LA FRACTURE NUMÉRIQUE : DE QUELLES INÉGALITÉS EST-ELLE LE NOM ?

par | BLE, Economie, JUIN 2017, Technologies

Depuis une quinzaine d’années en Belgique, comme ailleurs, le mot d’ordre est lancé : “connectez-vous !”. Après avoir accordé la priorité à la réduction de la fracture numérique en matière d’accès et d’acquisition de matériel informatique, les gouvernements misent dorénavant sur le développement des compétences numériques. Dernière initiative en date : le “Digital Belgium Skills Fund” lancé début mai à Bruxelles par le ministre fédéral de l’Agenda numérique, Alexander De Croo. Objectif : former les jeunes défavorisés aux attitudes et compétences attendues dans un monde [entendez du travail] digital. Lancé par Al Gore en 1995 comme slogan politique, la fracture numérique devint rapidement un concept sociologique ; elle est présentée depuis lors comme la nouvelle inégalité caractéristique des “sociétés de l’information” qu’il est nécessaire d’endiguer au risque de voir se creuser davantage la fracture sociale. Comme s’il allait de soi que l’on pouvait exploiter cette notion pour parler d’inégalités, on discute peu de ce que recouvre précisément ce slogan politiquement marqué. Quelles sont, au fond, ces inégalités à l’heure de l’omniprésence du numérique dans notre quotidien ? Décryptage.

UN PROBLÈME D’ACCÈS ET DE COMPÉTENCES ?

Le terme populaire de fracture numérique est censé rendre compte d’un large éventail de situations reflétant des disparités plus ou moins grandes concernant l’accès aux technologies numériques et leur consommation. Disposer d’un ordinateur ou d’une application mobile connecté à Internet et les utiliser sont les deux indicateurs généralement retenus pour identifier les cas de fracture numérique. De ce point de vue, les résultats des données statistiques annuelles sont sans appel[1] : les écarts en termes d’équipement et de consommation du numérique ont diminué ces dix dernières années en Belgique. En 2005, 58% des ménages belges disposaient d’un ordinateur et seuls 56% de la population étaient internautes. En 2015, 84% des ménages ont au moins un ordinateur, 83 % disposent d’une connexion internet via un ordinateur, un smartphone ou une tablette. Seuls 13% des 16-74 ans n’ont jamais utilisé internet. Peut-on pour autant affirmer que les inégalités numériques se gomment progressivement ? Rien n’est moins sûr.  La  lecture  rapide de ces grandes enquêtes chiffrées laisse encore trop souvent présupposer que la diffusion du numérique conduit automatiquement à son usage social effectif, ce qui est évidemment un amalgame. Se limiter à cette dimension, c’est oublier que derrière le taux d’utilisation se cachent des usages d’intensité et de nature différents, qui demandent des compétences variables et qui sont loin d’offrir les mêmes bénéfices à tous.

Pourtant, ce n’est pas sans compter sur l’existence d’une pléthore d’analyses, scientifiquement étayées, qui insistent depuis longtemps sur la vacuité de théoriser ce phénomène d’e-exclusion de façon dichotomique et qui s’attachent à montrer la complexité du phénomène. Comme s’il n’allait toujours pas de soi  que  l’accès  au même clavier et aux mêmes informations ne suffit pas à créer une égalité, il faut encore très souvent plaider, haut et fort, en faveur d’une vision moins techno- centrée de la question, et rappeler qu’il  ne suffit pas d’être connecté pour entrer dans le monde numérique, encore faut-il savoir s’y repérer et en tirer quelques avantages sur divers plans sociaux.  De ce point de vue-là, les individus diplômés s’y montrent, dans l’ensemble, bien plus habiles que les autres. C’est en tout cas ce que révèlent des travaux portant sur  les différents types de pratiques en ligne. Les usages les plus “utiles” semblent, en effet, sous cet aspect, socialement très mal distribués. En grossissant quelque peu le trait, on peut avancer l’idée qu’à   un modèle de l’Internet “éclairé”, prérogative des milieux sociaux favorisés, s’op- poserait un Internet de loisir – où les jeux tiennent une large place – privilégié par les individus qui ont un faible niveau d’études.

UNE FRACTURE DE NATURE “NUMÉRIQUE” ?

Cette perspective a le mérite d’approcher le fossé numérique de façon moins grossière qu’en simples termes dichotomiques. Et de souligner que l’accès et l’équipement sont certes des aspects nécessaires à considérer, mais, à eux seuls, insuffisants lorsque l’on veut repérer les cas de fracture numérique. Elle n’évite toutefois pas l’écueil d’un raisonnement “déploratif” qui souligne les écarts à une norme mesurée à l’aune des pratiques des personnes les plus diplômées, voire des travailleurs les mieux insérés dans la société de l’information et de la connaissance. Autrement dit, les pratiques sont considérées comme indigentes parce qu’elles  s’éloignent d’une relation aux usages et aux savoirs telle qu’elle est instituée par les instances légitimes au niveau scolaire et/ou professionnel. Ainsi la lutte contre la fracture numérique se voit attribuer tant de vertus démocratiques uniquement parce qu’elle est pensée dans une visée noble de l’apprentissage, au sens scolaire du terme, d’usages utiles pour une “bonne” insertion dans la société. Ne serait-il alors pas plus pertinent de parler de fracture scolaire ? Car c’est bien à l’aune de la culture “savante” que l’on disqualifie certains usages et que l’on en valorise d’autres.

A cet écueil, on peut  ajouter  le  travers qui consiste à se limiter à des analyses descriptives prenant acte de disparités constatées sur le plan de l’accès, des pratiques ou des savoir-faire. Certes, leur caractère socialement différencié est bien entendu noté. Il reste que ces écarts sont considérés, avant tout, comme le résultat de facteurs individuels : déficit en termes d’équipement et de compétences que les initiatives en faveur de la lutte contre la  fracture numérique doivent s’attacher, au plus vite, à résorber. Cette vision du problème tend à négliger le fait que ces inégalités sont d’abord proprement sociales, c’est-à-dire le produit de la société dans  le cadre de laquelle on les constate. En effet, à les considérer comme des inégalités “inédites”, dont les raisons sont principalement d’ordre individuel, on oublie trop souvent qu’elles sont avant tout le résultat d’inégalités sociales préexistantes, engendrées par les structures du système économique, politique et social tel qu’il s’est imposé aujourd’hui.

Dans cette optique, la fracture numérique s’envisage non pas comme un simple constat de disparités existantes dans l’accès et l’usage du numérique. Mais plutôt comme un effet de surface dont les causes sont à chercher dans les rapports sociaux inégaux,  préexistants  largement à la diffusion du numérique, et qui contribuent d’ailleurs à renforcer, en retour, ladite fracture. Dès lors, les politiques en faveur de l’inclusion numérique sont des programmes pensés pour être destinés à des exclus numériques alors que ceux-ci devraient être envisagés comme visant d’abord, la plupart du temps, des défavorisés sociaux.

TOUS CONNECTÉS… TOUJOURS PLUS VITE, TOUJOURS PLUS FORT

Envisager les cas de fracture numérique avec un certain recul critique, c’est aussi oser questionner le bien-fondé d’une société entièrement basée sur la nécessité de l’ubiquité de la connexion pour tous. C’est aussi oser s’inquiéter, de façon corollaire, de l’impossibilité, toujours plus grande, de déconnexion du numérique. La connectivité est aujourd’hui présentée comme un bien en soi, un sésame social — voire le fondement de la dignité humaine — et l’on feint d’ignorer qu’elle est souvent aussi une contrainte en termes de traçabilité permanente de nos activités en ligne ou de surveillance électronique, notamment.

Lorsque la fracture numérique est envisagée comme une forme d’inégalité, c’est à l’aune d’une norme sociétale qui fait de la maîtrise du numérique un impératif pour quiconque voulant espérer une amélioration de ses conditions de vie. L’émancipation passe donc de facto par la maîtrise de la technologie. C’est cette promesse qui conditionne la mise en branle d’un arsenal de programmes, de mesures politiques et autres initiatives de terrain en faveur du numérique pour tous, quel que soit l’âge, les conditions sociales et les projets de vie de tout un chacun. Cette croyance en la capacité “innée” du numérique à améliorer l’existence semble évincer du même coup tout questionnement critique concernant les effets réels de ses usages sur la capacité d’action et d’autonomie de tous les individus, y compris des plus défavorisés. Toute différence observée – ici dans l’accès au numérique et dans ses usages – est automatiquement considérée comme une inégalité dans la mesure où la répartition inégale de cette acculturation numérique est censée créer inéluctablement des conséquences sociales négatives pour les uns et positives pour les autres.

A tant vouloir croire en cette promesse, beaucoup de débats politiques et médiatiques, mais aussi scientifiques et éducatifs, ont l’air de considérer comme allant de soi la capacité de tous les individus à tirer quelques avantages concrets de leurs pratiques numériques sur le plan de la réalisation de soi, de la réussite éducative, et plus largement de la participation sociale. Pris dans cet écueil, les débats en faveur de la lutte contre la  fracture  numérique se focalisent quasi exclusivement sur les “moyens” (conditions d’accès et d’usage, fréquence, étendue, nature des usages) sans trop se préoccuper de la “fin” de cette acculturation numérique, à savoir : les bénéfices qui en sont effectivement tirés.

UNE VISION TECHNOCENTRÉE DE LA SOCIÉTÉ

Sans remettre frontalement en question l’importance d’être connecté et de posséder la maîtrise minimum des outils numériques dans une société largement numérisée, on voudrait mettre en exergue l’arrière-plan idéologique de ce type de raisonnement poussé à l’extrême.  On peut reprocher au discours, qui présente l’ubiquité de l’Internet pour tous  comme un impératif sociétal, de reposer sur une vision technocentrée de l’évolution de la société. Ce slogan est vendu comme étant le développement naturel du progrès technique et, par là même, selon un schéma causal déterministe, du progrès social. L’étape  ultime  d’une  société  inclusive est en ce sens de rendre tout un chacun consommateur voire même producteur des technologies numériques.[2] Cette perspective adhère, du  moins  implicitement, à l’idéologie dominante véhiculée par les discours sur la “société de l’information”. Celle-ci porte sur la garantie d’une plus grande réussite sociale grâce à la détention d’un capital numérique, et donc, en creux, d’une dégradation sociale en cas de non possession dudit capital. Le déficit d’acculturation numérique relève ainsi d’une sorte de “limitation de soi”, qu’il est impératif de parvenir à combler.

Pourtant, peu de résultats d’analyses et de retours d’expériences de terrain apportent des preuves tangibles à cette rhétorique linéaire bien huilée. La plupart d’entre eux la nuance et même certains l’invalident. Des analyses montrent ainsi que l’expérience positive que procurent les usages du numérique est loin d’être partagée par tous les internautes et, qu’à l’inverse, certains individus se portent très bien en état de déconnexion quasi-permanente.

Cela étant dit, formuler quelques considérations critiques à l’encontre des idéologies qui orientent le développement numérique dans nos sociétés et les politiques de lutte contre ces “nouvelles” formes d’inégalités ne conduit pas pour autant à souhaiter nécessairement une inversion radicale de la tendance. La numérisation des divers pans de la société contient son lot de potentialités qu’il ne s’agit, bien évidemment, pas de nier. Il semble néanmoins impératif d’accompagner de façon appropriée cette vague digitale inéluctable afin qu’elle ne vienne pas créer de nouvelles sources d’inégalités. Ce qui est loin d’être toujours le cas. Lorsque cette vague déferle, sans mesure, sur les services publics, entrainant une modification profonde de leurs modalités d’accès, elle fait de la bonne manipulation des outils numériques une prérogative pour accéder à des prestations censées bénéficier à tous, sans distinction de conditions et d’état de connectivité.  Les différences de savoir-faire et d’envie, qui en soi ne sont pas nécessairement des inégalités, deviennent alors de réelles sources de discrimination. Cette déferlante crée des situations de non-recours à certains droits et services sociaux, pourtant fondamentaux. C’est ce qui se passe actuellement en France : des dizaines de démarches administratives essentielles (demande de RSA, demande d’aide au logement, demande d’inscription comme demandeur d’emploi, etc.) ne sont désormais plus accessibles qu’en ligne, mettant en grande difficulté plusieurs millions de personnes qui cumulent, à présent, précarité sociale et numérique. Contrer durable- ment ces nouvelles sources d’inégalités est bien entendu une nécessité, mais qui risque de rester un leurre tant que les inégalités sociales ne sont pas parallèlement traitées.[3]


[1] Statistiques issues du Baromètre de la société de l’information 2016, SPF Économie et statistiques (Statbel). http://economie.fgov.be/barometre_de_la_societe_de_l_informaton_2016

[2] Les initiatives actuelles menées autour de l’apprentissage de la programmation et du “code” à l’école s’inscrivent clairement dans cette vision, selon nous.

[3] Cet article se base sur de nombreuses études et analyses sur le sujet. Parmi les principales : Dominique Boullier, Sociologie du numérique, éd. Colin(« U sociologie »), 2016 et Fabien Granjon, Reconnaissance et usages d’internet, Presses des Mines, 2012

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