Casse-tête militant
À travers de multiples voix, Bruxelles Laïque s’interroge sur le militantisme et l’engagement politique.
1 – FIRAS KONTAR ; 2 – JEAN-YVES PRANCHERE ; 3 – NINON BERMAN & JONAS PARDO ; 4 – CECILE HISTAS ; 5 – Jacques Moriau – 6 – Philippe Corcuff (1) ; Philippe Corcuff (2)
Avec Jacques Moriau, coordinateur du Crébis – Centre de Recherche de Bruxelles sur les Inégalités Sociales – nous nous penchons sur la mise en place des politiques sociales, et plus généralement sur la façon dont une société construit la solidarité et l’émancipation. En passant par le cheminement personnel et professionnel incluant l’université vers un rôle plus engagé dans la recherche sur les inégalités et la transformation sociale, nous abordons les questions liées à l’engagement, au militantisme, au pragmatisme, à la radicalité et au réformisme. Derrière une vision plutôt pessimiste quant à la possibilité de changements structurels majeurs, pointe des pistes d’organisations et la nécessité d’un ancrage dans la réalité, d’un monde commun pour se comprendre, quitte à être en désaccord.
Vous travaillez au Crébis — Centre de Recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales —, qui est « un centre de recherche collaborative et engagée qui réunit chercheurs, intervenants et citoyens-usagers ». Qu’est-ce qui vous a mené là ?
Ce qui me tient à cœur, ce sont les politiques sociales, de façon générale. Politiques d’aide sociale, de santé. Toutes les questions liées à la façon dont on construit une société, par la question de la solidarité, de l’émancipation, etc. Donc à la fois ça m’intéresse comme projet, et puis ça m’intéresse aussi comme réalisation. Comment on y arrive ou pas ? Au Crébis, je travaille surtout sur les politiques sociales-santé de la Région, et notamment sur la réorganisation de l’offre sociale-santé sur une base territoriale. Ce n’est pas sans lien avec la capacité d’association, la justice socio-spatiale, la justice épistémique. Mon mémoire de fin d’études était basé sur Foucault et toute cette réflexion sur le gouvernement, de la capacité de s’en dégager ou de l’organiser de façon collective. Il y a aussi ces questions-là qui sont en filigrane de tout ce qui m’intéresse. Même si ici, c’est sans doute un peu moins visible.
Et donc, ce qui est important au Crébis, c’est la méthodologie basée sur la tentative de travailler de façon exclusivement collaborative, donc de faire des recherches avec les personnes concernées, que ce soient les professionnels ou des usagers, et d’être dans une construction collaborative de la recherche du début à la fin. C’est rarement possible, mais c’est un horizon, et ça renvoie directement à ce lien entre « que faire » et « comment le faire », quelle est la bonne façon de faire de la recherche, etc.
Avant, et même un peu en parallèle, vous avez longtemps fait de la recherche à l’Université. Pourquoi ne pas avoir continué ?
J’ai dû travailler presque 20 ans à l’université, principalement sous forme de contrats de recherche. Même si ça a été un rêve d’y travailler, je me suis assez vite rendu compte que la réalité de l’université n’avait pas beaucoup de rapport avec l’image que je m’en faisait comme lieu de connaissance, d’expérimentation. Peut-être aussi de ma faute… Quoiqu’il en soit, il y a eu un décalage entre les ambitions intellectuelles qu’on projette et la façon dont elles sont réellement rencontrées au jour le jour. J’étais frustré par ce que je faisais à l’université en sociologie, du manque de lien avec le terrain et du manque de lien entre les recherches qu’on pouvait mener et les effets concrets que ça pouvait avoir sur la société de façon générale. Il y avait aussi une absence presque absolue d’engagement politique de la part des gens qui travaillent à l’université. Quoique, pas dans le centre où moi j’étais, mais on était relativement isolés.
Ce qui est important au Crébis, c’est la méthodologie basée sur la tentative de travailler de façon exclusivement collaborative, de faire des recherches avec les personnes concernées, et d’être dans une construction collaborative de la recherche du début à la fin.
Vous êtes sociologue : je me permets une question réflexive. D’après vous, qu’est-ce qui fait que vous êtes là et vous a conduit à être là ?
Je crois que ça vient de mon parcours, de ma biographie, de là d’où je suis né. Je viens d’une famille ouvrière classique de la région de Verviers. Une expérience de ce que c’est qu’une vie de classe populaire mélangée avec une ouverture sur le monde intellectuel. Et donc une envie de faire des études, d’aller à l’université. J’étais le premier enfant de ma famille à faire des études de troisième cycle, le seul jusqu’à présent.
De là vient un rapport de position construit par mon expérience, ce que j’en retire et par mes connaissances théoriques. Si je mêle ce que j’ai vécu, ainsi que les gens du même milieu, et ce que je sais du monde et de sa diversité, les luttes sociales, les rapports de force, les intérêts, etc., travailler sur ces thématiques, ce n’est même pas une question, ça va de soi. Et c’est sans doute quelque chose qui se rapproche de la colère, il va de soi que j’ai envie que beaucoup de choses changent.
La colère est tenable sur le long terme ?
Ça s’amenuise, ça se transforme… Quelque chose qui me travaille beaucoup pour le moment, c’est les distributions de revenus ou les classifications de strates de population en fonction des revenus. Je fais maintenant partie des 10 % les plus « fortunés » de la population. C’est sans doute agréable individuellement, mais en même temps, ça pose question, et ça pousse à me poser des questions sur ce que je fais. Ou sur comment une société qui permet aussi que des énergies soient canalisées continue. Autrement dit, j’ai des intérêts à ce que cela change, mais je profite aussi très bien de la façon dont c’est structuré.
Ce que vous dites, c’est que penser, réfléchir, écrire sur la précarité, etc. peut nous mettre aussi dans des situations confortables ?
Oui, quand ça devient un métier. Mais c’est même un peu plus subtil que ça. Le fait d’avoir une connaissance un peu fine du fonctionnement social fait que tu peux être amené à faire un certain nombre de choix qui sont relativement rationnels par rapport à la distribution des opportunités.
Moi, je suis tout doucement à la fin d’une trajectoire, eh bien, les choix que j’ai faits sont des choix qui sont profitables. Que cela soit pour l’achat d’un appartement ou d’une maison, le fait de connaitre les localisations territoriales qui font qu’il y a des endroits qui permettent plus de choses que d’autres… Ce genre de choses sont vraiment intégrées dans une structure de savoirs et donc de choix.
Votre fiche de l’École de Transformation Sociale (ETS), mentionne que vous avez « une position à l’intersection de l’associatif et de l’académie, et que ça convient tout particulièrement à ce qu’elle oblige à penser concrets et militer de façon critique ». L’idée de penser concret, ça veut dire quoi ?
Moi j’adore penser pour penser. Mais là c’est le fait que penser, c’est une activité pratique, qu’il y a des conséquences pratiques. C’est penser pour que cette pensée puisse avoir des effets pratiques. C’est le contraire de toutes ces recherches académiques qu’on fait et qui finissent dans un tiroir. Donc, ce n’est pas seulement penser, c’est aussi penser à quoi sert cette pensée et comment elle va être utilisée.
Et « Militer de façon critique » ?…
L’autre aspect, c’est de se dire : « OK, on croit une telle chose, on a une série de valeurs, on a une série d’objectifs qui découlent de ces valeurs, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas être soi-même réflexif et critique par rapport à ce qu’on pense et par rapport à ce qu’on dit ».
Il y a un côté négatif du militantisme qui consiste à croire absolument. Croire tellement en une cause et à ce que tu fais, que tu te mets dans une incapacité d’être ouvert à d’autres positions, et aux défauts de ta propre position, à tout ce qui peut te remettre en question.
C’est-à-dire ?
Par exemple, on a travaillé pendant deux ans sur le Plan Social-Santé Intégré — le PSSI — et sur sa mise en place. On vient d’écrire un premier texte avec le Crébis, un des derniers numéros de Pauvérité où on fait une critique très radicale du PSSI. On peut penser un cadre, aider à le mettre en place et quand même être critique de ce qu’on fait. C’est cette articulation-là qui est parfois un peu mal comprise.
Vous travaillez dans un centre de recherche « collaborative et engagée ». Pour autant, est-ce que vous vous considérez comme militant ?
Non, moi, je ne me considère pas comme militant. Parce que pour moi, militant, ça veut dire que tu as un combat qui est clairement identifié, et il y a un côté très positif à être militant. Il y a un côté engagé, qui met de l’énergie. Mais il y a aussi un côté négatif qui m’empêche d’être militant, et qui consiste à croire absolument. J’associe ça un peu à « croyant ». Croire tellement en une cause et à ce que tu fais, que tu te mets dans une incapacité d’être ouvert à d’autres positions, et aux défauts de ta propre position, à tout ce qui peut te remettre en question.
Vous êtes plus orientés « questions »…
Oui, moi j’adore construire des questions. Je ne saurais pas défendre des réponses, je ne suis pas capable de dire, « c’est comme ça qu’il faut faire ». Je doute trop de ce que je pense pour croire que ça vaille la peine de me battre de façon militante. Ça ne veut pas dire que je ne me bats pas pour certaines choses, mais ce n’est pas la même chose que d’être militant. C’est une question d’intensité et de porosité à d’autres positions. Donc je ne me définis pas comme militant, je ne m’engage pas assez dans une cause que pour être considéré comme tel.
Pour vous, c’est donc lié à cette implication dans une cause, n’importe où sur l’échiquier politique ?
Ah oui, l’extrême droite a un très grand vivier des militants. Avec les gens très convaincus de ce qu’ils font et de comment ils le font. Je crois qu’être militant, ça n’a rien à voir avec le fait d’être de gauche ou de droite. C’est vraiment une mesure de l’énergie que tu mets à défendre une cause. Après, c’est vrai qu’on a souvent une image romantique du militant.
Et le fait d’être justement dans des questionnements qui sont malgré tout orientés vers l’émancipation, vers la justice sociale, vers le soin, etc. Sans chercher à tout prix une étiquette, ne peut-on dire que vous êtes un chercheur engagé dans une orientation progressiste, ou alors le flou est nécessaire pour rester ouvert ?
Par exemple, puisque le Crebis se définit clairement comme un centre de recherche qui fait des recherches engagées, on a réfléchi le modèle comme étant un endroit où on lutte contre les inégalités sociales, on fait des recherches qui vont dans le sens d’une transformation sociale qui réduit les inégalités, et on produit des connaissances qui servent à ça. On ne s’intéresse qu’à ça. Donc on ne fait ni de la recherche pour la recherche ni de la recherche neutre, on fait de la recherche parce qu’on a un objectif et qu’on veut atteindre certains résultats. Mais engagé, ça ne veut pas dire militant. Dire « je sais sur quelle route je suis et où je veux aller », ça ne veut pas dire qu’il n’y a que cette route-là. C’est simplement la route qu’on a décidé de suivre.
Et concernant un éventuel engagement personnel ?
Me concernant, je dirais que je suis une espèce d’intellectuel, mais peut-être pas « engagé » parce que je pense que l’intellectuel, il réfléchit, il construit et pose des questions. C’est ce que j’essaie de faire : construire et de poser des questions par rapport à d’autres choses qui existent, et de fournir des éléments qui permettent à chacun de se faire une opinion ou de se donner des raisons d’agir. Donc il y a un certain objectif, clairement, mais mon boulot, c’est de construire la question.
… en vue d’une « transformation sociale », non ?
« Transformation sociale », ça ne veut pas dire grand-chose : on ne sait pas toujours très bien comment transformer, ni si on va arriver à la transformation souhaitée, mais ça veut au moins dire qu’on n’est pas satisfait de ce qui existe. Et la question, c’est de réfléchir ensemble, de problématiser, communautariser, ou collectiviser. Poser un diagnostic, tirer des conclusions. On identifie des enjeux, et en fonction de ça, on se met ensemble pour agir dans le sens qu’il nous paraît le plus utile. C’est créer des lieux où il y a moyen de réfléchir ensemble, de poser des constats. Et à partir de là, de mettre en place des actions.
Si je vous entends bien, c’est nécessairement collectif ?
Oui, ça, c’est clair. Je pense que c’est aussi une des lignes du Crébis ou du CBCS plus largement, c’est qu’on est un lieu qui sert à fédérer les gens, à les rassembler et à essayer de définir des positions communes.
“Transformation sociale”, ça ne veut pas dire grand-chose : on ne sait pas toujours très bien comment transformer, ni si on va arriver à la transformation souhaitée, mais ça veut au moins dire qu’on n’est pas satisfait de ce qui existe.
Quelle serait la bonne articulation du politique au sens des partis politiques ? Lobbying, groupes de pression ?
Je vais répondre en partant de ce qu’on a fait avec le PSSI. Ça ne veut pas dire que c’est ça qu’il faut faire, mais c’est un exemple. Le CBCS — Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique — est un organisme qui est reconnu officiellement comme étant le lieu qui fédère un certain nombre d’acteurs du social-santé. Par conséquent, il a une espèce de rôle de représentation auprès du politique. Avant la nouvelle législature, on avait des contacts réguliers avec un certain nombre d’acteurs politiques dans la majorité et dans l’opposition. Sur cette base-là, avant les élections passées, on a construit un petit document qui s’appelle « Une note de vision ». Cela permettait de synthétiser l’idée de la direction à prendre concernant l’offre des services sociaux santé sur Bruxelles pour les membres du CBCS. À partir de là, et à ce moment-là, on remarque qu’on est assez proches, en termes de vision intellectuelle, d’Écolo. Et il se fait que c’est Écolo qui a pris le poste du ministre social-santé. Et sur cette base-là, on a continué à travailler ensemble et à être impliqués dans la conception, les features du plan social santé intégré. Et après, dans sa mise en œuvre. On a évidemment été étiqueté Écolo par un certain nombre d’autres acteurs politiques qui ont pris cette proximité pour le signe d’une collusion a priori.
Je trouve que c’était une relativement bonne façon de se positionner par rapport au politique dans le sens où il y a eu une phase d’apprivoisement réciproque. On se demande sur quoi on est d’accord, avec quelle formalisation commune. Et puis on propose de mettre en place des cellules de médiation entre les réalités des acteurs de terrain et les décisions prises par le politique. Il est très éloigné du terrain, mais c’est pourtant lui qui va mettre les politiques en œuvre. Il y a donc quelque chose à retravailler collectivement, c’est pour cela qu’on a essayé de mettre en place des « ateliers du changement » en se disant qu’il faut des lieux où les gens peuvent dire comment ils vont faire, comment ils vont passer des idées à la pratique. Et ce qui est sorti, ce n’est pas forcément ce qu’on pensait au départ. Et c’est très bien comme ça. On suit actuellement ce processus, et en même temps on continue de le critiquer, via des publications, via des interventions.
Et donc, c’est une attitude pragmatique, d’accompagnement critique, ce n’est pas très frontal. Mais en même temps, pour le moment, on a l’impression que les décisions vont dans le bon sens par rapport à ce que nous pensons, et donc je trouve que c’est pas mal joué. Après les élections [juin 2024], on se positionnera peut-être tout à fait différemment par rapport aux politiques. Ça se joue dans les réalisations pratiques. On pourrait dire : jamais ! Je ne parle pas aux politiques ! Mais alors je fais la révolution. Et je la fais vraiment. Or, on n’est pas du tout dans une position où on fait la révolution. C’est très pragmatique, très réformiste, mais en même temps on n’a pas beaucoup d’autres outils à dispositions.
Vous vous tenez volontairement à l’écart de la course à la radicalité ?
Tout ce dont je viens de parler, c’est mon métier, je suis payé pour le faire. C’est ce que je fais, c’est ce que j’ai envie de faire, mais c’est quand même mon métier. Et donc il y a un côté réformiste inhérent lié au fait que ce soit un métier, qui permet de gagner sa vie comme ça. Je pense que ça explique en partie le côté très low profile de notre approche. À un niveau plus individuel, je suis dans une pensée plus radicale. Mais pas organisée. Donc être radical tout seul, ça ne sert pas à grand-chose. Mais j’ai des idées plus radicales que celles que je défends dans le cadre de mon travail. Je pense qu’il y a une fracture entre quelque chose de l’ordre du public et du privé qui se marque là-dedans. C’est clair que, par exemple, au Crébis il n’y a pas de vocation révolutionnaire. Ce n’est pas un lieu de militance. Ce n’est pas comme ça que ça se met en place, on a une vision politique, mais on n’est pas organisé et on n’a pas des actions qui sont définies dans l’objectif de réaliser à tout prix notre vision, ce n’est pas ça la question.
Il y a des orientations politiques qui lient la question pragmatique et la radicalité concrète. Je pense aux Utopies réelles d’Erik Olin Wright, par exemple, permettant de contrer des approches très romantiques du militantisme. En d’autres termes, qu’est-ce qui vous semble faisable et désirable vu le contexte politique actuel ?
Je suis plus dans une idée d’expérimentation que dans une lutte qui soit à une échelle inatteignable, notamment au point de vue de l’organisation sociale. Être dans une approche locale, réalisable, individuellement, ou en petit collectif, type habitat groupé, un peu comme tous les gens de notre milieu… Aussi, pendant tout un temps, j’ai été au Conseil d’administration du « Garcia Lorca », qui est une coopérative socio-culturelle bruxelloise. Des choses comme ça, qu’on fait au niveau où on sait les faire. Et on fait des petites choses et on additionne des petites choses. Et par ailleurs, ça correspond à mon modèle politique qui est plutôt un modèle d’auto-organisation, communaliste à la Bookchin. Ces 10-15 dernières années, mettre au centre de la question politique la catastrophe écologique aurait dû changer radicalement la façon de penser ce que doit être une lutte politique dans une perspective plus égalitaire et émancipatrice. C’est d’ailleurs paradoxal, cette question est au centre des questions politiques, elle sature le politique, et en même temps ce n’est pas vu et pris en compte par tout le monde, à commencer par les acteurs politiques actuels.
Je pense qu’on a vraiment intérêt, dans une vision à moyen terme, d’avoir des collectifs organisés, viables et durables, à plein d’endroits plutôt que d’avoir une lutte globale. Dans ma conception, il n’y a pas d’autres façons de faire. Le reste, ça mène à la catastrophe. Après, si je veux être sincère dans ma réponse, en fait, je n’y crois pas. Je ne crois pas qu’on va transformer la structure de façon assez importante pour qu’elle mute. C’est très pessimiste, mais la seule chose auquel je crois réellement, c’est qu’on va vers une séquence d’énormes violences et que la seule chose qui peut un tout petit peu atténuer la chose, c’est ce que je disais à l’instant, c’est d’être organisé dans des collectifs locaux. Mais je ne vois pas ce qui, actuellement, dans les rapports de force, les dynamiques, dans tout ce qui est en cours, pourrait faciliter une transformation harmonieuse.
Mettre au centre de la question politique la catastrophe écologique aurait dû changer radicalement la façon de penser ce que doit être une lutte politique dans une perspective plus égalitaire et émancipatrice.
Donc la gauche qui parle de s’organiser autour d’un chef charismatique guidant les masses, c’est n’est pas forcément quelque chose qui vous parle…
Non, parce que le nombre tout seul, ça ne compte pas, il faut que le nombre soit animé par quelque chose de commun. Et on n’a rien d’autre qui anime de grandes masses que la consommation. Je précise qu’on est nous-mêmes dans le monde, ce n’est pas une distinction entre « la masse » et moi. Tant qu’on n’a pas le socle idéologique qui permet d’animer les masses, tant qu’on n’a pas une orientation idéologique émancipatrice qui nous anime, en masse, on n’a rien. Et je ne pense pas qu’actuellement, on aura un discours idéologique assez fort pour faire ça. Parce que la consommation, ce n’est pas un discours, ce n’est pas une idéologie. Ça « marche », mais ce n’est pas un discours. C’est une idéologie pour les intellectuels, mais en pratique, c’est une satisfaction, ou c’est un rêve. Et créer quelque chose d’aussi puissant que ça, pour le contrecarrer, moi je n’y crois pas vraiment.
Nous avons parlé de militantisme, de politique, mais aussi d’idéologie et la façon de faire bouger, ou non, l’ordre établi. Est-ce qu’une plus grande justesse ou précision dans les faits que nous communiquons sur tel ou tel sujet est d’ordre à améliorer notre quotidien, ou vous estimez que l’on peut se les approprier à notre guise et à notre avantage — quitte à fermer les yeux sur certains désaccords ?
J’ai toujours beaucoup de mal à m’investir dans ces bagarres intellectuelles où on assène des choses sur base de « faits », parce que, d’un point de vue théorique, je suis hyper constructiviste. Dans cette perspective, « un fait », comme on l’entend habituellement, ça n’existe pas en tant que tel, mais c’est une construction qui est plus ou moins solide, qui marche plus ou moins bien ; c’est une construction qui sert à quelqu’un, à un moment donné, par rapport à une question précise. C’est tout le contexte qui est autour, qui fait que c’est un fait. Donc je peux laisser dire des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord parce qu’il y a plein d’autres choses à questionner avant de savoir pourquoi on n’est pas d’accord.
Mais ce n’est pas du « relativisme » ?
Non, je peux aussi être hyper remonté quand j’entends des choses que je considère comme énorme sans que la question soit de savoir si c’est un fait ou pas un fait. Parce que dans les argumentations, les faits sont toujours utilisés aussi par rapport à une démonstration. Et c’est la démonstration qui compte.
C’est ce qu’on veut dire qui importe, ce n’est pas qu’on utilise tel ou tel « fait ». La question c’est plus « de quoi tu parles, est-ce que tu as raison de dire ce truc précis » ? On peut dire, « c’est un fait qu’en Belgique on peut corréler le taux de chômage avec la longueur des allocations ». C’est un fait, mais ça ne nous dit rien. Car ce n’est pas de ça que l’on parle, ce dont on parle, c’est de dire qu’il faut obliger les gens à travailler.
Maintenant si quelqu’un a dit la « Lune est une création de la CIA »… ou d’autres choses parfois bien pires ?
OK, quand on est à ce niveau-là, je ne sais plus parler. C’est un vrai problème de ne pas être d’accord sur la réalité, mais ce n’est pas encore la même chose. Souvent quand on parle de faits, on parle de choses très précises, très techniques. Si la question c’est, « est-ce qu’on vit dans la même réalité ? », alors on est passé à autre chose. Je ne sais pas ce qu’on fait avec ça. C’est une vraie question, parce que c’est déstabilisant. C’est quoi un monde qui n’est pas commun ? Et c’est vrai qu’on vit de plus en plus dans un monde qui n’est pas commun.
C’est donc plus ce rapport au monde qui vous intéresse que le rapport au vrai ou au faux, un fait, pas un fait, etc. ?
Effectivement je ne connecterais pas cette question des faits, comme ont tendance à le faire certains milieux, entre autres les milieux de laïc, avec la question de la vérité. Et en plus, par ailleurs, j’ai un problème avec le concept de vérité, qui pour moi est avant tout un rapport de domination. Conceptuellement, je ne pense pas que quelque chose qui a à voir avec la vérité existe.
En fait, le débat autour de la vérité suppose que les personnes qui en débattent soient d’accord de s’interroger, de mettre le monde à l’épreuve. Il faut au minimum être dans une posture où tu es d’accord que la réalité t’affecte. Il y a vraiment quelque chose de cet ordre-là. Et après on peut discuter. Et puis il y a des positions, — et ça nous renvoie à la militance —, où tu te fiche de savoir ce que la réalité te dit, tu es convaincu, tu crois à un truc, et c’est bon, et c’est comme ça. Tu n’as même pas envie de parler, en fait. Et donc je ne parle des questions autour de la vérité qu’avec des gens qui sont d’accord de se laisser affecter par la réalité.
Merci pour cette conversation et pour tous ces éclairages !