Lire ou discuter avec Philippe Corcuff amène souvent la réflexion suivante : plus la période est trouble et dangereuse pour nos démocraties, plus il nous faut aiguiser nos outils de réflexions, les mettre à jour, penser contre soi-même. Son dernier ouvrage La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (2021), nous livrait une saisissante analyse théorique des glissements et chevauchements idéologiques donnant lieu à un affaiblissement des forces progressistes au profit des pensées réactionnaires, y compris à gauche. Mais Philippe Corcuff n’est pas que sociologue et philosophe politique, professeur en science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, membre du Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux, CNRS-Université Paris Cité-Université Sorbonne Nouvelle), il est aussi un acteur de terrain, un militant politique et associatif. Tirer les leçons de plus de 40 ans de militantisme tout en ouvrant des chemins de réflexions pour construire la suite ne pouvant se raconter d’une seule traite, nous vous proposons cet entretien en 2 parties.
2ème partie
Très souvent, pragmatisme est associé avec réformisme, compromis et compromission. Pourtant, c’est bien plus complexe que cela. Le fait de vouloir rechercher pragmatiquement des solutions, est-ce que c’est quelque chose qui rentre dans votre définition du militantisme ou de l’engagement ?
Tout d’abord, on se doit de préciser les catégories de « réformiste » et de « révolutionnaire », aux usages actuels très flous et polémiques. Historiquement, au sein du mouvement socialiste, presque tout le monde a comme objectif la révolution sociale, c’est-à-dire la fin du capitalisme. Mais, après la Révolution russe de 1917, il va y avoir une divergence sur les moyens : insurrection de masse impliquant des affrontements violents dans la perspective d’une prise de pouvoir vue comme un basculement décisif, du côté de Lénine et Trotsky, ou réformes progressives passant par une victoire électorale et menant à terme à la sortie du capitalisme, pour Léon Blum, se situant ainsi dans le sillage de Jean Jaurès. Pour moi, si la révolution sociale demeure une boussole et un horizon, cette opposition entre « révolutionnaires » et « réformistes » sur le plan des moyens est obsolète. Car ni « les révolutionnaires », dont les actions ont fréquemment mené à des formes autoritaires, voire totalitaires, pires que le capitalisme, ni « les réformistes » n’ont conduit à une sortie démocratique et pluraliste du capitalisme. Il faudrait donc profondément repenser ce qu’on appelle à gauche « la question stratégique », celle du comment, des moyens, après les échecs et les impasses du XXe siècle.
Si j’en reviens plus précisément à votre interpellation, une chose importante que m’a apporté mon passage au CERES, c’est la critique du gauchisme, c’est-à-dire la mise en cause d’un point de vue prétendument révolutionnaire, mais plutôt « révolutionnariste ». Je vise ici une rhétorique supposée « révolutionnaire » ou « radicale », une posture qui ne se pose guère de manière frontale et pratique la question des effets sur le réel en préférant exhiber des identités individuelles et collectives. Parfois, aujourd’hui, à un moment où l’extrême gauche trotskyste, maoïste ou anarchiste, qui était dotée de programmes révolutionnaires dans les années 1970, est devenue beaucoup plus faible, le gauchisme se réduit à un haut niveau sonore, à des provocations verbales et à de la gesticulation, en s’adossant ni à un programme révolutionnaire, ni même à un programme réformiste au sens de Jaurès, de Blum ou du Programme commun de la gauche de 1972. C’est le cas de la tactique dite « du bruit et de la fureur » de Jean-Luc Mélenchon associée au programme L’Avenir en commun de La France insoumise, qui inclut des mesures antinéolibérales, mais pas anticapitalistes. Plus, au sens élargi où j’entends le gauchisme, l’attitude de nombre de militants et de sympathisants proches du Parti socialiste consistant à éviter de voir, dans une logique demi-consciente, les proximités néolibérales des politiques du PS et de la droite depuis le tournant de 1983, et cela au nom du caractère intangible de la différence entre gauche et droite à laquelle était adossée leur identité individuelle « de gauche », peut également être qualifiée de gauchiste. Car elle faisait prédominer l’identité sur l’examen des politiques menées et de leurs effets sociaux réels, les croyances sur les faits observables.
Or, j’avais en tête cette critique du gauchisme en rencontrant tardivement le pragmatisme philosophique et démocratique de John Dewey. Il m’a alors permis d’approfondir, sur le plan positif du faire, la critique du gauchisme. Et ça m’a davantage orienté vers les problèmes pratiques d’une transformation sociale radicale, démocratique et pluraliste. Pour ma part, je prolonge Dewey sur le plan libertaire avec l’idée que pour un anarchiste pragmatique, il faut privilégier les effets émancipateurs individuels et collectifs, dotés de temporalités diversifiées, de nos actions, à la place d’une posture anarchiste identitaire et arrogante trop focalisée sur la mise en scène individuelle et collective.
Cela ne veut pas dire que la question pragmatiste des effets est simple. C’est autant une question, justement, qu’une réponse provisoire. C’est même plutôt pour moi une question orientant une méthodologie dans et de l’action. Car il y a des difficultés du pragmatisme ainsi compris au sein du militantisme radical. C’est-à-dire que, lorsqu’on participe à une action collective, les effets peuvent souvent nous échapper et il n’y a pas de garantie de résultat. La philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty, d’Humanisme et terreur (1947) à Signes (1960) en passant par Les aventures de la dialectique (1955), a beaucoup insisté sur ce qui nous échappe, sur la façon dont les circonstances conduisent à déplacer les résultats de nos actions par rapport à nos intentions, dans le sillage à la fois de Machiavel et de Max Weber, donc sur la part d’imprévisibilité irréductible de l’histoire. Ce qu’il a appelé « le maléfice de la vie à plusieurs ». L’imprévisibilité historique est bien aussi prise en compte par Dewey, mais Merleau-Ponty la leste d’un certain pessimisme, la teinte de mélancolie. Ce qui pourrait nous vacciner face à ceux qui voudraient faire des usages simplement « techniques » de Dewey dans une sorte d’optimisme technocratique.
La confrontation avec l’incertitude historique créée de la frustration ?
Il faut prendre en compte les tendances à un déplacement des formes de militantisme pointées par le sociologue Jacques Ion à partir de la fin des années 1990. Il avait observé le développement de formes plus ponctuelles, moins continues, moins durables, plus individualisées d’engagement. Il a appelé ça « engagement post-it » ou « engagement distancié ». De plus en plus de militants agiraient davantage ponctuellement sur des questions plus délimitées avec des effets plus immédiatement visibles sur des terrains localisés. Par exemple, empêcher qu’un enfant sans papier soit expulsé ou qu’un dispositif polluant ou gaspilleur soit installé. Ce sont des choses ponctuelles, qui mobilisent de l’énergie, du temps, etc., pour arriver à un résultat concret. Sur le court terme et dans un cadre local, on peut avoir des effets immédiats plus facilement évaluables. Là, on peut espérer contrôler un peu mieux la question pragmatiste des effets. Et puis après, si l’action n’a pas les effets escomptés, il y a une évaluation plus précise possible, comme chez Dewey, susceptible de conduire à une réorientation de l’action.
Ces nouvelles formes d’engagements ponctuels sont en quelque sorte une critique en actes des limites et des problèmes rencontrés par l’engagement discipliné, voire sacrificiel — à la fin des années 1970, je vivais mon engagement comme un sacrifice pour une cause, et je n’étais pas le seul parmi mes camarades socialistes, communistes, trotskystes, etc. — qui avait connu une certaine aura antérieurement. C’est aussi une forme de réponse aux incertitudes propres aux actions plus lointaines dans le temps et dans l’espace, comme la révolution sociale. Ainsi les effets de ce type d’actions nous échappent moins que dans le cadre d’un combat pour changer globalement la société au moyen d’une organisation politique, ou, par exemple, des luttes visant à peser sur des événements ou des logiques internationaux. Car là, c’est beaucoup plus incertain, lointain, compliqué… pour évaluer des effets.
Cependant, il faut mettre un bémol à ce constat : si le modèle d’engagement distancié, existe bien et s’est même développé, l’engagement discipliné, voire sacrificiel, n’a pas disparu. Il y a tout à la fois une juxtaposition de formes différenciées d’engagement et des hybridations, plutôt qu’une logique évolutionniste allant du discipliné au distancié.
Par ailleurs, les modalités d’un engagement « post-it » localisé rencontrent un écueil, en étant insuffisamment outillées face à la question de la globalisation. C’est-à-dire que si on se pose la question de la répartition des richesses, des dérèglements climatiques ou des mouvements migratoires — trois problèmes mondiaux qui ont d’ailleurs des intersections et des interactions —, on voit mal comment on peut en rester à une action à côté de chez soi, à une action dont on peut mesurer directement et plus facilement les effets. Donc on risque, ce faisant, de perdre la dimension de globalisation. À partir de la fin des années 1990 et dans les années 2000, le mouvement altermondialiste a toutefois essayé de relier de manière renouvelée le local et le global, avec des avancées et des limites. Cependant il s’est considérablement essoufflé dans les années 2010. Aujourd’hui le mouvement pour la justice climatique, avec lequel l’altermondialisme a eu des intersections, apparaît plus dynamique sur le plan des articulations entre le local et le mondial. Cependant les mouvements altermondialistes et pour le climat mobilisent d’abord des secteurs sociaux dotés d’un certain capital scolaire et peu les milieux populaires qui étaient jadis touchés par l’internationalisme ouvrier.
Pour ma part, je pense qu’il est important de maintenir la possibilité d’un global dans le sillage de l’internationalisme prolétarien, de l’altermondialisme et du mouvement pour la justice climatique. « L’Internationale sera le genre humain » de la chanson de 1871 demeure actuel, si on ajoute que l’avenir de l’humanité est aussi lié à des attachements à des êtres et à des univers naturels non humains.
Qu’entendez-vous par le global ?
Je distingue le global à la fois du total et de l’émiettement parfois qualifié de « postmoderne ». Et je défends un global pluriel. Je récuse ainsi l’alternative entre les discours marxistes classiques, prétendant à un point de vue total sur le monde au sein duquel les dominations et les luttes sont hiérarchisées au profit de la contradiction capital/travail et de la lutte des classes, et ceux qui mettent en avant le foisonnement de la diversité et des minorités sans guère de souci d’espaces communs. Pris dans cette alternative fallacieuse, on a du mal à problématiser un engagement qui serait global, mais qui admette la pluralité, en intégrant les limites de l’universalisme classique au profit d’une universalisation ayant pour matériau la pluralité. Il ne s’agit pas de passer de la pluralité à l’unité en écrasant la pluralité, comme dans le modèle français de « la République une et indivisible », mais de penser les articulations nécessaires et les tensions irréductibles entre la pluralité et le commun, en ayant une fois encore en tête le « comparer l’incomparable » d’Emmanuel Levinas.
Quelques pistes existent cependant. L’intersectionnalité pourrait nous pousser vers ce global pluriel, si on sort de certains de ses usages militants qui y voient une magique « convergence des luttes ». Dans un premier temps, l’intersectionnalité, c’est plutôt la divergence des luttes. Car on peut être exploité sur le plan de la classe et privilégié du point de vue du genre, être discriminé sur le plan du genre et privilégié sur le plan racial, etc. etc. La possibilité du commun vient après, une fois qu’on part d’un constat lucide quant aux croisements complexes des dominations.
Le thème de « la créolisation » chez l’écrivain martiniquais Edouard Glissant apparaît aussi heuristique. Jean-Luc Mélenchon a eu la bonne idée d’y faire référence, mais malheureusement davantage comme un slogan que comme une exigence intellectuelle et pratique. Et son logiciel d’arrière-plan demeure encore trop souvent « la République une et indivisible ».
Faut-il que le mouvement social, le parti politique soit à l’image de ses effets recherchés ?
Cela peut être paradoxal. Ainsi il y a eu des effets émancipateurs dans une structure qui était globalement stalinienne comme le Parti communiste dans les années 1950, 60, 70…. D’un côté, il y avait des justifications de l’oppression stalinienne en URSS et des formes autoritaires de pouvoir au sein même du PCF. Mais, dans le même temps, il y avait des effets émancipateurs au niveau individuel, en particulier dans l’ouverture à la connaissance et aux ressources culturelles de fractions populaires, avec parfois de véritables transformations à portée spirituelle en un sens non religieux. Paradoxalement, les effets émancipateurs les plus importants de l’action communiste à ces époques me semblent même avoir été des effets individualisés. Quant au plan collectif, il y a eu la participation à la construction de résistances collectives, mais aussi une machinerie autoritaire et hiérarchique solidaire des régimes dictatoriaux de l’Est. Toutefois, du point de vue de l’engagement, les effets émancipateurs individuels sur des militants issus des milieux populaires qui, en recouvrant une dignité, s’ouvraient à de nouvelles dimensions de l’existence, ne sont pas souvent suffisamment reconnus dans une dénonciation juste, mais trop homogénéisante du stalinisme. Mais ce caractère individuel des effets émancipateurs n’était pas souvent reconnu par les militants eux-mêmes sur le moment.
Pourquoi ?
Parce qu’on était largement inscrit dans un modèle de sacrifice. Et si on dit qu’on se sacrifie, on comprend mal qu’on peut en tirer quelque chose pour soi. Sur ce sujet, il y a notamment un article classique de Daniel Gaxie, dans le sillage des analyses de Pierre Bourdieu, sur les gratifications et les rétributions du militantisme publié en 1977 dans la Revue française de science politique. Cette approche nous permettait de sortir du seul axe du sacrifice, pour lequel les gens sont simplement là pour de l’idéologie, des principes, de la morale, des convictions. Les apports individuels du militantisme étaient en quelque sorte invisibles et invisibilisées. D’ailleurs, Gaxie lui-même était militant communiste dans sa jeunesse étudiante. En même temps, Gaxie tordait trop le bâton dans le sens utilitariste d’un rabattement sur une logique de « l’intérêt » avec les notions de « rétributions » et de « gratifications », en tendant à perdre les effets réels du modèle des convictions et du sacrifice. Toutefois, la face positive de son travail pionnier était d’éclairer que le militantisme générait aussi des satisfactions, de la dignité, du sens et des transformations individuelles chez les militants.
Avec du découragement à la clé, voire plus en ce qui concerne la « santé mentale » ?
Le système fonctionnait aussi avec de la culpabilité et de l’autoculpabilisation. Donc, comme on ne pouvait même pas reconnaître les satisfactions générées, c’était encore moins le cas les risques psychosociaux. Ce n’était pas, le plus souvent, envisageable. Pour reconnaître les risques psychosociaux, il faut peut-être soit passer par une crise individuelle ou collective de militantisme, soit être entré dans un « engagement distancié », parce que ça permet de prendre de la distance par rapport au modèle discipliné, et donc avec la culpabilisation.
Et un « engagement distancié » peut se nourrir, partant, de ressources de sciences sociales comme les analyses de Gaxie. En étant réinjectées dans le monde social, via l’université ou les médias, les sciences sociales peuvent elles-mêmes devenir une composante de ce qu’elles étudient. Dans le cas des penchants utilitaristes d’une analyse comme celle de Gaxie ou d’autres en termes d’« intérêts », cela peut alimenter les discours internes de dénonciation des autres militants réduits à leurs intérêts. Ce qui est susceptible de faire progresser la vision néolibérale du monde au sein même du militantisme critique, dans une grande équivalence autour du calcul, implicite ou explicite, faisant passer un bulldozer sur les composantes pluridimensionnelles du militantisme.
Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Le risque d’une réduction utilitariste du militantisme est de faire, au bout du compte, comme si militer dans une organisation politique, un syndicat, le Secours populaire ou Les Restos du Cœur et être un trader qui spécule en Bourse avec des conséquences sur la vie de milliers de personnes ou un homme d’affaires qui joue au mécano de l’achat, de la vente et du démembrement d’entreprises, c’était quelque chose de similaire. Il s’agirait dans tous ces cas de satisfaire un intérêt. C’est pourquoi il faut faire attention à ne pas rabattre sur un cadre d’équivalence utilitariste toutes les activités. Il faudrait plutôt reconnaitre le caractère pluridimensionnel des comportements humains, dont le militantisme, avec des convictions, des sacrifices, du ressentiment, de la dignité, des satisfactions symboliques, du carriérisme, de l’altruisme, le goût du pouvoir, du plaisir dans l’action en commun, etc. Par ailleurs, les explications en termes d’intérêt inspirées de certaines analyses de sciences sociales peuvent être utilisées, y compris chez les militants, pour stigmatiser les autres (les adversaires, les concurrents, ceux qui vous ont blessé ou insuffisamment reconnu, etc.). Dans ce cadre, ce serait toujours les autres qui auraient des intérêts. Soi-même, on n’aurait pas d’intérêt… [rires]
On ne peut cependant pas nier que certains y trouvent un espace pour s’affirmer, plus que pour œuvrer à un projet collectif.
Il y a s’affirmer et s’affirmer. On peut se construire soi-même, trouver davantage de sens à sa vie, gagner de la confiance en soi, dans la dynamique des relations avec les autres, sans vouloir les surplomber. Et puis il y a s’affirmer contre et au-dessus des autres, en particulier du côté de ceux qui occupent des positions de pouvoir ou veulent en occuper. Dans ce cas, cela renvoie aux formes de cristallisation du pouvoir au sein des organisations, y compris les plus critiques et les plus libertaires dans leurs discours. Je ne pensais pas que ça existait à la Fédération Anarchiste, du fait de son organisation collégiale où il y a très peu de responsabilités formelles reconnues. Et elles sont temporaires et elles sont censées être contrôlées par les militants. Pourtant, en interne, presque tout le monde sait que s’il n’y a pas de chefs officiels, il y a des sortes de chefs officieux, au niveau national comme local. La particularité dans la mouvance anarchiste, c’est que ça ne peut pas être nommé, donc c’est mal combattu.
L’engagement distancié, post-it, n’est-il pas dû aux conditions matérielles de la pratique militante actuelle, qui doit par exemple composer avec une vie de famille, un emploi, ou une recherche d’emploi, etc. ?
Avant, au XIXe siècle, puis au XXe siècle, les gens étaient bien plus astreints par des contraintes professionnelles, familiales, etc. Le travail était plus dur, le temps de travail était plus long, les salaires et les protections sociales plus faibles, les familles plus nombreuses… Et pourtant, c’est dans ces conditions plus difficiles, qu’a émergé et que s’est développé le modèle discipliné, voire sacrificiel. Il vaut mieux alors regarder, selon moi, du côté de la crise du modèle discipliné, associée aux formes contemporaines d’individualisation, qui ont de nombreux bons côtés comme la quête d’autonomie individuelle, le besoin de reconnaissance personnelle, la critique des hiérarchies arbitraires et des autoritarismes… Mais il y aussi « le côté obscur de la force » de l’individualisme contemporain : égoïsme, narcissisme, crainte du collectif… Toutefois, dans une perspective d’émancipation individuelle et collective, on ne peut pas voir que ce côté obscur. Il faut simplement reconnaître les problèmes de continuité de l’action et de mémoire dans l’action que cela pose. Non pas dans un nostalgisme du « c’était mieux avant », mais en essayant d’inventer des dispositifs renouvelés tentant de pallier ces difficultés dans le cadre d’un individualisme solidaire.
Les ordres dominants n’ont pas, quant à eux, de gros problèmes de continuité. Ils ont des hiérarchies stabilisées, des stéréotypes et des évidences, des institutions, des règles, du droit, de l’argent, des habitudes, etc. Or, face aux ordres dominants, les critiques des ordres dominants, s’ils sont trop dans la discontinuité et la dispersion, sans mémoire des victoires et des échecs passés, sont affaiblis. La possibilité de solutions partielles et provisoires est davantage devant nous que dans le regret d’un passé mythologisé. Le passé peut constituer un réservoir de ressources pour nous aider à ouvrir des brèches dans l’avenir, mais pas sous la forme d’un « retour à » adossé à des lamentations sur l’individualisme contemporain, dont on oublie les composantes émancipatrices.
Oui, bien sûr, mais le militantisme ne s’est pas arrêté.
Effectivement, on explore des modalités renouvelées par rapport aux formes continues classiques. Par exemple, dans les années 1990, c’est le coup d’éclat, comme à Act Up Paris, qui s’efforce de remplacer la continuité et le nombre, par le coup d’éclat symbolique avec peu de monde, mais avec de la médiatisation et une continuité limitée. Un « coup », une action, ça peut être organisé par quelques personnes seulement, et ça peut l’être par d’autres après. Cela dit, à Act Up, ce qui contribuait à la continuité des assemblées générales toutes les semaines, c’était le rapport à la maladie et à son urgence, sa maladie ou la maladie d’un proche. Cela donnait une continuité dotée d’une forte composante personnelle et affective. Aujourd’hui, l’idée que la planète va vers une catastrophe climatique et écologiste est peut-être trop vague, insuffisamment personnalisée pour aider à bâtir une continuité suffisante. Il manque des médiations plus proches de soi, plus familières.
Par ailleurs, les tendances actuelles à la discontinuité ont alimenté la crise de la forme parti au profit de « mouvements » politiques comme LFI ou l’organisation créée par Emmanuel Macron. Mais ces mouvements politiques porteurs de l’espérance de déblocages démocratiques et pluralistes ont, paradoxalement, renforcé le pouvoir d’un seul homme et de ses affidés. Ainsi la mise en cause légitime des logiques de dépossession oligarchique et bureaucratique générées par la forme parti a finalement produit des structures politiques globalement régressives, autour d’un chef unique, par rapport à la forme parti.
Une question traditionnelle de ces entretiens : comment vous positionnez-vous par rapport à la question de la vérité, et dans le cadre militant, par rapport à un public, peut-on la tordre afin de faire avancer ses idées ?
La question de la vérité est assez compliquée. Il y a des registres différents de vérité. Par exemple, il y a un type de vérité que l’on peut trouver dans le cinéma ou dans les séries télé ou dans les romans. Ces formes culturelles peuvent éclairer la réalité et nous dire des choses vraies à partir d’un matériau fictionnel. Par exemple, la série Game of Thrones propose une analyse des rapports de pouvoir dans un cadre qui factuellement n’a jamais existé. Et pourtant, cela éclaire les mécanismes effectifs du pouvoir.
Bien sûr, il y a aussi un registre de vérité scientifique, lié à une observation réglée de la réalité et à une validation empirique, avec des protocoles d’observation, une méthodologie, une rigueur, etc. C’est la vérité scientifique que je vais défendre en tant que sociologue. C’est-à-dire que, dans le cadre de mon métier, je vais, par exemple, m’opposer au relativisme, au sens où toutes les vérités se vaudraient a priori, et donc finalement aucune.
Cependant, dans les débats publics à idéaux démocratiques et pluralistes, il n’y a pas que le registre de vérité scientifique à avoir droit de citer. Les registres artistiques, les expériences des citoyens, les savoirs pratiques, etc. sont aussi parties-prenantes. La vérité scientifique doit donc être présente dans ces débats, mais elle ne doit pas les dominer. Ainsi, il faut que les données scientifiques soient une composante des débats publics, mais pas de manière exclusive ou en position de direction. Ce n’est pas la science qui doit diriger la politique, mais elle constitue un aliment indispensable pour nourrir les décisions collectives.
Et concernant le fait de tordre les faits ?
Pour ma part, à l’intérieur d’un groupe politique ou dans le cours d’un débat public, si on me demande ce que je sais scientifiquement d’un problème, en matière d’histoire ou quant aux données sociologiques disponibles sur une question, je vais refuser de tordre ces vérités afin de satisfaire mes convictions politiques ou celles de mon auditoire dans telle ou telle occasion. Bien sûr mes connaissances sont limitées et elles peuvent contenir des erreurs.
Je me rappelle que juste après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, j’étais invité en janvier 2015 à parler de l’extrême droitisation dans un festival antifasciste à Voiron en Isère. Et, à propos des attentats qui venaient d’avoir lieu, j’ai dit sur la minoration de l’antisémitisme et sur la faiblesse des réactions vis-à-vis de la violence islamiste au sein de ma famille politique, la gauche radicale, des choses qui allaient à l’encontre de la masse des gens qui étaient là. J’ai senti physiquement l’hostilité de la salle. 90 % des interventions étaient hostiles. Même quand je suis descendu de l’estrade, les personnes qui venaient me parler étaient le plus souvent belliqueuses.
J’ai vécu quelque chose de similaire, mais en plus petit comité, dans une librairie de gauche radicale de Marseille en décembre 2022. J’étais invité avec un collègue à présenter un numéro de la revue académique Confluences Méditerranée consacré à l’antiracisme, auquel j’avais contribué sur le thème de la concurrence entre les luttes contre l’islamophobie et les luttes contre l’antisémitisme en France. J’y ai d’abord présenté le premier point sur « Islamophobie » : Manuel Valls, Pascal Bruckner et Natacha Polony. Tout ça, ça allait, et puis j’ai commencé à parler de la minoration de l’antisémitisme dans la gauche radicale. À partir de là, tout le débat qui suivit la rencontre n’a porté que sur le second point mon intervention. Et 90 % dans une tonalité très agressive assez pénible à encaisser.
Dans ces deux situations, j’ai essayé de tenir bon sur mes connaissances malgré le climat hostile, tout en demeurant ouvert aux critiques argumentées. Ainsi on peut se tromper sur les faits, n’avoir que des connaissances partielles et découvrir un nouvel aspect d’un problème en cours de discussion. Cependant, tordre les faits que l’on considère à un moment comme vrais, parce que ça arrangerait son orientation politique ou pour caresser dans le sens du poil un public, non ! Cela contrevient au croisement de mon éthique intellectuelle et de mon éthique de l’engagement. Par contre, une éthique de responsabilité, en un sens inspirée de Max Weber, appelle à faire attention à la façon dont les vérités partielles qui sont les nôtres tombent dans des contextes qui nous échappent et qui peuvent leur donner un sens fort éloigné des nuances et des précisions dont sont dotées ces vérités partielles. Il n’y a pas de vérité pure qui échappe complètement aux contextes sociaux, politiques, idéologiques dans lesquelles elles sont énoncées et qui contribuent à leur donner des significations pour les publics qui vont les recevoir. Cela appelle une certaine vigilance afin d’éviter ou de freiner des effets non voulus. Cacher des vérités importantes, non, les formuler de façon à éviter que les contextes de réception ne les déforment gravement, oui !
Merci pour votre temps et vos éclairages !