Après avoir questionné les notions de pouvoirs et ses complexités l’année passée, le Festival des Libertés s’arrête sur la confusion politique et sociale qui semble se déployer au sein de nos démocraties. D’emblée, il s’agira de la questionner en la mettant en miroir avec les mouvements coercitifs à l’œuvre. En questionnant les représentations collectives, les menaces que ces images peuvent figurer pour les droits et les libertés doivent également être prises au sérieux. Sans repli ni fascination pour ces temps troubles, dix jours pour réfléchir, débattre et se rencontrer.
TOUT FOUT LE CAMP
Si le constat d’un monde hyper complexifié n’est pas neuf, l’année 2018 a laissé place à une actualité sociale et militante particulièrement agitée et inédite. Que l’on y voit un délitement des repères ou un retour à la domination de l’ordre établi, le sentiment de confusion reste prégnant. Ces derniers mois, une partie importante de la population, peu habituée à l’exercice démocratique au sein des appareils traditionnels de dialogue social, a convoqué la classe politique, de manière insistante, et avec une présence médiatique soutenue, à se pencher sérieusement sur ses revendications. Les gilets jaunes portent un message qui semble parfois disparate, mais dont la vivacité démocratique est pourtant inéluctable.
Les autres mobilisations incontournables de ces derniers mois sont apparues à travers les revendications des jeunes, un segment démographique d’autant plus interpellant qu’il n’est pas en mesure de voter. On devine dès lors combien le dialogue doit être embarrassant pour des politiques peu habitués à ces interlocuteurs jeunes et éloignés de tout cynisme.
Les millenials – ou Génération Y –, ces jeunes qui ont grandi entourés par les nouvelles technologies, se sont organisés autour de la cause environnementale et interpellent à plusieurs niveaux. D’une part, ils abordent la thématique écologique sous un angle plus radical que leurs prédécesseurs tenants du paradigme du développement durable : ils s’adressent plus aux dirigeants qu’à la conscience citoyenne et aux habitudes quotidiennes.
C’est en effet à la classe politique et aux détenteurs des pouvoirs économique et financier que leurs revendications s’adressent. Ils trouvent, qui plus est, une légitimité supplémentaire dans le corps scientifique, donnant alors à voir une alliance originale dans le débat public. Il devient de l’ordre de l’impossible de nier le bien-fondé de leurs inquiétudes. D’autre part, ils semblent avoir intégré sur un plan ontologique la finitude des ressources planétaires et ils ne croient plus à un avènement technologique qui nous permettra de maintenir nos modes de vie actuels.
Prenant ces deux mouvements pour exemplifier les manifestations de l’exercice démocratique contemporain, il est aisé de constater que, ni l’un ni l’autre, ne trouve pour vecteur une appartenance à un parti politique, à un corps intermédiaire ou à un quelconque mouvement social structuré. Cette décentralisation et l’absence de logique de représentation brouillent nos repères et peuvent rendre difficile le dialogue et la concertation sociale. Ne s’adressant pas aux processus d’arbitrages au sein des instances démocratiques, ces mouvements en démontrent les limites et les contresens.
L’impression de confusion au sein des mouvements sociaux se trouve corrélée à un échiquier politique de plus en plus trouble. Le populisme et l’opportunisme des régimes étasunien, italien, brésilien, hongrois, pour ne citer que ceux-là, désolent autant qu’ils stupéfient. Les replis des états occidentaux croisent le libéralisme le plus décomplexé et les conservatismes les plus xénophobes.
Force est de constater que ces politiques simplistes qui reposent sur des mécanismes bien connus de criminalisation de l’une ou l’autre partie de la population ont des conséquences concrètes et désastreuses sur les conditions d’existence des plus précaires. Les perspectives d’effondrement, la montée des violences, la confusion des mobilisations sociales, le délitement des institutions démocratiques, la surabondance de l’information et le relativisme ambiant tendent à nous plonger dans une confusion qui entrave le discernement et est propice au sentiment d’impuissance.
Les repères se brouillent également dans des sphères privées et culturelles. Après avoir conquis une égalité des droits, les groupes dominés revendiquent des changements structurels, profonds et subtils, faisant alors vaciller des balises identitaires déjà bien fragiles depuis l’avènement de la pensée postmoderniste. Ces divergences d’intérêt se trouvent particulièrement visibles dans les débats publics, médiatiques, ou au sein des réseaux sociaux. Il semble qu’une posture progressiste relevait autrefois de la simple déclaration d’intention. Aujourd’hui, les débats au sein des défenseurs des libertés relèvent parfois d’une complexité inextricable. Le vocabulaire convoqué, les places sociales d’où les paroles sont prononcées, les déclarations émises auparavant… sont autant d’éléments qui contextualisent les joutes verbales pour les rendre moins intelligibles et demandent une réflexivité fine et peu compatible avec la vélocité des modes de communication contemporains. On peut se réjouir de ce que des questions de légitimité et d’intersection des problématiques et des intérêts soient prises sérieusement en considération. Si intéressantes qu’elles soient, cette complexité et la multiplication des facteurs qui situent la parole et l’opinion peuvent comporter un risque de découragement ou de frein à l’expression publique et générer une confusion supplémentaire.
LA CARTE ET LE TERRITOIRE
Un regard superficiel pourrait donc nous amener à penser que le chaos se déploie sur tous les plans.
Mais est-ce vraiment le cas ? Que l’on pense à la montée des régimes autoritaires, au durcissement des politiques sécuritaires et migratoires, à la multiplication des dispositifs de contrôle des bénéficiaires de l’aide sociale, à la répression des mouvements sociaux… c’est plutôt une impression de coercition généralisée qui s’impose à nous. L’ère post-attentats et la crise de l’accueil migratoire ont fourni un terreau fertile à des gouvernements en mal de légitimité qui ne demandaient dès lors qu’à démontrer leur pouvoir régalien. Les marchés économiques de la sécurité des individus et des frontières sont florissants. Les violences policières ne trouvent que peu de conséquences judiciaires.
Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais ils ne sont certainement pas en fin de piste.
La question qui se pose est dès lors celle de nos interprétations. Avons-nous déconstruit l’ordre et les normes ou plutôt les figures que nous en avons ? Le monde est-il réellement moins simple qu’autrefois et à quel passé nous référons-nous ? Ce sentiment d’étrangeté à notre époque semble parfois reposer sur la nostalgie d’un ordre ancien dont on peut se demander s’il a vraiment existé. Il est probable que cette représentation du monde où chaque chose réside à sa place et dans lequel une place est consacrée à chaque chose existe avant tout en chacun de nous. Cette image d’Epinal pourrait bien occuper une fonction apaisante que le monde extérieur, où il n’est plus de dieux ou d’idéologies pour expliquer la réalité de manière totale, ne peut plus remplir. La pensée post-moderne et relativiste qui a émergé dans les années 1970 porte en elle un revers douloureux. Si elle nous a permis de nous libérer des contraintes sociales, la déconstruction qu’elle opère laisse une partie de la population dans la confusion et la difficulté de représentation d’une réalité commune.
Par conséquent, et dans ces impressions de chaos, ne sont-ce pas plutôt nos catégories de pensées qui, à force d’être déconstruites, se révèlent inopérantes et donnent à voir un monde qui n’est plus, ni symboliquement, ni concrètement, représentable ? Tant dans le contenu des revendications sociales que dans la forme des mobilisations, il est fort à parier que l’on ne puisse appréhender un sens historique à la séquence vécue aujourd’hui que dans un futur relativement lointain. De manière inhérente au progrès humain, penser les changements de paradigme alors qu’ils se jouent, relève de la mission impossible, d’autant plus qu’ils ne peuvent prendre place que dans un continuum historique dont on comprendra a posteriori comment ils ont été séquencés.
Comment ne pas constater les limites de nos représentations du présent et, de la même manière, le sentiment de chaos qui peut en découler ? Il s’agit donc d’être très prudents et d’adopter une posture sainement sceptique envers la confusion généralisée, à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.
MENACES SUR NOS LIBERTÉS
Cette perception n’est par ailleurs pas sans conséquences. Devant une situation qui perturbe les repères et habitudes, les tendances au repli sont évidentes.
Les premières réactions dont on s’inquiétera relèvent très certainement d’un repli régalien, dont on connaît les potentielles conséquences sur les libertés et les droits fondamentaux. Force est de constater que les dispositifs de contrôle et de maintien de l’ordre se perfectionnent et s’intensifient à mesure que le sentiment d’incertitude grandit. Les méthodes de contrôle des populations trouvent une légitimité renouvelée. Un contrôle qui semble par ailleurs s’intérioriser avec une efficacité certaine, à travers le contrôle social et individuel, suscité entre autres par les réseaux sociaux. Quoi de plus oppressif en effet qu’une exposition publique, faite de comparaisons, d’intensifications de la normativité et d’opprobres suscitées par des expressions maladroites, erronées ou parfois haineuses ?
Conséquemment aux représentations chaotiques, les sociétés modernes semblent également renforcer leurs dispositions garantes d’ordre et de sécurité. Depuis la régulation sévère de la liberté de circulation du sud vers le nord de la planète, en passant par les répressions des manifestations sociales, la prolifération des dispositifs de vidéo surveillance en zone urbaine et le contrôle opéré au sein des réseaux sociaux, la coercition se place en réponse unique à des phénomènes sociétaux anxiogènes.
Les néo-conservatismes semblent croître en s’appuyant sur un passé fantasmé, où l’ordre n’avait d’égal que l’apaisement qu’il suscitait. Devant les déconstructions des catégories identitaires, la réassignation à des places dites “traditionnelles” peut s’installer comme le ressac attendu à la suite des mouvements d’émancipation. La peur engendrée par le sentiment de confusion est propice à une récupération populiste par les partis politiques… qui l’attisent par ailleurs.
Mais le chaos n’opère pas chez toutes et tous comme le spectre d’une catastrophe effrayante. Il comporte également une dimension romantique et nietzschéenne, qui rend désirable la destruction d’un monde pour l’émergence d’un nouveau, quel qu’en soit le prix. Pour les tenants d’une critique radicale des structures, la perspective d’un effondrement peut porter en elle l’espoir joyeux d’une révolution spontanée et subversive.
Enfin, c’est un sentiment d’impuissance, de relativisme et de prise de distance qui peut gagner celles et ceux qui lisent avec résignation l’état du monde. Dès lors, l’individualisme qui en découle affaiblit l’investissement envers les corps sociaux et modifie donc les rapports de force dans un Etat de droit.
C’est peut-être encore plus de ces réflexes automatiques qu’il s’agit de s’inquiéter. Aucune de ces considérations n’est en effet propice à répondre aux défis du futur dans une perspective d’émancipation et de justice sociale.
LES DÉFIS DE LA PENSÉE ET DE L’ARBITRAGE
Le défi qui nous attend est donc bien avant tout celui du discernement et de la pensée. D’une part, il semble important de ne pas céder au catastrophisme et aux perspectives apocalyptiques. Qu’elles soient réelles ou fantasmées, elles ne peuvent mener qu’à l’impuissance. C’est bien d’une représentation plus dialectique que binaire dont nous avons besoin aujourd’hui pour nous engager en intégrant la complexité des réalités contemporaines. D’autre part, intégrer cette impression de confusion implique l’émergence de nouvelles normes souhaitables, de nouvelles représentations de l’ordre social et de la remise en question du chaos supposé.
Il s’agit d’aborder la question en prenant le recul nécessaire à la compréhension des enjeux contemporains, si contradictoires ou chaotiques qu’ils puissent paraître, vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité et de démocratie.
Adopter une vision plus intelligible de la réalité doit nécessairement passer par la révision de nos grilles de lecture. Comment pratiquer ce discernement et affronter la complexité et l’interdépendance des problématiques qui s’imposent à nous ? Quels sont les principes qui nous semblent non-négociables ? S’agit-il, pour construire de nouvelles propositions sociétales, de commencer par réaffirmer les fondamentaux démocratiques ? En d’autres termes, quel équilibre trouver entre le maintien des acquis humanistes et la construction de nouvelles normes, plus en phase avec l’évolution souhaitable du monde ?
En tant qu’humanistes, nous ne pouvons faire l’économie de penser les cadrages du pouvoir et des individus. Sachant que plus l’analyse est complexe, plus l’action est difficile à initier et que l’invention de nouveaux arbitrages ou modèles prendra du temps à voir le jour.
Comment, dès lors, répondre dans le présent à tout ce qui malmène les libertés, les droits, la démocratie, la cohésion sociale… ?
Pour cette édition 2019, le Festival des Libertés propose un temps d’arrêt pour prendre le recul nécessaire à ce qui semble aujourd’hui trouble et confus… mais qui porte en lui les germes d’autres possibles.