La sexualité est une relation bénéfique pouvant faire l’objet d’une transaction ou d’un échange, mais qui peut difficilement faire l’objet d’une juste distribution. De plus, le sexe est doublement régenté : par la morale sociale, d’une part, qui prescrit les normes de l’acceptable et de l’inacceptable ; et par le régime des droits et libertés individuels, d’autre part, qui prescrit des rapports sexuels libres et consentis. Alors que des millions d’individus n’ont pas accès à une sexualité épanouissante, la technologie fournit de nouvelles possibilités. Elle soulève toutefois des réactions pouvant servir à limiter l’autonomie sexuelle des personnes. Autrement dit, l’avènement de la technosexualité pourrait redéfinir l’enjeu de la justice sexuelle.
L’État de droit permet la libre expression d’une grande diversité sexuelle et de genre. Il est notamment parvenu, de haute lutte, à protéger légalement l’autonomie sexuelle des femmes en les libérant des injonctions reproductives. Les sociétés libérales ont également libéré l’expression sexuelle et de genre des personnes LGBTQIA2S+. Cependant, la société contemporaine a tendance à colporter le mythe libéral d’une révolution sexuelle achevée. [1] Or, ce mythe dissimule le problème bien réel de la justice sexuelle à l’ère de la technosexualité. En effet, la préséance d’un régime de moralité sexuelle a pour effet de ramener à l’avant plan le “normal et le déviant”, qui nous amène à déconsidérer l’enjeu de la liberté équitable des chances d’accéder à une sexualité épanouissante dans le contexte d’une offre technosexuelle croissante.
La morale sexuelle colporte de nombreux tabous, stéréotypes et préjugés, autant d’entraves potentielles à l’épanouissement et à l’autonomie. Malgré l’ouverture à la diversité identitaire dans l’expression érotique, les normes sociales favorisent, encore aujourd’hui, une conception dominante (ou hégémonique) de la sexualité “saine et normale”, se traduisant par des injonctions et biais implicites en faveur de l’hétérosexualité, de la monogamie, de la binarité, des unions formelles, de l’échange sexuel gratuit et d’une sexualité restreinte aux relations entre humains. Les pratiques érotiques qui divergent de ces normes sont souvent perçues comme déviantes, et sanctionnées informellement, par l’opprobre et la marginalisation.
À titre d’exemples, le travail du sexe demeure une activité extrêmement contrôlée et dévalorisée dans tous les pays libéraux ; des pratiques comme l’échangisme, le pluriamour et le BDSM demeurent stigmatisées. L’éducation scolaire perpétue également une conception limitative de la sexualité, centrée sur la conscientisation aux risques d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) et aux grossesses non-désirées. Cette éducation délaisse les aspects “positifs” de la sexualité, associés à la découverte personnelle du plaisir et de la jouissance, au développement érotique et identitaire. Autres exemples : si, dans les faits, la masturbation, la consommation de médias érotiques/pornographiques et l’utilisation de jouets sexuels représentent des pratiques répandues, elles demeurent stigmatisées et largement exclues de l’éducation sexuelle des adolescents et adolescentes et des jeunes adultes. Il en va ainsi car nos sociétés libérales perpétuent des croyances et normes sexuelles conservatrices, fondées sur des émotions négatives (comme la culpabilité, la honte et la peur), aux dépens d’un apprentissage érotique fondé sur des expériences positives et encapacitantes, encourageant l’autonomie, le plaisir, la curiosité, la joie, la fierté et l’estime. Le régime de moralité amplifie ainsi le conformisme social à des normes implicites de la sexualité, normes qui incitent à leur tour les pouvoirs publics et médiatiques à limiter l’expression et la “découvrabilité érotique”, tantôt en censurant, tantôt en excluant le sexe de l’espace de l’échange social, pour le confiner à la sphère intime.
Chassée de l’espace social formel, la diversité de la vie érotique migre de plus en plus vers l’espace numérique informel : si la vie privée y demeure fortement régentée par des attentes morales et sociales intériorisées en matière de fantasme et de plaisir, le numérique constitue un espace libre, mais aussi risqué et souvent exploiteur, de découverte et d’exploration érotiques. Après la pornographie en ligne, le secteur de la “sex tech” connaît d’ailleurs l’une des plus importantes croissances commerciales de la dernière décennie.[2]
Développé initialement par les théoriciennes et militantes féministes pour combattre les normes sexistes et exploiteuses, l’enjeu de la justice sexuelle est transformé par les processus que nous venons de décrire. Si les féministes ont permis le progrès social significatif de l’autonomie sexuelle, l’inégalité d’accès au bien-être sexuel demeure une réalité : nombre de personnes n’ont tout simplement pas accès à des relations sexuelles, et cette inégalité n’est pas compensée par l’État, puisque la sexualité ne peut faire l’objet d’une juste distribution. La sexualité active avec partenaire(s) demeure ainsi une sorte de privilège, dont la privation ne peut faire l’objet d’aucune compensation (l’autonomie proscrit en toute justice la coercition et l’exploitation sexuelles). Pour ces raisons, la société a tendance à considérer les privations sexuelles involontaires comme une fatalité, notamment pour les personnes désavantagées, handicapées, malades, marginalisées, démunies, isolées, ou perçues comme moches, grosses ou âgées…
Cependant, l’univers techno-numérique peut offrir l’accès à une vie sexuelle plus active, interactive, non-contrainte, et non-exploiteuse : il offre des opportunités nouvelles à des millions d’humains de jouir et de s’épanouir érotiquement, bouleversant notre conception de la justice sexuelle. Cette “grande transformation” est toutefois quasi-absente de l’espace public médiatique ; elle passe donc largement inaperçue. Lorsque les médias parlent de technosexualité, le sujet est généralement traité sous un angle sensationnaliste et stigmatisant. La “déshumanisation technologique” est devenue le thème fédérateur des discours humanistes et techno-conservateurs, qui misent souvent sur nos biais cognitifs et cherchent à bloquer l’exploration des possibilités et affordances techno- érotiques de l’univers numérique.
Une recherche scientifique, responsable et indépendante, devrait départager les risques probables, possibles et improbables. Cependant, les chercheurs en technologie sont fortement incités à exagérer les risques et à sous-estimer les bénéfices sur l’humain. Confrontés à ces biais d’incertitude et aversifs (aversions au risque et à la perte), les spécialistes, pour être considérés comme “responsables”, sont donc incités à déconsidérer les potentiels bénéfiques des nouvelles technologies. La nature polarisante des débats sur la technologie nous empêche d’aligner son développement et son utilisation à nos besoins humains. Pensons aux débats surréalistes sur la 5G ou sur le traçage des personnes dans le contexte de la pandémie mondiale de la COVID-19. Alimentées par différents entrepreneurs en désinformation, ces dérives irrationnelles témoignent d’une méconnaissance profonde des technologies. Elles dénotent aussi une baisse marquée de la confiance de la population envers les entreprises et concepteurs technologiques, mais aussi envers les rôles régulateurs de l’État et de la science.
En 2019, nous avons fondé l’érobotique pour guider le développement d’une recherche informée et responsable dans l’étude des phénomènes technosexuels, notamment pour faire face au problème des évaluations aversives, biaisées, ainsi qu’à celui de l’exclusion érotique.[3]. Présentement, le secteur de la “sex tech” connaît une croissance comparable à celle des géants du numérique à leurs débuts – une croissance d’ailleurs aussi peu régulée et encadrée que les prédécesseurs de l’économie du numérique. Or, les technologies numériques affectent la sexualité humaine d’une manière analogue à ce que les réseaux et plateformes numériques font à la démocratie, à l’économie et à la culture.
Pensons à l’utilisation croissante des applications derencontreetd’éducationàla sexualité, dont les designs sont aujourd’hui augmentés par la reconnaissance visuelle et langagière, la psychométrie automatisée et l’algorithmique prédictive ; pensons aussi à la nouvelle génération de jouets sexuels connectés, capables d’apprentissage et de personnalisation automatisées. Les applications deviennent rapidement la nouvelle norme pour rencontrer des partenaires, fonder des couples et des familles, transformant ainsi les paramètres de la sélection sexuelle. Or, pratiquement aucune recherche n’a sérieusement étudié cette transformation anthropologique majeure.
Pensons aussi à l’immersion présentielle croissante offerte par la réalité virtuelle, augmentée et mixte, ainsi qu’à l’interaction croissante avec des agents artificiels incorporés (domotique, robotique, prothèses et augmentations haptiques…) et désincorporés (agents conversationnels, holographiques, vidéoludiques…). Pour la première fois de l’histoire, une nouvelle génération d’humains découvre et développe une intimité et des préférences érotiques avec des partenaires artificiels. Et, encore une fois, l’étude scientifique de cette transformation majeure commence à peine !
Ces nouvelles possibilités technoérotiques sont de plus en plus accessibles, immersives et interactives. Comme pour le secteur “mainstream” du numérique (les réseaux sociaux et les plateformes médiatiques par contournement), la technosexualité connaît une croissance si rapide que la recherche scientifique et le débat démocratique sur l’encadrement de ces technologies peine à suivre le rythme – et la recherche se limite souvent à l’identification des risques (pathologies) de la “cyberdépendance” à la pornographie.
Pour éviter une recherche et des débats biaisés et réducteurs, nous avons développé un cadre théorique plus équilibré, fondé sur des approches “positives” de la technosexualité, en s’intéressant non seulement aux risques, mais aussi aux bénéfices érotiques, en termes de liberté, d’inclusion, de plaisir, d’exploration et de “découvrabilité érotique” [4]. L’objectif principal de l’érobotique n’est pas de restreindre l’émergence de la technosexualité, mais bien d’en orienter la conception, le développement et l’utilisation, de manière responsable, au bénéfice de l’humain.
La technosexualité s’inscrit dans une évolution sociale globale. Les fonctionnements humains interpénètrent déjà de vastes réseaux distribués de systèmes multi-agents, qui nous rendent plus connectés et efficaces (transports et urbanisme, finance, santé, agriculture, consommation…) ; nous interagissons constamment avec des algorithmes et des systèmes cognitifs artificiels capables de nous assister, de prévoir notre comportement, mais aussi pour mieux nous orienter dans notre monde. Les agents intelligents et les robots sociaux se multiplient, non seulement dans l’univers virtuel (jeux, plateformes et réseaux
sociaux), mais aussi sous de nouvelles formes incorporées, dotées de senseurs et même de capacités empathiques, pour accompagner le développement des enfants, pour aider le travail des professionnels, notamment dans les domaines de la santé et des métiers dangereux.
La robotique sociale et la recherche en interaction humain-machine (IHM) a prouvé (théoriquement, expérimentalement et cliniquement) qu’une approche réunissant les sciences cognitives, la psychologie, l’éthique et les études sociales et féministes peut guider une coévolution harmonieuse de l’humain avec les technologies sociales. Comme le soutiennent Paul Dumouchel et Luisa Damiano dans leur essai Vivre avec les robots, les agents sociaux artificiels nous assistent efficacement, mais ils nous permettent aussi de “mieux connaître notre monde social.” [5] Une coévolution harmonieuse et bénéfique de l’humain avec ses machines est donc possible et souhaitable ; elle dépendra d’une société mieux informée par la recherche transdisciplinaire, intégrant la technologie aux besoins et fonctionnements humains.
L’érobotique permet en outre de faire évoluer la sexologie, comme science et comme pratiques sociales (éducative et thérapeutique), pour concevoir, développer et encadrer des machines compatibles avec nos besoins intimes et relationnels. Le désir, le plaisir et l’attachement entre agents humains et nonhumains peuvent en effet être bénéfiques.
En développant des systèmes capables de traiter le langage et le comportement érotique, d’apprendre et de s’adapter aux désirs et besoins humains, notamment en procurant du plaisir à celles et ceux qui en sont privés, l’érobotique augmente la probabilité d’un futur dans lequel des personnes développeront des relations intimes, sexuelles et amoureuses avec des
machines plus ou moins anthropomorphes, virtuelles ou robotiques, qui apprendront à leur donner du plaisir, mais aussi à partager leur intimité pour soulager l’exclusion et la solitude.
On peut le constater : l’érobotique permet finalement d’envisager un projet social de justice sexuelle, qui considère la technologie comme un moyen de juste distribution, d’une manière analogue aux assistances prosthétiques données aux personnes réduites par l’âge, la maladie ou un handicap. Par-delà les tabous et interdits implicites, la justice nous demande de réduire les effets des inégalités non-désirées et involontaires des personnes sexuellement défavorisées. En encadrant scientifiquement, éthiquement et socialement le développement de la technosexualité, il deviendra possible, dans un futur proche, de procurer l’épanouissement érotique à toutes les personnes qui veulent le connaître.
[1] Anthony Giddens, The transformation of intimacy: sexuality, love and eroticism in modern societies, Stanford, Stanford University Press, 1992.
[2] Andrea Barrica, Sex Tech Revolution. The Future of Sexual Wellness, Lioncrest Publishing, 2019.
[3] Simon Dubé et Dave Anctil, “Au-delà des robots sexuels: l’érobotique explore l’interaction humain-machine érotique”, La conversation, 11 juillet 2019.
[4] Simon Dubé et Dave Anctil, “Foundations of Erobotics”, International Journal of Social Robotics, 2020
[5] Paul Dumouchel et Luisa Damiano, Vivre avec les robots. Essai sur l’empathie artificielle, Paris, Éd. Le Seuil, coll. La Couleur des idées, 2016.