier de la discipline, en a fondé le sens  au  milieu du XVIIIe siècle, dans le traité composé par l’un de ses étudiants, Œconomia naturæ, et 200 ans plus tard, on retrouvait toujours “l’économie de la nature” au centre de la réflexion de Fairfield Osborn, paléontologiste inquiet du sort des écosystèmes  dans La Planète au pillage. Entre eux deux, des auteurs comme Gilbert White ou Charles Darwin retravailleront la notion. Cette économie de la nature, d’abord empruntée au champ de la théologie, s’est développée en tant que pensée des articulations des espèces, incluant les êtres humains, en un réseau d’interactions incommensurables et impondérables. C’est à cette acception que se référeront les premiers “économistes”, ou les “physiocrates”, pour fonder une science de l’agriculture subordonnée à de prétendues lois du marché. Ils en ont ainsi durablement détourner le sens et privé ceux qu’on désigne aujourd’hui comme les écologistes d’une conscience de leur lointaine genèse. Aussi, le dédoublement des expressions économie et écologie a fait perdre de vue que ces deux termes renvoient en principe à une même chose, au sens où il ne saurait y avoir d’économie autre que conforme aux modalités d’organisation des écosystèmes. Autrement dit, parler d’économie pour désigner une intendance capitaliste polluante, destructrice, impériale et inégalitaire relève d’un abus. Autre champ d’application, le terme économie se voit depuis longtemps mobilisé pour penser en rhétorique l’“économie du discours” (Denis d’Halicarnasse, au premier siècle avant notre ère), en littérature et au cinéma l’“économie du récit” (Gérard Genette) et dans les arts en général “l’économie d’une œuvre” (Daniel Arasse). Cette économie renvoie au principe d’organisation en fonction duquel on expose un propos ou des images avec précision et justesse, en faisant preuve de rareté et d’épargne dans le choix des éléments. Leur orchestration vise à ménager les efforts d’un lecteur ou à provoquer des effets particuliers. Aussi, elle est le fait d’agencement qui confère un caractère de nécessité aux enchaînements d’une production. On en a pris conscience surtout dans la modernité, l’affaissement des grands mythes ayant provoqué un vif questionnement sur le fonctionnement sémiologique et social des récits de fiction ainsi que de leur récupération dans le champ de l’idéologie politique.

En théologie, l’économie théorisée par les Pères de l’Église (Paul, mais plus finement Tertullien, Hyppolite et Irénée) se veut pour l’Occident un legs conceptuel lui permettant de comprendre la matrice de tout fonctionnement  institutionnel. Elle porte sur les rapports dynamique et interactif entre un régime transcendant des principes et un autre immanent des incarnations symboliques. Si un principe tel que la volonté divine autorise la fondation d’institutions telles que l’Église et l’autorité de mythes et figures comme celui du Christ, ces mythes et figures donnent en même temps à voir le concept supérieur qu’il traduit et médiatise.  Ainsi, les deux plans apparaissent interdépendants. On comprend par extension qu’administrer des biens comme des organisations ne relève pas d’actes qui se suffisent à eux-mêmes. Ils procèdent d’un principe supérieur. Une profession de foi, quelle qu’en soit l’obédience, est de rigueur pour fonder un principe qui confère de la cohérence aux menus gestes par lesquels nous nous structurons tous les jours. Ce faisant, l’acte de foi se trouve à produire cette autorité abstraite, celle-là même qui lui confère de la consistance et la rend pérenne. À ce rapport interactif, les Pères de l’Église ont donné le nom d’économie. Une économie de la foi, qui fonde notre matrice institutionnelle depuis le début de notre ère, jusqu’à aujourd’hui, désormais par- delà les cercles de la religion.

On peut continuer ainsi pour plusieurs domaines. Pour les juristes, la cohérence interne d’un texte législatif et son adéquation aux normes juridiques relèvent toutes deux de l’économie de la loi. En psychanalyse, on entend par “économie psychique” le processus par lequel le sujet dépense en tout ou en partie ses pulsions, et ce, en investissant des objets et en négociant avec un ordre moral. En logique et en mathématiques, le terme économie renvoie à l’organisation des signes par lesquels on arrive dans une épargne de moyen à générer des axiomes probants. Les œuvres de Hermann Lotze, fondateur de la philosophie de la valeur, et de Gottlob Frege, logicien, étaient une “économie de la pensée”, laquelle étudie ce qui fait la valeur des concepts et des opérations de l’esprit.
Toutes ces économies ne sont certes pas synonymes entre elles, mais elles ne s’en tiennent pas pour autant au simple statut d’homonymes. Si chacun de ces usages renvoie à une pratique rigoureuse et à une définition précise, que tous partagent la même appellation montre qu’un sens transversal les unit. Il serait aussi insensé de chercher à assimiler l’acception psychanalytique du terme “économie” à celle en vigueur en théologie qu’à chercher à rompre tout lien entre elles. Ce n’est pas par hasard si ce mot a éclos dans toutes ces disciplines ; il provient d’une matrice commune de la pensée.

Toutes les considérations placées sous le terme économie doivent être considérées économiques à part entière, au titre de la notion elle-même. Définir l’économie, en élaborer le concept, appelle donc un effort de synthèse de toutes ces acceptions. On observe que, dans toutes ces déclinaisons, l’économie relève de la connaissance des relations bonnes entre éléments, entre gens, entre sèmes, entre choses. Et pour conférer une dimension politique à la notion, disons de l’économie qu’elle tient par moments d’une connaissance des relations escomptées, au sens de finalités, au sens de délibérations sur les fins.

Ces considérations font l’objet d’un programme de recherche au Collège international de philosophie et  d’un “feuilleton théorique”  chez Lux Éditeur. On entend par cela, d’abord, reprendre l’économie aux économistes. C’est-à-dire, d’emblée, dissocier économie et capitalisme – ce capitalisme qui, par ses aspects destructeurs, iniques, absurdes et pervers, ne correspond en rien à l’esprit de l’économie en son sens plein. Il serait bien sûr absurde de nier l’existence du champ de la science économique, de ses théories, de ses nombreux représentants, pour ne rien  dire  de son devenir résolument idéologique. Comment oublier un discours aussi hégémonique et tonitruant ? Notre travail consiste bien davantage à contester l’appellation de cette discipline, sa suture historique (qui a lentement commencé au XVIIIe siècle, bien plus que chez les Grecs) avec le mot alors polysémique et plurivoque d’économie. Déjà, remettre la science économique à sa place, en lui rappelant que son intérêt pour l’économie est tout à fait particulier, spécifique, régional, et étriqué pour tout dire, sera suffisant. Son intérêt ne porte pas tant sur l’économie dans sa finesse et sa profondeur que, strictement, sur l’intendance, la gestion et l’administration.


En dissociant économie et intendance, au sens plus large de l’administration des biens, il s’agit ensuite de reconnaître tout le potentiel sémantique de l’économie pour ainsi également dépasser, sans les dénigrer, ni les discréditer, les penseurs dits hétérodoxes ou politiques de la discipline, lesquels ont, pendant des années, catalysé la réplique aux idéologues de leur champ. Toutes les tâches importantes auxquelles ils s’attèlent – la critique de la financiarisation des rendements industriels, la déconstruction du discours sur la dette, la défense des services publics face aux règles du libre-échange, la dénonciation de l’évitement fiscal et la recherche  de nouveaux paliers d’imposition – finissent à tort par les faire passer pour les seuls capables de donner le change aux penseurs doctrinaires de la Société du Mont- Pèlerin, de l’École de Chicago, de la Table ronde européenne ou des départements de science économique des universités. Le circuit fermé de la pensée que les dogmatiques se réjouissent d’arpenter sans cesse, leurs dénonciateurs patentés en ont surtout refait la cartographie pour en tisser point par point la doublure critique. De fait, la sémantique de l’économie s’en est trouvée enfermée là. Ce dialogue de sourds qui se perpétue d’un ouvrage à l’autre trahit une appartenance sociale commune à un ordre professionnel qui confère à ses membres le pouvoir exclusif de parler d’économie. C’est un problème.

Actuellement, le  poids  hégémonique de ces usages nous empêche de nous référer à l’économie autrement que pour évoquer le domaine de la production de biens commerciaux et la thésaurisation du capital. Sauf à faire de ces acceptions particulières une source de métaphores. On finit alors par emprunter des termes à la science économique en fonction du sens seul qu’elle leur a conféré. C’est ainsi qu’on nous inflige d’idéologèmes tels que le “capital santé” et la “gestion” des amitiés, quand on ne nous demande pas carrément de nous “vendre” auprès de services de “ressources humaines”. Parce que les “économistes” se sont approprié le lexique de l’économie pour en faire leur fonds de commerce, et comme si nous étions en déficit de signification du reste, il nous faudrait alors recourir, selon le sens qu’ils lui donnent, à ce vocabulaire pourtant ouvert jadis à tous les domaines de la pensée.

Ôter l’économie aux économistes, donc, et la restituer à celles et ceux qu’elle concerne. Desserrer cette chaîne de significations et exposer le terme à l’actualité d’usages trop souvent oubliés. Il n’y a pas en propre d’économistes car traitent d’économie à leur façon respective horticulteurs et physiologistes, littératrices et  ingénieurs, philosophes et psychanalystes. Que cette importante notion, maintenant, reprenne ses droits et regagne les champs de ses usages.

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