HUMANISME, PROGRÈS ET AUTRES DOGMES MÂLES

par | BLE, Environnement, Féminisme, JUIN 2019

“Nous ne défendons pas la nature,  nous sommes la nature qui se défend”.1

A l’heure de la marche pour le climat, des grèves écolières et de la propagation de l’antispécisme vegan, toute la société est interpellée sur les enjeux écologiques. Au regard des valeurs laïques telles que le progrès, l’humanisme et l’égalité, ces nouvelles voies d’engagement posent question. Nous souhaitons dès lors entamer une réflexion sur un des enjeux particuliers : celui de l’égalité hommes-femmes face à l’accès aux ressources et face aux effets des dérèglements de l’environnement. Nous espérons affiner quelques points d’achoppement entre l’écologie politique et certains mouvements sociaux, comme le nôtre, qui se réclament du matérialisme et du cartésianisme.

RASSEMBLEZ CE QUI EST ÉPARS

De prime abord, l’égalité des genres fait partie de ces fondamentaux laïques sans lien apparent avec la question environnementale. Néanmoins, un courant du féminisme, appelé “éco-féminisme” fonde sa réflexion et ses actions sur un constat : les femmes, tout comme l’environnement, sont dominées et exploitées par les hommes dans le capitalisme patriarcal.2 Il y aurait un parallèle entre ces deux formes d’exploitations qui se renforceraient mutuellement.

L’éco-féminisme se nourrit de l’éthique du care, ou du prendre soin.3 Cette approche remet en question la naturalisation des comportements de soin, des valeurs éthiques et des modes de construction de la philosophie morale traditionnelle. Parmi les principales figures de ce courant, nous retrouvons, entre autres, Joan Tronto, Martha Nussbaum ou Fabienne Brugère.

Cette approche éthique se combine avec une réinvention des pratiques politiques, une remise en question des pratiques religieuses et spirituelles, jugées trop masculines, le tout en redéfinissant le rapport de l’humain à la nature.

Mais, est-ce que l’exploitation des ressources est comparable à celle des personnes ? Peut-on affirmer que ces deux formes de domination ont des effets semblables ? Est-ce que cet ordre des choses peut rendre compte d’autres dominations, notamment (néo)coloniales ?

Afin de mieux aborder ces questions de départ, nous avons rencontré Nathalie Grandjean, philosophe et enseignante à l’Université de Namur  et  membre  du réseau de chercheuses féministes Sophia. Son travail porte à la fois sur les technologies de la communication et l’écologie. Selon elle, “le progrès technologique est compatible avec l’écologie”. La technologie nous facilite la vie, nous permet de faire plus, plus facilement. Mais à quel prix ? Comment définir une “bonne technologie” ? C’est quoi une innovation sociale ? Il s’agit de questions qui complexifient la  notion de progrès. Il y a progrès quand il y a plus d’emploi ? Il y a progrès quand l’environnement est mieux respecté ? Quand il y a croissance économique ? Ainsi, l’usage d’un smartphone pose des questions éthiques à plusieurs niveaux : le respect de la vie privée (la possibilité de surveillance de  masse  et de l’utilisation des données), l’accès (qui a accès au réseau ?), les risques (les femmes sont les principales victimes du cyber harcèlement), mais #metoo a été possible grâce aux réseaux sociaux, la production (qui travaille dans les mines pour extraire des matières premières nécessaires et dans quelles conditions pour quels effets sur leur santé?), qui assemble les composants et quel est son statut, qu’en est-il des droits sociaux?, la possibilité de recycler les composants, etc.

Parmi toutes ces questions d’ordre éthique, l’exemple de l’exploitation des minerais entrant dans la composition des téléphones intelligents se place au cœur de l’éco-féminisme car il met en lumière l’interdépendance entre différentes formes de domination. Ce cas de figure interroge la nature de l’exploitation dont les femmes sont victimes et ce qu’elle a en commun avec l’exploitation de l’environnement.

Pour comprendre ce lien, les autrices éco-féministes comme Françoise d’Eaubonne ou Vandana Shiva 4 relèvent des analogies entre les gestes opérés par les hommes sur les femmes et sur l’environnement : la pénétration par la force des corps et des territoires serait la métaphore la plus puissante de cette logique conquérante et mortifère. Par exemple, cela est particulièrement vrai lorsque l’on s’interroge sur le lien entre les violences sexuelles extrêmes perpétrées sur les femmes et fillettes au Kivu et les conflits pour le contrôle des ressources minières dans cette région.

Mais les femmes sont des Hommes alors que les territoires sont des objets et d’un point de vue humaniste et laïque, on ne saurait les mettre sur le même plan. Il y a une hiérarchie entre la vie des Hommes et l’objet inerte : la terre, le  territoire. Les ressources, les choses, les autres espèces, seraient au service du bien- être et du bonheur humain. Mais de quel Homme parle-t-on ? Dans les territoires exploités, en plus des ressources minières, il y a des peuples qui, non seulement ont été dépouillés des ressources, mais qui ont également souffert de l’esclavage et d’autres formes de déshumanisation… sans même mentionner les espèces animales et végétales qui sont affectées par cette exploitation, voire qui disparaissent à jamais.

NATURE ET CULTURE, ESSENTIALISME ET ÉMANCIPATION

Les critiques de l’approche éco-féministe vont pointer l’analogie que ce courant opère entre les femmes et la nature. Il y aurait une volonté de ranger les femmes du côté de cette dernière et donc de prendre le risque de les placer en-dessous de l’homme (ou de l’Homme ?) dans la hiérarchie des dominations. S’agit-il d’une nouvelle forme d’essentialisme ? Un retour en arrière ? Un obscurantisme vert ? Une manière particulièrement attirante, par temps de greenwashing, de renforcer des différences irréductibles entre hommes et femmes et donc de justifier un certain déterminisme de ces catégories sociales ?

Il n’en est rien. Depuis ses débuts, l’éco-féminisme a pris racine dans une démarche constructiviste. Françoise d’Eaubonne (1972), articule une synthèse entre la pensée de Simone de Beauvoir (on ne naît pas femme, on le devient) et celle de Serge Moscovici (la nature est une construction). Ainsi, selon Nathalie Grandjean, “masculinité et féminité sont des constructions sociales, tout comme la nature”. Aucun déterminisme dans cette démarche car, si l’inégalité entre les hommes et les femmes est culturelle, construite par un système de pensée (le patriarcat) et donc susceptible d’être  transformée, le  rapport à la nature l’est tout autant. L’Homme dominant l’environnement, séparé de lui, n’est donc pas une fatalité et d’autres formes de relations entre eux seraient possibles.

Nathalie Grandjean insiste : “certains textes d’éco-féministes “spiritualistes”- sont essentialistes, notamment au sein du mouvement de la transition intérieure. Mais même au sein de ce courant, des activistes comme Starhawk  échappent à une lecture essentialiste des rapports hommes-femmes puisqu’elles politisent l’engagement écologique des femmes”. Assimiler les branches matérialistes et constructivistes de l’éco-féminisme à cette lecture est réducteur. Néanmoins, c’est un amalgame courant.

PHOTOSYNTHÈSE SANS LUMIÈRES ?

Le progrès des Lumières est indissociablement lié à la domination de l’environnement par l’Homme. L’Homme domine tout ce qui l’entoure et même toutes les dimensions de sa propre expérience qui échappent à la rationalité (les dogmes, mais aussi les émotions). Cette domination de la nature est étroitement liée à l’émancipation après des siècles d’obscurantisme : en maîtrisant les lois de la nature, en les comprenant, on a pu s’en jouer… ce qui donne parfois lieu à des excès.

Mais “les Lumières et la science moderne sont aussi à l’origine d’un certain type de patriarcat5 que l’on retrouve, d’après la chercheuse Nathalie Grandjean, à l’origine de certaines idées contractualistes. La science est censée dévoiler la nature pour nous permettre de mieux dominer cette dernière, d’en faire une ressource et un outil économique. Elle nous fait remarquer qu’ “on décrit le réel non pas seulement tel qu’il l’est, mais aussi tel qu’il peut être transformé au profit de celui qui le décrit”. D’une manière semblable, le corps et les capacités réelles ou fantasmées des femmes ont été mises au profit des hommes, pour faire des enfants, pour entretenir le foyer familial, pour faire un travail gratuit… Néanmoins, cette hiérarchie utilitariste qui trace une frontière entre la nature et l’humain est loin d’être la seule manière de voir les choses. Elle coexiste avec d’autres cosmovisions. Par exemple, pour les Achuar d’Amazonie “les plantes sont traitées comme des consanguins (des enfants), alors que les animaux chassés par les hommes sont des beaux-frères“.6 Cette diversité anthropologique, qui pourrait s’avérer utile pour trouver des solutions aux catastrophes écologiques qui s’annoncent, consiste aussi en une autre forme de domination. Ainsi, au nom du progrès, les territoires des peuples, qui comme les Achuar vivent en équilibre avec l’environnement, sont mis à disposition des multinationales par les états. Les moyens de défense de ces habitants originaires de l’Amazonie sont maigres face aux armes des militaires, purs produits du progrès technologique. Se voir comme égal des plantes et animaux et entretenir des liens de fraternité avec eux n’est pas le meilleur moyen de combattre des investisseurs publics et privés affamés de pétrodollars. Se voir au-dessus des autres espèces, se concevoir, en tant qu’Humain, comme supérieur est la voie royale pour justifier la domination humaine et l’exploitation de la nature. Ceux qui y arrivent sont ceux qui gagnent. Mais, est-ce dans notre intérêt en tant qu’espèce ?

Les dominateurs de la nature et des femmes s’attaquent avec la même hargne aux mouvements écologistes et aux revendications féministes. Jamais le recul des droits des femmes n’a été aussi flagrant aux États-Unis et au Brésil que depuis la présence des climato-sceptiques et xénophobes au pouvoir. Néanmoins, des petites victoires sur ces mêmes fronts sont encore possibles. Ainsi, tout récemment, les femmes waoranis célébraient le jugement  d’un tribunal équatorien qui a reconnu leur droit constitutionnel à être consultées avant de permettre l’exploitation du pétrole dans leur territoire. Il s’agit d’une avancée juridique portée par une avocate et plaidée devant une juge. Que des femmes derrière cette bonne nouvelle : un peu de pétrole restera sous terre grâce à l’action des waoranis, des activistes et de la justice. Les images de ces guerrières, lances en main et déclarant “la selva no se vende, la selva se defiende” (la forêt n’est pas à vendre, il faut la défendre) pourrait être le symbole de ce féminisme derrière la survie de notre espèce. Et de celle de toutes les autres.


1 Slogan accompagnant des actions directes du MZLN (Mouvement zoologique de libération de la nature), entre autres.

2 Ce terme nous a été inspiré par un récent ouvrage de l’historienne marxiste Silvia Federicci : Le capitalisme patriarcal, Ed. La Fabrique, Paris, 2019.

3 Pour une définition plus complète de l’éthique du prendre soin ou care, voir aussi “L’hospitalité sous condition”, Bruxelles Laïque Échos, n°63, 2009, p. 30.

4 Invitée du Festival des Libertés 2016.

5 Sur les liens “naturels” entre égalité de genre et laïcité, voir “Quel féminisme pour une laïcité multiculturelle ?”, Bruxelles Laïque Échos, n°61, 2008 et “Genre et laïcité”, Bruxelles Laïque Échos, n°64, 2009.

6 Philipe Descola, anthropologue français, mondialement connu et auteur des Lances du crepuscule, s’exprimait ainsi à l’occasion d’une interview pour Télérama en 2015.

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