Parmi les multiples utopies qui animent l’engagement de Magali Verdier, l’accès à un logement digne et beau pour toutes les femmes semble condenser autant des problématiques macroéconomiques que les plus intimes défis micropolitiques. Une héritière de Thérèse Clerc[i], Magali fait partie d’un collectif qui est à l’origine d’« Angela D », un habitat groupé intergénérationnel entre femmes qui, depuis 2018, développe une réflexion et des projets sur les enjeux féministes de l’habitat.
Pour ce qui est de la « petite histoire » personnelle, Magali place son début à un moment particulier d’éveil politique précoce.
« Mon parcours commence à l’âge de 13 ans dans la cuisine. Ma sœur m’avait fait part du fait que notre père s’opposait à ce qu’elle étudie l’architecture parce que ce n’était pas un métier de femmes. Cela m’avait choquée. Quelques années plus tard, c’était la même chose pour moi : Il me voyait faire une formation de secrétaire parce que, en tant que femme, c’était plus facile pour concilier vie familiale et la vie professionnelle ».
Cette prise de conscience des limitations qui lui étaient imposées en tant que fille et femme est aussi possible grâce à une transmission. « J’incarne le « féminisme » de ma mère ». Une femme qui a toujours soutenu ses filles dans leur projet professionnel, précisément parce qu’elle a dû attendre la quarantaine pour étudier elle-même.
Le deuxième chapitre de l’histoire politique de Magali se déroule à l’université. D’abord en France, ensuite en Angleterre. « J’étais à Paris et il y a eu une grande grève en décembre 1986 contre la mise en concurrence des universités par la sélection des étudiants à leur entrée de l’université. On parlait même d’un deuxième ’68. Ce fut le début de ma politisation, mais pas encore féministe. »
Cet engagement aux côtés des femmes et des minorités de genre germera quelques années plus tard, lorsqu’elle poursuivra des études en sciences politiques « L’université où j’étudiais était très à gauche et très axée sur les droits des migrants et des personnes racialisées, sur la question de l’homosexualité et sur les questions féministes. L’Angleterre avait 30 ans d’avance sur la France. »
L’urbanisme, les enjeux d’aménagement du territoire, de participation des habitants, de la production sociale de l’habitat et du logement commencent à prendre une place dans son parcours « notamment aux côtés de latinoaméricains qui m’ont fait découvrir leur approche très politisée en mettant les habitants des quartiers populaires au centre de la production sociale de l’habitat ». Et c’est au détour d’un projet de voyage en Amérique latine qu’elle rencontrera Poupette Choque, de l’association « Le Monde selon les femmes ».
Rencontre qui ouvre le chapitre bruxellois de la vie de Magali. « Poupette m’a invitée à célébrer le 8 mars au Monde selon les femmes en 1995. C’était le début de cette ONG. Ça a été le déclic total. Je tiens à la remercier pour cela. »
Alors qu’elle avait déjà dans son CV un mémoire d’urbanisme sur la mémoire ouvrière des femmes d’un quartier près de Lille – Le Petit Belgique -, elle décrit la rencontre avec le Monde selon les femmes comme déterminante car « tout ce que j’avais vécu et ressenti en tant que jeune féministe y trouvait une place ».
Ensuite, elle occupe un poste de coordinatrice sociale au sein d’un Contrat de Quartier, à la commune de Saint Josse pour penser l’aménagement d’un parc avec la participation des habitants. « Je me rappelle d’une réunion pour récolter l’avis des femmes dans le salon avec des femmes turques avec une interprète. Déjà à l’époque, il était indispensable pour moi d’entendre les femmes et de défendre leurs intérêts. Il s’agissait de penser l’aménagement d’un tout petit parc et tout le monde voulait son morceau de terrain ».
Ecouter les habitantes, défendre leurs besoins face à des intérêts opposés et souvent en exigeant qu’une attention particulière soit portée sur les plus vulnérables : jeunes mamans, femmes sans-papiers, migrantes précaires. Une tâche ardue qui a renforcé son désir de s’investir dans des projets plus spécifiquement axés sur ces personnes.
« C’est ainsi que j’ai été engagée comme responsable régionale de Vie Féminine ». Un poste qu’elle exercera pendant 13 ans.
« Le travail de Vie Féminine porte plein d’utopies ». Défense des droits socioéconomiques, accès à la culture, fin des violences machistes, budget sensible au genre… Sur ce dernier point, elle remporte une des plus grandes satisfactions de son passage par Vie Féminine : « Ce qu’on a fait, à travers l’analyse du budget de la Région bruxelloise, c’était de l’alphabétisation économique des femmes ». Une analyse qui ne se fait pas par des spécialistes ni par des intellectuels, mais avec les femmes qui participent aux activités d’éducation populaire du mouvement. Ce travail arrive, entre autres, à démontrer que moins du 0.01% du budget bruxellois est destiné à la lutte contre les violences sexistes.
Une autre expérience qui remplit de satisfaction Magali est « V’là la facture ». Il s’agit d’une action de sensibilisation avec d’autres associations féministes visant à démontrer l’immense importance et la révoltante invisibilité de « toutes ces femmes qui travaillent gratuitement pour la reproduction de la classe ouvrière et envers qui l’état a une dette ». Les femmes étaient invitées à calculer le temps qu’elles passaient à effectuer du travail de care non-rémunéré et à adresser une facture pour ce travail au gouvernement, à l’état. Une tentative de quantifier économiquement toute cette sphère d’activités indispensables pour le maintien de la vie et qui sont portées par les femmes.
Le care, ce travail de soin, invisible et indispensable, devient à travers cette action, le fil conducteur de son engagement. Ce travail est aussi assumé de manière souterraine par des femmes sans-papiers qui souffrent de l’invisibilité de leur contribution à l’économie et de leur exclusion des droits fondamentaux.
« J’ai été engagée par le Mouvement ouvrier chrétien (Moc) de Bruxelles pour renforcer la CSC Bruxelles dans l’organisation des travailleuses sans papiers à l’époque peu présentes dans le comité des travailleurs migrants sans papiers. C’est ainsi qu’est née en 2018 la Ligue des travailleuse domestiques sans papiers dont le premier slogan scandé lors de la manifestation du 1er mai était était « Domestic workers have a brain »
Pour Magali, renforcer les droits de ces travailleuses est une double nécessité : «
elles cumulent les vulnérabilités en tant que femmes migrantes et en tant que femmes racialisées, ce qui les rend vulnérables à la surexploitation. Mais, en même temps, tant qu’il y aura des travailleuses et travailleurs sans-papiers, il y aura de la concurrence déloyale. C’est du dumping social et donc donner accès à ces milliers de travailleuses à des meilleures conditions de travail, c’est dans l’intérêt de tous les travailleurs et travailleuses. Au-delà de cela, le travail exercé par des milliers de femmes est fondamental pour la société, et donc il est indispensable de reconnaitre la valeur de ce travail. Et tout simplement, l’État doit reconnaître ces femmes au nom de l’égalité des droits tout court
».
La valorisation du travail du soin et de toutes les activités invisibles qui rendent possible la vie deviennent un fil rouge qui relie les besoins des femmes les plus éloignées du pouvoir socioéconomique aux principes universels de l’égalité des droits. Le care au cœur de l’économie mais aussi en tant que question politique fondamentale, révélatrice des angles morts de notre démocratie. Un secteur invisibilisé puisqu’ayant comme contexte la sphère presque secrète des maisons familiales ou des maisons de repos, des cuisines, des caves et des greniers, des entrées de service des hôtels particuliers bourgeois ou des appartements des classes moyennes qui doivent se débrouiller pour externaliser ce que les travailleuses du tertiaire n’arrivent plus à faire.
Magali insiste sur la dimension internationale de cette lutte, notamment en se remémorant ce que les travailleuses domestiques de Madrid réunies dans le collectif de Territorio Doméstico, en visite à Bruxelles au mois de mai ont nommé « le cumul des deux journées de travail, où l’on travaille gratuitement à la maison et ensuite on travaille pour un salaire insuffisant ».
Parallèlement à ce travail auprès des travailleuses sans-papiers au sein du Moc et pour maintenir vive la flamme de ses premiers amours militants, Magali poursuit un travail sur les questions liées à l’habitat. « Déjà à l’époque (en tant que responsable régionale de Vie féminine), je voyais bien qu’il y avait un réel problème, pour les femmes, dans l’accès au logement. »
Une préoccupation qui la conduit, petit-à-petit, à s’engager aux côtés d’autres femmes pour créer le collectif qui est devenu « Angela.D ». Un projet qu’elle porte bénévolement, en tant que militante et qui a comme objectif « d’attirer l’attention sur le logement comme marqueur social des inégalités entre les hommes et les femmes, de contribuer à une politique équitable d’accès au logement pour les femmes et de réduire les obstacles qui entravent leur autonomie ».[ii]
Et c’est en découvrant un lieu utopique, la Maison des Babayagas, initiée par Thérèse Clerc à Montreuil, que ce collectif se constitue pour combler un manque criant dans le paysage associatif bruxellois : faire une lecture de la question de l’habitat à travers le genre et proposer un lieu de vie féministe. De là naît « Angela D », habitat intergénérationnel accessible aux femmes les plus précarisées, où les tâches de soin ne sont pas cachées dans une cave, où il y a la possibilité de collectiviser le travail reproductif, où les machines à laver ne sont pas cachées mais, au contraire, mises au centre de la vie. Et puisque « on passe tout de même beaucoup de temps dans la cuisine », autant que cet espace où se déroule l’essentiel du travail de soin soit beau.
« Mais bon, l’utopie reste entière. « Angela D » accueille dix femmes alors qu’il y a plus de cinquante mille personnes qui sont inscrites sur la liste d’accès au logement social, sans compter toutes celles et tous ceux qui auraient le droit mais ne font les démarches pour s’inscrire dans la liste d’attente ».
D’autres utopies sont aussi dans l’horizon de cette militante multi-fronts « les collectifs espagnols nous ont sensibilisés à la nécessité d’accueillir les femmes dans des beaux locaux. Le beau, c’est important. Puis il y a l’importance de prendre soin de nous quand on effectue ce travail de résistance. Le travail de soin dans la lutte est indispensable. Il y a des pratiques dans ce sens à intégrer dans notre travail militant ici à Bruxelles… par exemple un travail artistique ».
En guise de conclusion, elle ajoute quelques mots sur le sens de son engagement : « Je suis féministe pour œuvrer avec les jeunes femmes et leurs alliés masculins à un changement radical de cette société patriarcale, raciste et capitaliste. C’est pour mes enfants et pour les générations futures que je suis engagée dans cette cause. »
Parce que la route est encore longue et qu’il faut renouveler l’élan des résistances, le soin des travailleuses du social et des militantes infatigables comme Magali est une question de survie à l’heure de la montée de projets politiques qui nous propulsent vers la vacuité de la consommation comme seul horizon économique et vers le maintien des privilèges comme le sens principal de la politique. Alors, on prendra aux côtés de Magali et de ses compagnes de lutte, tout le soin nécessaire pour se renforcer mutuellement en ces temps incertains.
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Laïcité : que les femmes d’horizons et de croyances différentes puissent se fédérer pour défendre ensemble leurs intérêts socioéconomiques.
Bruxelles Coup de gueule : le manque de courage des politiques des élus sortants sur les revendications de la Ligue des travailleuses domestiques. Ils ont eu l’opportunité de renforcer leurs droits et de les aider à accéder à un statut mais ils ont préféré mettre ces engagements en sourdine face à la menace de perdre l’accord gouvernemental. Une opportunité manquée au vu des résultats d’aujourd’hui avec la montée de la droite à Bruxelles
Bruxelles Coup de cœur : le chaos de Bruxelles qui la rend une sorte de Marseille du Nord. Les racines multiples et diverses de tous ses habitants qui font une espèce cocktail unique
[i] NTERVIEW : LE RÊVE DE LA VIEILLE BABAYAYA par María José DOMINGUEZ et Paola HIDALGO | BLE, DEC 2015, p. https://echoslaiques.info/interview-le-reve-de-la-vieille-babayaya/