LE LOGO DE LA PAUME

par | BLE, JUIN 2017, Technologies

Alain Damasio offre à Bruxelles Laïque Échos une nouvelle inédite qui a été diffusée en format sonore à la Biennale du Design de Saint-Etienne 2016. Une version plus longue paraîtra dans l’ouvrage collectif Au bal des actifs – Demain le travail (éd. La Volte).

Lorsque je suis allé voir mon père à son resto, octobre 2050 était déjà plié. Il lui restait à peine deux mois pour boucler la transmission. Et ça se passait plutôt très mal. Oh, ce n’était pas que l’androïde fut mal conçu ou programmé au lance-câble, non… Ces robots-cuistots, il fallait l’avouer, se révélaient au contraire très bons pour copier les gestes les plus fins et beaucoup de chefs bienveillants avaient su leur transmettre en trois mois l’essentiel de leur savoir-faire. C’était juste que… que c’était mon père, quoi ! Et qu’à 68 ans, il répugnait toujours salement à jouer le jeu. C’est donc Kupfer elle-même, la boss, la fondatrice de Bisbot qui m’a appelé après avoir débriefé sa psychologue du travail sur ce qui clochait. Elle m’a suggéré, avec un rien d’insistance, de participer à une réunion de conciliation entre Karen, la roboticienne, mon père et elle. What the fuck ? j’ai d’abord pensé puis sa demande m’a ému. J’ai senti qu’elle le faisait pour le businessmais pas seulement.

Elle aime beaucoup mon père bien qu’il soit, de tous les cuisiniers que sa chaîne gère, clairement le plus chaotique. Moi je  sors de Sup de Cré, je suis un créactif qui trouve des solutions barrées à des problèmes carrés, alors pourquoi pas ?

Quand je suis arrivé, mon père était en cuisine avec le robot, Bisbot. “Bisbot, le robot-cuistot de vos bistrots”. “Bisbot, pour une bistronomie saine et bio”. Mon père, lui, l’appelait “Gâte-sauce”. Les meilleurs jours. Les pires, c’était “polymerde”, “bras-dur”, “manchot”, “tas de tôle”, “copy-self”. Ça exaspérait Karen parce que le robot n’enregistre rien tant qu’on ne prononce pas son nom. Du coup, il filme au mauvais moment et recopie à l’identique des gestes inutiles, hors recette, comme allumer une clope ou se moucher dans le torchon. Des bugs qui faisaient hurler de rire mon père. Karen moins.

Là, il était en train de lui apprendre à faire sa tatin. La tatin du  Titan Gaby, comme je l’avais baptisé sur la carte. C’était moi qui nommais les créations de mon père, depuis tout gosse, j’adorais ça.

[Gaby] Laisse le sucre fondre… Bouge pas la casserole ! Il     est blond là, tu vois bien ? laisse le brunir encore, monter vers l’ambré… Tu vois la différence ? Non ? Filme, tête de nœud ! Et écoute ! Écoute la casserole ! Un caramel cuit, ça s’entend à l’oreille… (bruit de bras méca, gaz éteint, casserole) Non… Trop tôt ! Lave tes esgourdes, bordel !

[Bisbot] Je ne suis pas sûr de vous avoir compris. Je ne visualise pas les gourdes dont vous parlez. Pouvez-vous reformuler ?

[Gaby] On peut me changer cette voix de salope ? Ça me tend quand je bosse !

[Karen] C’est vous qui l’avez choisi ce matin, je vous rappelle. Moi, je m’en fous, je lui remets une voix de beauf, c’est raccord avec vous. (le robot dit “réglage timbre, Robert” d’une voix beauf). Et arrêtez d’insulter mon robot, ça plombe votre prime, vous l’avez pas compris ?

[Gaby] Ça capte rien ces trucs. Ça voit rien et ça entend que tchik ! Ils sont où ses micros ?

[Karen] Au niveau du bassin…

[Gaby] C’est sûr que s’il écoute avec ses hanches, on va pas s’en sortir… La Tatin, tout est dans le caramel. Tu foires le caramel, tu peux oublier ! (casserole, cuiller) Putain, j’en peux plus, il a tout cramé ! Mon pire apprenti apprenait plus vite que lui. C’est du plastoc. Mais regarde ta merde !

[Bisbot] Je suis désolé, monsieur Gaby. Je suis prêt à recommencer pour vous, sous vos conseils avisés.

[Karen] Gaby, pour la cent-et-unième fois : Bisbot est un robot mimétique. Il copie vos gestes avec une précision de 8 microns, sur six axes, sous une exactitude chronométrique d’un millième de seconde. Tout ce dont il a besoin est que vous disiez “Bisbot” distinctement quand vous amorcez une étape de la recette. Que vous placiez les ingrédients sur le plan de travail bleu : tous les ingrédients et que les ingrédients. Pas vos cigarettes, pas votre bière, pas d’ustensile sur le plan bleu. Sinon, la reconnaissance de formes en est perturbée. Quand vous cuisinez, vous ne commentez pas. Vous  énoncez juste les quantités, la force du feu   et les temps de cuisson. Le reste, le robot le voit et il le refait à l’identique. Donc encore une fois : pas de gestes parasites ! Cuisiner ! Ne faites que cuisiner !

[Gaby] Ça je sais pas faire, je peux pas. J’ai besoin de fumer, j’ai besoin de boire, j’ai besoin de changer la radio ; j’ai besoin de jongler avec les œufs, de faire sonner le sucre dans la casserole, de vivre quoi !

[Karen] Arrêtez de vivre pendant cinq minutes et Bisbot vous fera la Tatin du Tyran !

[Paul] Du Titan… La Tatin du Titan…

[Karen] Pensez en robot. Mettez-vous à sa place ! Juste cinq minutes par jour. Il a besoin de vous ! Il a besoin d’être formé ! Respectez-moi !

Mon père a regardé Karen avec une moue égarée. Sur un ordre, le robot a nettoyé la casserole, mon père a replacé les ingrédients, rallumé le feu puis l’a éteint, stressé. Il a fait craquer sa nuque sur son tronc de colosse jovial, s’est décalé pour que le robot ait bien le piano dans l’axe et il a dit :

[Gaby] Bisbot, écoute-moi. 400 g de sucre roux. Feu à 50. 4 minutes. Tu surveilles à l’œil : couleur ambré, tu vises ? Tu l’as dans ton pantone ? Et tu écoutes surtout : tout est dans le chuintement, les petites bulles collées, le froufrou du sucre, ça pétille puis ça crépite puis ça coagule en faisant bloup flap bloup, tu saisis ? À bloup, tu coupes. D’accord ?

Une heure plus tard, nous étions dans le burlingueur de Kupfer, un camion électrique autonome qu’elle déplaçait partout en France pour rester près du terrain, classieux avec son plancher d’eucalyptus et ses fauteuils patinés de vieille brasserie chaleureuse — brasserie qu’elle vidait tranquillement depuis dix ans de tout son personnel humain.

Karen faisait sa fayote, le psy son malin et mon père n’en menait pas large dans sa veste à carreaux rouge qui baillait sur son quintal joyeux. À la mine sèche de Kupfer, grise comme un graphite, il comprit tout de suite que la boss voulait “avancer”, autrement dit en finir. D’une façon ou d’une autre.

[Kupfer] Quand je suis venu il y a dix ans dans votre bistrot de Saint-Étienne, Gabriel, j’y ai mangé mon meilleur gratin dauphinois, sans doute depuis l’enfance. Votre troquet était une gargote, ça puait le bouc, des épluchures jonchaient le sol. Dans la salle, il y avait huit couverts, moi et mon directeur des achats compris. Vous faisiez à la fois la cuisine et le service. Tout seul. Bien obligé. Je vous ai félicité et vous m’avez dit que vous alliez fermer à la fin du mois. Vous vous souvenez ?

[Gaby] Oui… C’était au mois de novembre. J’étais dans le rouge…

[Kupfer] Alors je vous ai proposé un deal. Comme j’en ai proposé 92 autres après vous, partout en France Mais vous étiez   le premier, Gabriel. Vous avez été le déclencheur. Bisbot, en un sens, c’est vous qui l’avez créé. Je vous ai dit : je vous rachète votre fonds. Je le recapitalise. Vous passez en 100% bio pour les fruits et légumes et pour le reste en produits locaux frais à 80 % minimum. Je vous assure un salaire garanti jusqu’à 68 ans. Et ensuite une prime conséquente de départ. Avec trois conditions : 1° vous prenez une femme de ménage ; 2° vous continuez à cuisiner, vous, 320 jours par an. 3° un an avant votre départ, vous transmettez la totalité de vos recettes et de votre savoir-faire à un robot-cuisinier. Un seul. Votre successeur. Qui cuisinera ici même au Clos Fleuri, sur votre piano, avec votre talent singulier afin que chaque client qui vienne manger ici sache qu’on ne lui servira pas une cuisine robotique standard, mais la cuisine d’un artiste, unique, reproduite par un robot, lui-même unique. Tel est l’éthique de Bisbot. Une robotique de proximité. Je m’y tiens. Et ça marche ! Alors qu’est-ce qui se passe, Gabriel ? Vous refusez maintenant de coopérer ? Vous voulez partir sans prime, sans retraite et finir votre carrière sur un brasero dans la rue à cuire des kebabs pour les Gazaouis expulsés de Palestine ?

Derrière Kupfer, sur des étagères de bois mat s’alignait sa collection blanche de toques de grands chefs. Je ne pouvais pas m’empêcher d’y voir des trophées de chasse. À ma droite, mon père était tétanisé alors j’ai dit :

[Paul] Mon père ne rêve pas mieux que de transmettre son talent. Vraiment. C’est pour lui quelque chose de très précieux, nous en avons beaucoup parlé ensemble. Transmettre, c’est donner sens à sa vie, à ce qu’il a construit et créé seul, sur son piano, pendant 40 ans. Et faire que ce ne soit pas perdu pour toujours. Il a une conception plutôt unique de la cuisine, comme vous le savez. Il est fougueux, il sacralise l’aliment, il est difficile à cadrer, OK. Ça lui a coûté ses deux étoiles il y a trois ans. Mais il reste l’un des tout-meilleurs de France.

[Kupfer] Je sais ça. Ça rend d’autant moins pardonnable son attitude et sa nonchalance. Mais peut-être qu’il est assez grand pour se défendre lui-même, non ?

Mon père n’a pas compris tout de suite qu’on s’adressait à lui. Puis, dans le silence pesant, il s’est redressé et il a sorti une pomme de sa poche. Une reine de reinette.

[Gaby] Quand vous coupez cette pomme pour une Tatin, Madame, vous coupez en deux un être vivant, de part en part. Cette pomme, elle est née de la Terre. Elle est née de la pluie. Elle a poussé tout au bout d’une branche avec de la sève qui a traversé la pluie, la terre et le tronc pour venir nourrir son noyau. Lui donner une chair. Quand je la coupe, je pense à ça (il la coupe, silence). Et quand j’allume le feu sur mon piano, le gaz bleu qui sort, je sais qu’il vient aussi de la terre, des végétaux qui ont reposé, qui ont pourri et qui sont devenus ce feu magnifique qui va cuire ma pomme. La faire fondre. La caraméliser pleine chair. Et c’est ça ensuite que vous allez manger, vous. Moi. Vos clients. Et ça va vous rendre heureux. Et ça va vous rendre un peu plus vivant.

Kupfer a reculé dans son fauteuil. Elle s’est mordu la lèvre et elle a regardé le psy qui était ému. Il le cachait mal.

[Gaby] Tout forme une ligne. De terre et d’air, d’eau, de feu vif, une ligne de générosité de bout en bout. Moi, mon travail, c’est juste de restituer cette ligne dans sa plus grande pureté, vous comprenez ? Faire que la vie vibre aux deux bouts du cycle et que je sois au milieu. Comment voulez-vous que j’explique ça à un robot ?

[Kupfer] N’expliquez rien, faites ! Il refera ! Tout comme vous !

[Gaby] Quand votre robot prend une pomme, il peut parfaitement la découper, oui. Pas aussi bien que moi mais presque. Par contre, il coupe la chaîne. Il interrompt la vie. Il fait mes gestes,

tous mes gestes — avec mes ingrédients, tous mes ingrédients. Au gramme près. Mais dans ses mains, je le vois bien : il n’y a rien qui passe. La pomme meurt. Le sucre fond et meurt. Et la canne pleure quelque part à Pointe-à-Pitre.

[Kupfer] Gabriel… Plus personne ne pense comme vous… Le bio, c’est pas de la mystique, c’est juste un rapport sobre à la chimie. Qu’est-ce que vous voulez au final ?

J’ai regardé mon père. Et j’ai compris quand il a posé sa main massive, tellement chaude, dans ma main.

[Paul] Il veut que je reprenne le restaurant.

[Kupfer] Ah… Et vous êtes d’accord ?

[Paul] Non… Mais je suis d’accord pour les pommes. Et je prendrais un robot pour la salle. Qui sache retourner une Tatin.

Karen s’est levée et m’a tendu sa main. Dans sa paume, le logo de la pomme pulsait doucement.

[Karen] On ne se débarrassera jamais totalement de vous, les humains, n’est-ce pas ?

Kupfer a souri brièvement et elle a mis Karen en veille. Parfois, dit-on, elle laissait son clone assurer les rendez-vous. Mais là, à son regard complice, c’était bien elle.

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