La porte s’ouvre depuis une petite rue en pente d’Ixelles. Rendre visite à Bernard De Vos, c’est d’abord faire la fête à Bilbo, le doux mais massif zinneke du propriétaire. Un café plus tard, Bernard De Vos se met à table pour un exercice auquel il se prête rarement, mais toujours volontiers. Se retourner n’est pas forcément son exercice préféré, car le temps passe trop vite.
Bernard est né à Bruxelles dans une famille plutôt bourgeoise, mais « originale », d’un père cheminot et d’une mère issue de la vieille bourgeoisie française. Il et elle auront cinq enfants. Un milieu protégé donc où l’enfant se construit entre les « bons pères et le scoutisme ». C’est grâce à sa première histoire d’amour qu’il rentre en contact avec des milieux plus populaires bruxellois. Il fait connaissance avec une famille d’ouvriers espagnols qui lui fait découvrir un monde jusque-là ignoré. Une expérience qui le forge à être un passeur entre différents milieux, un pied dans les deux mondes.
Les parents souhaitent de lui des études de droit, mais il fréquente les milieux trotskistes et à d’autres idées en tête : notamment travailler avec des jeunes en difficulté. Un engagement bénévole dans une institution pour enfants le marque et l’incite à s’orienter vers des études d’éducateurs au grand dam de sa maman. Sorti de l’école, il décroche son premier boulot dans un hôpital psychiatrique pour enfants à Chastre. Il passe rapidement dans un service pour adolescents où il découvre des pratiques intolérables et des patients maltraités. Il monte un projet pour sortir de l’unité quelques-uns des ados et crée à Bruxelles un projet parallèle d’insertion. Mais les mauvais traitements continuent au sein de l’institution mère. Bernard se met en mèche avec une journaliste qui mène une enquête importante : gros titres dans Le Soir. Charles Picqué, ministre président de l’époque, se voit obligé de fermer temporairement l’unité, mise en cause pour violation des Droits humains. Bernard a 24 ans et on lui propose de reprendre le service à sa réouverture. Il accepte en développant un projet innovant, Babylone, où des gamins que plus personne ne veut défilent. Quelques temps plus tard, le retour du médecin-chef est annoncé. Bernard dénonce à nouveau dans la presse. Cette fois le Conseil d’administration le vire. Bernard sera viré à son tour ![i]
Sans boulot, Bernard bifurque chez Médecins Sans Frontières et enchaîne des missions en Russie ou en Irak. Les voyages, il connaît un peu : quelques années auparavant il a fait une sorte de grand tour du continent africain en Renault 4 fourgonnette. En un an, il traverse le Maroc, le Ghana, le Togo, le Niger, le Bénin et visite l’Afrique de l’Est. C’est en voyant le nombre de tampons sur son passeport que MSF l’engage. Il y enchainera donc quelques missions dans la logistique. En parallèle, il nourrit et développe un projet à Bruxelles à la suite de Babylone : Samarcande[ii]. De retour en Belgique, il décide de prendre racine à Bruxelles et devient rapidement directeur de SOS Jeunes.[iii] Il y restera 15 ans. Simultanément, il continue de développer le projet Samarcande, moins institutionnel. Il sera aussi à l’initiative d’une série de réalisations comme Solidarcité, un projet de « service-étude » ou encore un service d’accrochage scolaire. Bernard devient ainsi une sorte d’entrepreneur social.
En quelques années, il prend une place importante dans le paysage et le réseau du secteur de l’aide à la jeunesse. Il devient ainsi président du Conseil d’arrondissement, vice-président du Conseil communautaire, des organes de concertation et nécessaires pour les orientations politiques dans le domaine. Il trouve le temps d’écrire un bouquin, Les Apaches des Parkings[iv], un petit résumé du travail de terrain à mi-parcours entre un récit et une enquête sociologique ou psychologique. Le livre cartonne dans le réseau des écoles pour futurs éducateurs et éducatrices. Durant la même période, Bernard fait des études d’islamologie à l’ULB. Une réflexion pour mieux cerner les cultures des gamins issus de l’immigration et compléter son approche culturelle.
Eté 2007, s’ouvrent les candidatures pour succéder au premier Délégué Général aux Droits de l’enfant[v], Claude Lelièvre, Bernard De Vos se lance dans la course sans espoir aucun : le CDH et le Parti Socialiste ont déjà leurs candidats. Mais il représente une 3e voie dans des négociations compliquées : il est finalement nommé. La Libre Belgique titre : « Bernard De Vos, nouvel avocat des enfants » : sa mère est ravie. Il n’a pas fait d’études de droit, mais devient tout de même avocat.
Il accède au poste en 2008, peu préparé. Il y découvre les jeux de pouvoir et le fonctionnement de l’administration. Mais il débute en connaissant les conditions : il incarne une institution libre, autonome, protégée et reconnue par un décret qui lui garantit une liberté de parole plus ou moins intégrale, ce qu’il a pu vérifier tout au long de son mandat. Il y restera pour 15 ans et quelques mois.[vi]
En 40 ans de vie professionnelle au contact de la jeunesse bruxelloise, il ne constate pas de gros changements dans les problématiques qui concernent les enfants et adolescents. Les enjeux autour de l’autorité restent primordiaux. Le monde change, bouge, mais la conception semble stagner. Les écoles que les enfants issus des familles précarisées semblent restées bloquées dans un modèle du 19e siècle. Bernard constate la disparition des classes moyennes pour ne laisser place qu’aux très pauvres ou très riches. Dans les milieux aisés l’argent permet des soins psychologiques l’accès aux lectures et aux échanges. Là où il n’y a pas d’argent et pas d’accès aux soins, c’est un modèle d’autorité qui est vécu comme violent et qui alimente les dérapages. Pour lui, ce fossé qui se creuse est plus important que la « révolution » technologique tant commentée.
Délégué Général aux Droits de l’enfant ? « C’était le métier le plus passionnant du monde ! Te lever le matin, commencer à travailler sur la situation d’un enfant en situation de handicap, puis aller sur des questions d’éthique et de déontologie : qu’est-ce que l’institution dit sur l’euthanasie des enfants ? Sur la gestation pour autrui ? Qu’est-ce que nous pouvons dire sur l’adoption internationale ? Et puis continuer la journée à la rencontre des mineurs auteurs de faits qualifiés d’infractions, faire un entretien individuel avec un cas problématique, faire une intervention publique auprès de personnes concernées ou de la sensibilisation ou encore travailler sur des questions générales avec des acteurs associatifs ou issus de la société civile, rencontrer des politiques. Je n’en ai jamais eu marre. ». Il estime avoir appris énormément et avoir eu le confort de travailler avec une équipe qui lui facilitait la compréhension des choses.
Durant ces 20 dernières années d’assez folles journées, Bernard élève, avec sa compagne, deux filles. Il se calera sur leur agenda à elles et leur rythme scolaire avec une pause après l’école et une reprise des activités de Délégué une fois couchées.
Une vie à cent à l’heure qui s’arrête il y a une petite année. Soudain, le téléphone sonne beaucoup moins, les rendez-vous se font beaucoup plus rares. Comme pour anticiper son blues de pensionné Bernard s’achète un vieux Berlingo, l’aménage et part au Maroc pour sillonner les plaines et les montagnes.
Depuis, il travaille comme consultant pour l’Union européenne auprès du Conseil des droits de l’Homme du Maroc autour du renforcement des mécanismes des droits de l’enfant. Dans le même temps, il développe un projet qui se penche sur le sort des jeunes mineurs étrangers non accompagnés (MENA), principalement venus du Maroc, qui se retrouvent dans des situations désastreuses en Belgique et en Europe. Attirés par le mirage d’une vie meilleure sur le Vieux Continent, ces adolescents bravent des conditions de vie difficiles dès leur plus jeune âge. Le projet vise à établir un dialogue avec les acteurs locaux au Maroc afin de mieux saisir les réalités et les besoins des MENA. Il s’agit également de sensibiliser les acteurs aux défis rencontrés par les jeunes mineurs étrangers en Europe, tout en leur fournissant des informations cruciales pour ceux qui envisagent de traverser les frontières.
Des doutes ? Bernard De Vos essaie de ne pas trop en avoir. Reste la peur de finir « vieux con » qui semble le tirailler et qui l’incite à rester en contact avec le monde et sa jeunesse pour ne pas s’enfermer dans des certitudes.
QUESTIONNAIRE
Laïcité ?
C’est l’acceptation entre guillemets de toutes les conceptions philosophiques et de toutes les croyances. La Belgique n’est pas un État laïque mais pluraliste. Inscrit comme tel dans la Constitution. Je trouve que par rapport à d’autres pays qui ont encore plus de difficultés que nous à vivre la cohabitation entre les cultes et sans culte, je trouve que c’est un outil qu’on ferait bien de garder le plus longtemps possible.
Bruxelles, coup de gueule ?
Il y a plus de quinze ans, j’avais écrit une carte blanche Bruxelles, petite ville d’apartheid…[vii] Ça doit être dit il y a une trentaine d’années. Je pense toujours que cette petite ville qui, à l’échelle du monde, est une ville de province. Connue dans le monde entier pour être une Lovely City, pour sa multiculturalité, est en réalité tout sauf une ville interculturelle. Bien que beaucoup tentent de faire des efforts pour y parvenir, il y a des contre, des contre vents, des résistances qui sont énormes. Dès que tu essaies d’ouvrir un quartier, c’est tout de suite gentrifié. Et personne ne veut le reconnaitre. Bruxelles reste une petite ville d’apartheid…
Bruxelles, coup de cœur ?
Je suis cycliste quotidien. J’ai arrêté pendant 15 ans mais j’y suis revenu. Je trouve quand même que les améliorations et les aménagements pour les vélos, franchement, c’est le jour et la nuit, quoi. Tu peux faire maintenan des trajetst très longs sans meme voir une bagnole, et ça c’est quand meme vachement bien. Une ville plus douce, à 30 km/h, j’adore ça Et j’adore rouler en 2 e quand je suis en voiture !
[i] Pour avoir tenu des propos de nature à nuire à l’institution.
[ii] Le Soir, 20 février 1990. Samarcande est devenue depuis une Association en Milieu Ouvert (AMO), toujours en activité à Ixelles (https://samarcande.be).
[iii] Fondée en 1977 par Gustave Stoop, SOS Jeunes répond aux besoins des jeunes en difficulté, initialement centrée sur l’information, elle a élargi son action face à des problèmes comme le décrochage scolaire et la consommation de drogue. En 1996, l’organisation se divise en deux asbl distinctes : l’AMO SOS Jeunes-Quartier Libre et Prospective Jeunesse. SOS Jeunes Initiatives Jeunesse, l’association mère, se consacre quant à elle au développement de projets autonomes dans le domaine de la jeunesse.
[iv] Les Apaches des parkings: Adolescents des villes et des ghettos, Editions Labor, 1999.
[v] Depuis le 1er novembre 1991, la Communauté française de Belgique a mis en place un Délégué général aux droits de l’enfant. Le premier ombudsman pour enfant en Belgique a été établi par la Communauté française en vertu du décret du 4 mars 1991 sur l’aide à la jeunesse, soit deux ans après l’adoption de la Convention relative aux droits de l’enfant par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989.
[vi] Deux mandats successifs et deux ans supplémentaires ; nécessaire à l’examen des candidatures et au choix du suivant, Solayman Laqdim.
[vii] Bruxelles, petite ville d’apartheid…, Le Soir, 2 janvier 2003