PENSER ET AGIR CONTRE L’ANTISÉMITISME : NINON BERMAN & JONAS PARDO

par | Education, Féminisme, INTERFÉRENCES, Politique

Casse-tête militant
À travers de multiples voix, Bruxelles Laïque s’interroge sur le militantisme et l’engagement politique.

1 – FIRAS KONTAR ; 2 – JEAN-YVES PRANCHERE ; 3 – NINON BERMAN & JONAS PARDO ; 4 – CECILE HISTAS ; 5 – Jacques Moriau; 6 – Philippe Corcuff (1) ; Philippe Corcuff (2)

Tenir tous les bouts, voilà ce qui semble depuis quelques années le mot d’ordre de nombreux mouvements antiracistes ; autrement dit, lutter contre tous les racismes, partout — y compris, non sans difficultés, dans les milieux progressistes ou de gauche. Qu’en est-il de la lutte contre l’antisémitisme ? Entre son déni et son instrumentalisation, entre une lutte proclamée et le vide observé quant à la lutte réelle, entre la théorisation du racisme systémique et la proclamation de l’absence d’antisémitisme de gauche, cette lutte est au croisement de nombreuses difficultés, tant théoriques que pratiques. Dans le cadre de ce dossier consacré au militantisme, nous sommes allés à la rencontre de Jonas Pardo (Golem France) et Ninon Berman (Golem Belgique), afin de parler de leurs engagements collectifs et individuels contre les oppressions racistes, antisémites, mais également patriarcales — d’où qu’elles viennent.

***

Depuis quelques années, et sensiblement depuis le 7 octobre, on remarque en Belgique et en France une profusion de groupes militants dédiés à la lutte contre l’antisémitisme, ou mettant cette lutte comme un objectif revendiqué (le RAAR, Golem, Juifves Révolutionnaires, ORAAJ,…). Quitte à faire du mauvais esprit, n’est-ce pas le signe d’un éparpillement, voire d’une chasse gardée où chaque organisation défend son pré-carré ?

Jonas Pardo : Ce n’est pas comme ça que je vois la situation. La lutte contre l’antisémitisme, pour l’instant, c’est un objet flou. Quels contenus ? Quels axes ? Quelles cibles ? Quelles actions ? Il n’y a pas de consensus. C’est en train de se fabriquer, de se dessiner. On est sur l’ouverture d’un front. Il y en a qui sont en place, au niveau institutionnel, il y a des combats qui sont menés par des associations historiques, comme L’Union des étudiants Juifs de France ou par le Conseil représentatif des Juifs de France. Mais en matière de combats idéologiques, ce n’est pas stabilisé. Et en termes de formation, c’est la catastrophe.

C’est-à-dire ?

Jonas Pardo : Aujourd’hui, dans les gauches, mais aussi au sein des mondes juifs, reconnaître l’antisémitisme contemporain, c’est quelque chose qui n’a rien d’évident. Après la Shoah, on ne peut plus se dire antisémite de manière assumée ou positive. Le problème, c’est que même ceux qui propagent l’antisémitisme ne se perçoivent pas comme antisémite. C’est ça qu’il faut prendre en compte. Arriver à faire comprendre les mutations de l’antisémitisme nécessite de donner le matériel pour expliquer, résister, s’opposer. On est sur un combat de temps long. Et c’est une bonne chose que coexistent des organisations aux sensibilités différentes, qui parlent avec points de vue et à des publics parfois différents. Car oui, il y a des façons d’exprimer la haine des juifs qui est différente. Pour le dire autrement, on a vingt ans de retard dans la recherche, dans la vulgarisation des concepts qui sont créés, et on a des problèmes sur les questions d’intersection. Et je suis très content qu’il y ait des organisations avec des points de vue différents, queer par exemple. Cela créer de la matière qu’on mettra en commun. Et je suis sûr que tous ces petits groupes vont se rassembler quand il y en aura besoin.

Ninon Berman : Quand il y a des Golems ou d’autres collectifs qui se créent, alors qu’il y a d’autres collectifs juifs qui existent, c’est qu’il y a un besoin qui n’avait pas été comblé. Donc on répond à notre propre besoin en créant des collectifs ad hoc. Quelque part, militer collectivement, c’est aussi une activité très égocentrée et égoïste. On ne va pas militer si on n’y retrouve pas en premiers lieux nos intérêts propres, liés à des vécus, des situations individuelles et qui vont rejoindre des envies de collectifs, après. Sinon on ne le fait pas. Et toutes les petites guéguerres internes, finalement, seront mises de côté pour le collectif. 

« Arriver à faire comprendre les mutations de l’antisémitisme nécessite de donner le matériel pour expliquer, résister, s’opposer. On est sur un combat de temps long. [Jonas Pardo]»

Et qu’en est-il de la situation belgo-bruxelloise ? Avant le 7 octobre, avant Golem Belgique, avant Solidarité judéo-arabe, il y avait cette espèce de binarité CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif David Suskind)  et l’UPJB (l’Union des Progressistes Juifs de Belgique), dans lesquels gauche et droite se retrouvaient plus ou moins. Mais peut-être que la réalité était plus complexe ?

Ninon Berman : Ah non, ce n’était pas très complexe. Effectivement, dans le milieu juif de gauche, il y avait le choix entre UPJB et CCLJ. Le CCLJ, ça reste quand même une institution dite de gauche, même si elle n’est plus très politisée comparée à ce qu’elle était il y a 20 ou 30 ans, même 40 ans. Donc en matière d’organisation politique juive et politisée, à part l’UPJB, très honnêtement c’était un peu le désert.

D’autant que les estimations concernant la population juive en Belgique n’ont rien à voir, quantitativement, avec la population juive française bien plus grande. Cela a sans doute un impact sur la recherche, les structures en place, et la façon de militer…

Ninon Berman : Je crois qu’en Belgique nous avons bien plus en retard qu’en France dans la lutte contre l’antisémitisme. D’une part, parce que la communauté juive belge représente plus ou moins 30 000 personnes pour 11 millions d’habitants, pour environ 500 000 personnes pour 68 millions en France. Aussi, la moitié vit à Anvers : la communauté juive est divisée linguistiquement et politiquement. Entre Bruxelles et la Flandre, il y a un monde. Les juifs à Anvers votent pour beaucoup N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie, droite nationaliste flamande). Je ne dis pas que les juifs à Bruxelles votent tous Ecolos et PS, mais on est un peu moins de droite à Bruxelles qu’à Anvers. C’est aussi une donnée à prendre en compte dans le paysage de la lutte contre l’antisémitisme en Belgique. De plus, ces données linguistiques changent profondément aussi la culture juive tout court, parce que les francophones auront plus une culture latine et les Flamands une culture plus germanique.

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Un des points de tension qui anime les militants, mais aussi le débat public plus largement, c’est la dénonciation de « l’instrumentalisation de l’antisémitisme » qui se ferait au profit de l’ordre établi. Ce qui fait dire à certains que la lutte contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne passe au second plan. Comment abordez-vous cette question ?

Jonas Pardo : En effet, le débat public est structuré autour de cette question, et qu’est-ce qu’on voit ? Que beaucoup de partis en France, du centre gauche jusqu’à l’extrême droite parlent d’antisémitisme, des Juifs, mais uniquement pour taper sur les Arabes et les musulmans. La question de la défense des Juifs face à la haine antisémite est secondaire. Et à gauche, on parle souvent de la question de l’antisémitisme ou de « l’instrumentalisation de l’antisémitisme », non pas pour défendre des juifs, mais pour critiquer Israël. C’est pour ça qu’il est urgent de mettre du contenu dans la lutte contre l’antisémitisme.

Ninon Berman : Si instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme fait avancer la lutte contre l’antisémitisme, ça ne me pose pas de problème. Ça dépend donc des directions que cela prend. Tout comme je n’ai pas de problème à ce qu’on instrumentalise la lutte féministe au niveau des partis politiques, à partir du moment où ça va dans nos intérêts et dans les intérêts de la lutte. C’est le principe du militantisme, sauf si tu es anarchiste. C’est-à-dire que tu travailles quand même un petit peu avec les instances politiques qui existent. Et c’est le principe de la politique d’instrumentaliser les causes à des fins électorales et des enjeux électoraux. Du moment que ça fait avancer la cause, on se fiche un peu de l’instrumentalisation. Et dans les faits, la critique de « l’instrumentalisation de l’antisémitisme » ne fait pas beaucoup avancer la cause qu’est la lutte contre l’antisémitisme…

Jonas Pardo : Il ne peut y avoir « instrumentalisation » que parce qu’il y a de l’antisémitisme. Si on veut vraiment lutter contre l’instrumentalisation au sens négatif, la seule méthode qui existe, c’est de prendre en charge la lutte. Tout d’abord, contre la montée des extrêmes droites, car l’antisémitisme lui est consubstantiel. Sans antisémitisme, l’extrême droite ne serait pas l’extrême droite, c’est au cœur de sa vision du monde. Quelque chose qui est lié à l’extrême droite, mais qui n’est pas que de son ressort, c’est les questions de complotisme : voir les juifs comme la force obscure et cachée qui serait à l’origine du malheur du monde. Deuxièmement, il y a les questions de djihadisme, qui est un problème réel et qui est utilisé par les droites, mais on a peu de données fiables, selon moi. Et enfin, il y a les enjeux liés à la manière dont le conflit israélo-palestinien est traité. Puisqu’on le voit, à chaque moment de tension au Moyen-Orient correspond une vague d’antisémitisme en Europe.

« Penser la paix, ça commence par arrêter de vouloir faire la leçon de petits Européens qui comprennent tout mieux que tout le monde et répercuter la parole des militantes et militants sur place qui ont déjà des pistes concrètes de solutions. [Ninon Berman]»

Militer pour la paix est plus que jamais un objectif pour toute personne engagée pour le respect des droits humains. Néanmoins, cela reste un terme traversé par des conflits idéologiques. Si je prends l’exemple de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, il y a schématiquement un pacifisme qui abdique face à la puissance poutinienne, et une recherche de paix « juste et durable ». Que mettez-vous derrière ce terme de « paix » vis-à-vis du conflit israélo-palestinien ?

Ninon Berman : J’y mets ce que disent les militantes de la paix israéliennes et palestiniennes. Je ne suis pas là-bas, je ne suis pas israélienne, je ne suis pas palestinienne, je n’ai donc pas la prétention de leur dire comment réussir à faire la paix. Mais si on écoute les militantes, c’est assez simple finalement : retrait immédiat de Gaza, libre circulation du peuple palestinien, les droits fondamentaux respectés, État reconnu. De notre côté, ça commence aussi par arrêter de vouloir faire la leçon de petits Européens qui comprennent tout mieux que tout le monde et répercuter la parole des militantes et militants sur place qui ont déjà des pistes concrètes de solutions. Mais trop souvent, on ne les écoute pas si ça ne valide pas nos idées. Sans parler du fait qu’ils sont silenciés ou matraqués par le gouvernement israélien, comme c’est le cas avec les militants de Standing together.

Après, il y a des groupes qui, ici en Europe, soutiennent des initiatives pour la paix là-bas, comme les « Guerrières de la paix »…

Ninon Berman : Oui, les Guerrières de la paix c’est une association qui a été créée par Hannah Assouline en France et qui regroupe plusieurs femmes de différentes nationalités et qui soutient les mouvements de femmes israéliennes et palestiniennes, tels que Women’s wage peace — dont Viviane Silver, tuée le 7 octobre, était une infatigable activiste —, ou Women of the sun, et qui arrivent à mettre leur souffrance de côté pour voir au-delà du conflit, voir un au-delà, construire l’avenir.

Jonas Pardo : J’ai aussi entendu parler du mouvement « solidarité judéo-arabe », en Belgique.

Ninon Berman : Oui, ça s’est créé rapidement, en réponse au 7 octobre et évidemment grandement inspiré des Guerrières de la paix. Avec la différence qu’on n’est pas en non-mixité de genre, il y a des hommes et des femmes parce qu’à un moment donné, les Juifs et Arabes musulmans de gauche qui souhaitent coopérer, on peut les compter sur les doigts d’une main. Ça a été créé parce qu’on ne se reconnaissait ni dans les appels aux rassemblements pro-palestiens, ou pro-israéliens. Tout est hyper polarisant, il y a un d’un côté — peu importe où on est —, le bon et le méchant. Et l’humanité de l’autre était niée, donc l’idée c’était de créer des contre-rassemblements. On s’est inscrit dans l’idée de créer du lien « intercommunitaire » judéo-arabe, ça n’existe pas, j’imagine qu’en France, c’est pareil.

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Jonas, sur la polysémie de la « paix » ?

Jonas Pardo : Certains, par paix, entendent « pacification », et ce, dans les deux sens : d’un côté, les soldats israéliens œuvreraient pour la paix — c’est quelque chose qu’on l’entend alors qu’ils sont en train de faire un massacre à Gaza. Et, de l’autre côté, le Hamas se battrait pour une « paix révolutionnaire ». On aura compris que la paix au sens de l’entente, ce n’est pas pareil qu’exiger que les autres nous « foutent la paix ». Et ça c’est quelque chose qui est difficile à comprendre pour les deux côtés : on est dans un conflit nationaliste et ceux qui mènent la guerre ne sont pas des gens qui agissent et milite dans le respect des droits humains. Je parle autant de Netanyahu que du Hamas puisqu’on l’a vu, les deux se fichent bien évidemment du camp d’en face, mais également de leur propre population. Mais il existe une ligne de démarcation malheureusement minoritaire, qui n’est pas entre les « pro-palestiniens » et « pro-israéliens », mais elle est entre ceux qui veulent la paix entre les peuples et ceux qui veulent une guerre exterminatrice.

Ninon Berman : Au moment de la création de « Solidarité judéo-arabe », il y a un collectif féministe décolonial musulman bruxellois qui nous a dit « Ce n’est pas le moment à la paix. Ce n’est pas le moment à la nuance ». Mais si ce n’est pas maintenant, quand est-ce que c’est ? Actuellement, si tu arrives avec de la nuance dans les milieux militants de gauche, avec un discours pensé, avec des arguments, tu n’as plus voix au chapitre. Si tu rappelles dans le même temps qu’Israël agit dans cette guerre d’une façon indéfendable, et qu’il a quand même le droit d’exister, tu es le méchant « sioniste ». Et j’imagine que c’est la même chose de l’autre côté.

Dans cet entretien, nous parlons essentiellement d’organisations, de collectifs militants. À un niveau plus individuel, comment définiriez-vous votre parcours ? Et est-ce que les termes de militants ou d’activistes vous conviennent ?

Ninon Berman : Je suis militante féministe, juive, antiraciste par la force des choses, depuis 4 ans maintenant, féministe depuis une dizaine d’années, et ayant grandi dans un milieu qui n’était pas spécialement militant, mais engagé politiquement à gauche. Mon entrée dans le militantisme, c’est clairement via la colère qu’elle s’est faite. Je n’ai donc aucun souci à dire que je suis militante ou activiste. Cela dit, je pense que quand on se qualifie de militant, on s’insère dans un collectif, tandis qu’en tant qu’activiste, on est un peu plus dans une approche individuelle. Mais en réalité, ces mots, ça n’est pas l’essentiel.

« Je ne diabolise pas le terme de ‘militant’, mais il y a une posture qui me gêne, qui est celle de celui qui aurait des leçons à donner à la société, et où l’action politique se résume à parler, à avoir un discours. [Jonas Pardo] »

Jonas Pardo : Je suis entré dans l’action politique sur les questions d’écologie, mais aussi sur les questions de critique du travail et de la technologie. Et c’est à partir de 2015 où j’ai commencé à travailler sur le problème d’antisémitisme, puisque je voyais que parmi mes camarades, certains avaient des paroles de justification, des actes, tueurs de l’hypercasher et je commençais à identifier l’antisémitisme évidemment comme un danger, pour les juifs, de plus en plus présents, mais également un danger pour le mouvement social tout entier. Et avec d’autres des personnes que j’ai rencontrées qui partageait ce constat, on a commencé à travailler sur le sujet.

Et concernant le terme de militant ?

Jonas Pardo : Je suis souvent qualifié en tant que tel, et je ne vais pas le réfuter, mais ce n’est pas le langage que j’utilise. Ça dépend de mes casquettes aussi. Je suis syndiqué à CGT, je suis à Golem, et je suis formateur à la lutte contre l’antisémitisme. C’est mon métier. Et après, selon les opportunités et les épreuves, je peux me retrouver à agir pour empêcher la fermeture de la classe de l’école de ma fille, par exemple. En tant que formateur, je ne considère pas que c’est un travail politique, je considère que c’est un travail de pédagogie. Quand je suis avec Golem, je préfère le nom d’« acteur politique » pour dire que l’ambition, c’est d’influer sur le débat public et sur la manière dont les choses se déroulent. Je ne diabolise pas le terme de « militant », mais il y a une posture qui me gêne, qui est celle de celui qui aurait des leçons à donner à la société, et où l’action politique se résume à parler, à avoir un discours. Je considère que l’action politique, c’est poser des gestes qui permettent de déclencher des rapports de force, des décalages cognitifs, de forcer ses adversaires à changer leurs actions. Et le mot « activisme », ça peut m’arriver de l’utiliser, mais je mets une connotation différente. C’est-à-dire que « l’activiste » pour moi, c’est celui qui met son corps en jeu dans l’action.

Ninon Berman : J’aime bien cette définition qui inclut le fait de mettre son corps en jeu, en tant qu’activiste. Ça me parle, cette conception d’« acteur politique ».

Comment considérez-vous le militantisme en tant qu’activité ? Est-elle accessible à tout un chacun ?

Ninon Berman : : Ma posture a toujours été de dire que militer, c’est un privilège de bourgeois. Je ne veux même pas mettre de guillemets parce qu’effectivement avoir le temps et la disponibilité physique et mentale pour pouvoir lutter quand on est contre les injustices, ce n’est pas donné à tout le monde. Ça nécessite du temps, de l’argent souvent. Quand on est dans l’urgence de manger, d’avoir un boulot, de s’occuper de ses enfants, ou d’autres choses, on n’a pas le temps de se consacrer aux luttes sociales, parce que dans les besoins de la pyramide de Maslow, on est dans les besoins primaires, on est dans les premiers étages.

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Jonas Pardo : Les raisons qui font qu’on entre en actions politiques sont très différentes. Parmi ces raisons, c’est qu’on sent qu’on n’a pas le choix. Soit pour des raisons existentielles, et il faut en faire quelque chose de cette colère créée par l’injustice, par la violence, etc. Et on rentre dans l’action collective, ou publique, parce qu’il faut que ces émotions aillent quelque part. Mais ça peut être aussi pour des conditions matérielles. On voit des gens précaires faire la grève. Ou d’autres qui se sont lancés dans des luttes pour la justice et la vérité, pour leurs frères ou leurs sœurs assassinés par la police, et qui ne sont pas du tout des privilégiés au sens économique ou culturel.

Mais cela reste un temps limité, au contraire de militants « à plein temps », professionnalisé…

Jonas : Oui, ça prend du temps… parce que c’est bénévole. Donc on retrouve beaucoup de gens qui peuvent laisser la place à ces émotions, les développer et les exprimer parce qu’ils ont un confort matériel. Mais le problème concernant cette question des privilèges, ce n’est pas tant d’en avoir, c’est ce qu’on en fait ! Qu’est-ce qu’on fait de ce temps ? Qu’est-ce qu’on fait de ce réseau social ? Qu’est-ce qu’on fait de cet argent qu’on a en plus que les autres ? Qu’est-ce qu’on fait de son exposition médiatique ? Est-ce qu’on la passe pour construire sa carrière, développer son propre capital ? Ou est-ce que c’est au service, d’autres choses, d’idées collectives, etc. L’enjeu éthique, il est là.

Investir une organisation, s’activer politiquement et bénévolement pour défendre une cause suppose une participation parfois très chronophage et éprouvante, surtout lorsque l’actualité est chargée. Ces dernières années, une plus grande attention est portée aux risques psycho-sociaux au travail. C’est ainsi que le concept de fatigue militante, ou « burn-out militant » est apparu. Quelle réflexion cela vous évoque-t-il ?

Jonas Pardo : Le burn-out, on le voit beaucoup dans les espaces d’action, mais ça arrive beaucoup au travail en général, c’est une question d’implication émotionnelle absolue. C’est le moment où on ne prend plus soin de soi, et on s’oublie parce qu’on est dans un combat ou dans un projet qui nous tient à cœur, on porte sur ses épaules plus qu’on ne peut. Et ça arrive dans les espaces d’action parce qu’on deal avec des enjeux importants. Mais quel que soit le travail : on peut tomber en burn-out quand on est trader ou n’importe quel autre métier absurde.

« Dans les milieux antiracistes où la mixité de genre est assez présente, on se rend compte que les mécaniques patriarcales sont les mêmes, peu importent les oppressions que tu subis. [Ninon Berman] »

Ninon Berman : J’ajouterais que pour éviter de tomber dans le burn-out militant, c’est se rappeler qu’on ne peut pas mettre la même énergie tout le temps au même moment, tout le long. Pouvoir être dans un collectif où l’on peut se dire que quand je n’ai pas l’énergie, d’autres camarades l’auront à ma place, dans une dynamique circulaire. Bien sûr, dans les faits, ça reste compliqué à mettre en place collectivement et surtout individuellement en tant qu’« acteur politique » impliqué dans des causes.

Jonas Pardo : Je trouve ça important ce que tu dis là, Ninon. L’action politique, c’est une métaphore de la guerre, quelque part. Et on la mène sur le plan idéologique. Et une solution, c’est de savoir naviguer entre l’avant-garde, et de savoir aussi se mettre derrière, sur des tâches plus de fonds, et de savoir naviguer selon les périodes.

Ninon, n’est pas une charge supplémentaire d’être une femme dans les milieux militants ?

Ninon Berman : Dans les milieux militants féministes, la plupart du temps, on est en non-mixité, donc la question se règle d’elle-même. Par contre dans les milieux antiracistes où la mixité de genre est assez présente, on se rend compte que les mécaniques patriarcales sont les mêmes, peu importent les oppressions que tu subis, que tu sois juif ou pas. Et typiquement, dans la création d’un collectif en non-mixité juive, et en mixité de genre, les femmes et les minorités de genre, on a quand même plus de mal à s’imposer en termes d’idées et surtout de temps de parole. C’est un vrai constat.

Jonas Pardo : Je suis d’accord. C’est souvent flagrant : les minorités de genre se retrouvent régulièrement à faire des tâches de cohésion du groupe, de secrétariat, les petites mains, tandis que les hommes sont dans la création de discours, dans la stratégie. Et si ce n’est pas pensé, réfléchi, c’est incroyable à quelle vitesse ça se met en place, comment ça structure et se reproduit rapidement.

Ninon Berman : C’est normal, en réalité. On a grandi là-dedans. Sortir de ces mécanismes-là, c’est l’histoire d’une vie. Finalement, ce n’est pas vous qui allez changer les choses. C’est nos enfants qui vont réussir à potentiellement casser ces dynamiques.

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Actuellement, comment arrivez-vous à articuler la lutte contre l’antisémitisme et la lutte féministe au quotidien ?

Ninon Berman : Je vais être transparente : depuis le 7 octobre, j’ai quitté les milieux féministes que je fréquentais à cause de l’antisémitisme qui y régnait. Le soir du 7 octobre, au sein du Collage féministe de Bruxelles a été collé un « Free Palestine ». J’étais d’accord de le publier sur Instagram, mais à la condition qu’on dénonce également les exactions du Hamas. La réponse qui m’a été faite, c’est qu’il ne faut dénoncer qu’un seul côté, l’« empire colonial. » Après, quand j’ai réagi lorsque d’autres militantes féministes ont partagé des caricatures antisémites, on m’a fait le reproche d’avoir un discours « trop violent ». J’ai pris conscience qu’il n’y avait pas la possibilité de dire qu’il y a des antisémites à gauche. Pour certains, ça n’existe qu’à droite. Conséquence : la seule juive d’un collectif de 300 personnes a dû partir. C’est un constat qui se répercute plus largement dans le milieu féministe, et qui implique de ne pas croire les femmes israéliennes parce qu’elles ont le culot de naître en Israël et donc d’être par nature des colonisatrices. Par conséquent, on l’a vu à la suite du 7 octobre, elles ne peuvent pas être victimes : elles sont elles-mêmes les propres persécutrices de leur viol. Et le pire dans tout ça, c’est quand tu as des Judith Butler, des « juifs et juives décoloniaux » qui soutiennent ce discours. Le mal qu’ils font dans la lutte féministe et dans la lutte contre l’antisémitisme, c’est du délire. Parce que maintenant, c’est l’étendard : « si même Judith Butler le dit, si même les juifs décoloniaux le disent »… Et comme elle est juive, ajoutent-ils, on ne peut pas nous taxer d’antisémites. Si, on peut vous taxer d’antisémitisme : il y a des juifs antisémites, ça existe.

Jonas Pardo : C’est exactement ce que je veux dire quand je parle de l’antisémitisme comme un danger non seulement pour les juifs, mais pour la gauche, pour le mouvement social. Là, Butler, star intellectuelle internationale, nous fait faire dix pas de recul sur la lutte féministe en remettant en cause le petit acquis du « on vous croit » aux femmes qui parlent de violences sexuelles, en exigeant de la « documentation » plutôt qu’écouter la parole des femmes. Là elle dit, « vous devez le prouver » pour vous disculper d’être à la solde de la propagande israélienne.  

Cela ne pose-t-il pas plus largement le problème dans les mouvements militants d’un culte de certaines figures intellectuelles, intouchables, des oracles ?

Jonas Pardo : Avec Butler, nous sommes face à un double problème. Premièrement, il y a de fait celui de la sacralisation de certaines figures intellectuelles. Pour autant, moi aussi, il y a des gens dont je respecte profondément la pensée. Et heureusement, parce que ça veut dire qu’il y a des gens qui ont travaillé, ou ils ont vécu quelque chose de particulier, et ils ont su le mettre en mot, ils ont su l’expliquer. C’est crucial. Par ailleurs, dans le même milieu, il y a un autre problème, c’est l’anti-intellectualisme. Ceux qui disent : « ouais, les intellos qui écrivent des livres, ils ne comprennent rien à la vie ». Je ne suis pas d’accord avec ce discours. Le travail intellectuel de certains, c’est une ressource collective. Mais il y a un second problème, c’est qu’on la prenne pour une autorité sur les questions d’antisémitisme, sur le conflit israélo-palestinien. Elle s’exprime là-dessus, mais elle a dit tout et son contraire dans les dernières années. Et, plus grave, la raison pour laquelle elle est mise en avant, c’est parce qu’elle est juive. Juive antisioniste. On est dans un phénomène de sacralisation sélective de la parole des « concernées ».

« Il est primordial d’écouter la parole, de se fier aux témoignages d’agressions racistes, misogynes, etc. d’écouter les vécus des gens qui ont une expérience, un point de vue et une histoire particulière. Mais on ne peut pas élever une  identité en tant que parole de vérité. [Jonas Pardo]»

Si je vous comprends bien, elle dit exactement ce que certains veulent entendre et en plus elle a l’identité qui va bien ?

Jonas Pardo : Voilà. Et ça, c’est un travers de ce que j’appelle le « concernisme », qui est une notion à double tranchant. Un, il est primordial d’écouter la parole, de se fier aux témoignages d’agressions racistes, misogynes, etc. d’écouter les vécus des gens qui ont une expérience, un point de vue et une histoire particulière. Mais, de deux, on ne peut pas élever une identité en tant que parole de vérité.

Ninon Berman : Butler parle en tant qu’autorité juive, antisioniste, et lesbienne, et du coup, vous voyez, c’est en plus une lesbienne qui défend la cause palestinienne. On va lui mettre toutes ces casquettes de minorité sur le dos pour la rendre intouchable, et on va s’entendre dire : c’est elle la solution.

Ce militantisme, ces paroles engagées passent toutes, d’une manière ou d’une autre, par les réseaux sociaux. Comment composez-vous avec ça ?

Ninon Berman : Je pense que la lutte ne peut pas se faire sans les réseaux aujourd’hui. Les réseaux, c’est une continuité des actions de la « vraie vie », même si c’est un espace qui a les défauts de ses qualités. Pouvoir toucher des milliers de personnes depuis un téléphone, planter des graines en quelque sorte, c’est assez formidable. Et en tant qu’usagère, ça a été une vraie porte d’entrée dans la vulgarisation de concepts féministes grâce à des militantes. Par contre, la question des débats est plus problématique. Ça n’a pas vraiment de sens vu qu’une large part de la communication est non verbale et qu’on ne débat que par écrit. On va potentiellement mal prendre des choses qu’on n’aurait pas mal prises si on avait débattu en face à face. Ensuite, on débat avec qui sur les réseaux sociaux ? Qu’avec notre détracteur. Et le débat pour le débat, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Sans parler du fait que les plateformes et les publics sont différents. Sur Instagram, ce sera majoritairement féminin. Twitter, j’imagine que c’est majoritairement masculin.

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Jonas Pardo : J’ai l’impression qu’il y a eu une mauvaise lecture du rôle des réseaux sociaux pendant les Printemps arabes en Tunisie et ailleurs. On a cru, moi y compris, que tout ça s’était organisé sur les réseaux sociaux. On sait maintenant que ce n’était pas du tout le cas. L’analyse que j’ai aujourd’hui, c’est qu’il y a une confusion entre espace d’organisation et espace de communication. Politiquement, les réseaux sociaux, c’est intéressant comme caisse de résonance, pour s’informer, communiquer, relayer, etc. Mais j’ai l’impression que dans le mouvement social, communiquer sur les réseaux est devenu pour beaucoup une fin en soi. On a gagné parce qu’on a plus de likes que l’adversaire. Mais ça ne veut rien dire. Et c’est le travers que je citais tout à l’heure concernant l’attitude du militant, qui se réduit à parler et développer du discours. C’est en partie vrai, bien sûr. Mais ce c’est n’est qu’un moyen parmi d’autres. Car ceux qui ont gagné la bataille, pour l’instant, c’est l’extrême droite. Ils ont explosé avec la démocratisation d’Internet. Et une partie des gauches se dit qu’elle doit elle aussi occuper ce terrain numérique. Ça se tient comme argument. Mais si on s’en tient à ça, on évite l’analyse des véritables raisons de notre échec.

Cet « échec » du militantisme de gauche, il n’est pas dû à la simplification extrême de sa vision du monde, de ses slogans, etc. ?

Jonas Pardo : Dans un entretien, Memphis Krickberg, doctorant en sociologie, développe l’idée qu’il y a une confusion historique dans les gauches contemporaines qui consiste à épouser une vision « chrétienne » du marxisme. Cela se traduit par l’idée qu’il faudrait « soutenir les opprimés », quels qu’ils soient. Il rappelait qu’en réalité le rôle historique de la gauche, c’est « soutenir l’auto-organisation des opprimés qui vont dans le sens de l’émancipation ». Et c’est un écueil que l’on observe notamment chez les « campistes », donc de la part de ceux qui ont une vision du monde binaire héritée de la guerre froide. Cette vision du monde et cette idée qu’il faut soutenir les opprimés, quelles que soient leurs revendications, quel que soit leur projet de société, fait qu’on peut voir des gens à gauche soutenir des groupes fascistes comme le Hamas. Il y a une confusion idéologique qui fait que des militants qui se disent de gauche puissent soutenir au niveau international ses pires ennemis politiques. C’est sans doute plus de la posture qu’une réelle pratique politique. C’est voir l’action politique comme être du bon côté, être dans le bon camp, celui « des opprimés » en général, plutôt que se demander quelle action il faut réaliser pour avancer.

Pour sortir de cette posture et réhabiliter la pratique, ne faut-il pas renouer avec un militantisme qui s’appuie sur des faits, des expertises, sans les manipuler ?

Ninon Berman : En matière de féminisme, de féminicide et de violences faites aux femmes, j’aime avoir des chiffres. Parce que même si on peut toujours les interpréter d’une certaine manière, à un moment donné, on peut appuyer un fait. Par exemple, le fait que moins de 6 % des auteurs de violence sexuelle sont condamnés, c’est un fait. Comment je peux manipuler ces faits ? Eh bien, je ne les manipule pas, je les énonce.

« Lorsque la gauche choisit ou manipule les faits, on ne peut pas rentrer en discussion ou en débat, tout simplement parce qu’on est dans la malhonnête intellectuelle. On doit promouvoir une éthique de la discussion et une éthique de l’analyse. [Jonas Pardo] »

Pas forcément manipuler, mais orienter des faits, selon sa subjectivité, sa cause, n’est-ce pas au cœur du militantisme ?

Ninon Berman : Depuis le 7 octobre, je parle relativement peu du conflit israélo-palestinien sur les réseaux, mais surtout de l’antisémitisme qui en découle. On pourrait me reprocher de ne dénoncer qu’un côté et pas l’autre. Mais on ne peut pas être constamment sur tous les fronts, tout le temps, il faut quand même rester dans un « domaine d’expertise ». Je prends de grosses pincettes en disant ça. Simplement, je me considère comme concernée, avec une certaine grille de lecture, mais comme tout le monde, avec des biais internes parce que je suis juive, féministe, sioniste.

Jonas Pardo : La réponse la plus complète que je donnerais, c’est en tant que formateur. Je considère que le racisme, c’est autant un objet d’études scientifiques, avec des chiffres, des faits, etc., qu’une expérience vécue. Il faut donc articuler les faits avec leur perception. Et l’analyse et le discours politique doivent provenir d’une analyse des faits. Et à partir de l’analyse des faits, on peut avoir une vision politique orientée subjectivement, idéologiquement, partisane. Ce n’est donc pas un problème d’exprimer une opinion ou une analyse subjective, mais cela exige de la rigueur. Il faut exposer les faits dans leur entièreté, ne pas faire du cherry picking, choisir ce qui nous plaît parmi les faits.

Et quand on traite des faits seuls, oui, il faut être le plus objectif possible. Bien sûr, l’objectivité absolue n’existe pas. Je vais prendre un exemple : Dominique Vidal, journaliste et historien, dans le livre Racismes de France sorti en 2020 dit, d’une part, que la CNCDH, — la Commission nationale consultative des droits de l’homme —, rapporte que les Juifs sont parmi les minorités les mieux acceptés en France, derrière les Noirs et les homosexuels. Il en conclut, d’autre part, qu’il n’y a pas de problème avec l’antisémitisme. Et il finit là son analyse des faits. En toute logique, il n’y a donc pas de problème de négrophobie, et d’homophobie non plus, qu’il déplore pourtant. C’est évidemment absurde. Les faits, il faut donc les considérer dans leurs complexités. Vidal prétend s’exprimer en tant que scientifique et fournit une lecture malhonnête des chiffres. Je préfère encore une personne de droite honnête, qui expose tous les faits et qui en déduit une vision. Car ensuite, on peut rentrer en débat, en opposition, sur cette vision. Mais lorsque la gauche choisit ou manipule les faits, on ne peut pas rentrer en discussion ou en débat, tout simplement parce qu’on est dans la malhonnête intellectuelle. On doit promouvoir une éthique de la discussion et une éthique de l’analyse.

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Entretien réalisé en mars. Relu et édité en juin 2024.

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