LET THE RECORD SHOW. UNE HISTOIRE POPULAIRE ET POLITIQUE DE L’ACTIVISME D’ACT UP

par | BLE, Déchaîner les liens, Démocratie, Justice, Politique, Social

Let the Record Show : A Political History of ACT UP New York, 1987-1993, publié par Farrar, Straus and Giroux, 2021

Un ouvrage colossal qui a nécessité 20 années de travail. Un livre choral avec près de 200 intervenants, membres d’ACT UP. Un objet entre l’ouvrage historique, l’enquête sociologique, le témoignage, et l’outil militant qui ouvre de nouvelles perspectives sur l’activisme durant la crise du sida aux Etats-Unis. Avec Let the record Show. A political history of ACT UP New York, 1987-1993, Sarah Schulman, militante féministe, queer, et prolifique autrice de nouvelles et d’essais (dont “Le conflit n’est pas une agression”, 2021, qui fera l’objet d’un débat au Festival), documente les six années d’activisme de cette improbable coalition de militants animés par l’énergie du désespoir, la rage de vivre, l’urgence et la créativité. À travers leurs témoignages, mis en récit et en perspective par l’autrice, qui fut aussi membre active de cette organisation, l’ouvrage développe les stratégiques et tactiques militantes souvent payantes qui peuvent inspirer aujourd’hui, et revient sur les actions multiples et multiformes menées contre les institutions qui freinaient l’accès au traitement du sida pour toutes et tous.

En 1987, une coalition de militants se forme en réaction à l’apathie du gouvernement américain et des firmes pharmaceutiques face à la pandémie du sida. Elle prend le nom d’ACT UP pour Aids Coalition to Unleash Power, Coalition contre le sida pour libérer le pouvoir. Elle se définit comme “un groupe divers et non-partisan d’individus unis dans la rage et engagé dans l’action directe pour mettre fin à la crise du sida”. 1987-1993. 6 ans seulement et tellement de victoires engrangées pour les personnes atteintes du sida, de destinées marquées à jamais par leur activisme chez ACT UP, et de changements culturels, politiques et sociaux durables.

“ILS N’ÉTAIENT PAS DES SPECTATEURS”

“C’est l’histoire d’un groupe de personnes méprisées, sans droit, confrontées à une maladie mortelle pour laquelle il n’existe aucun traitement. Abandonnés par leurs familles, le gouvernement et la société, ils se sont unis et ont forcé notre pays à changer contre sa volonté, influençant de manière permanente les mouvements futurs des personnes atteintes du SIDA à travers le monde et sauvant un nombre incalculable de vies futures. Certains hommes et femmes atteints du SIDA se sont battus jusqu’à leur mort. Les morts et les vivants ont finalement transformé la crise”. Ainsi s’ouvre le livre de Sarah Schulman.

ACT UP up naît en mars 1987, soit six ans après que la presse américaine ait mentionné pour la première fois l’existence de cette maladie. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existait pas auparavant, rappelle l’autrice. “Les sans-abri connaissaient la crise du sida (…). Mais parce que les pauvres n’ont pas accès à des soins de santé adéquats en Amérique, cette épidémie est restée invisible à la science”. Dans un contexte de stigmatisation et de criminalisation des minorités sexuelles, le sida est alors associé à une maladie d’homosexuels et même appelé “le cancer gay”. Sarah Schulman revient aussi, pour illustrer le contexte politique de l’époque, sur la décision de la Cour suprême en 1986 (l’affaire Bowers v. Hardwick) de confirmer les lois sur la sodomie considérant illégales les relations sexuelles homosexuelles entre adultes consentants.

Chaque lundi, dès le printemps ‘87, des centaines de personnes – jusqu’à 800 au climax du mouvement – se réunissent au Lesbian and Gay Center à New York. “Il y avait une énergie dans le groupe qui était incroyable, parce qu’il était rempli de gens qui avaient des idées, des énergies (…). C’était comme un bazar de désirs”, se remémore l’un deux.

Qu’avaient en commun toutes ces personnalités iconoclastes engagées dans cette lutte ? “Ce n’était pas tant l’expérience, observe Sarah Schulman, à l’issue des multiples entretiens réalisés pour cet ouvrage. “C’était plutôt de l’ordre du caractère, de la psychologie. Il s’agissait de personnes qui étaient incapables de rester assis pendant un cataclysme historique. Ils étaient poussés, par la nature, par la pratique, ou par une combinaison des deux, à défendre les gens en difficulté en se tenant à leurs côtés. (…) En cas d’urgence, ils n’étaient pas des spectateurs”.

DES VICTOIRES DANS LE CHAOS

“À bien des égards, l’activisme contre le sida a été l’un des mouvements sociaux les plus réussis de l’histoire récente”, considère Sarah Schulman. Parmi les victoires, on peut citer : la réorientation de la recherche sur la médication, la mise sur le marché de médicaments non encore homologués, la modification de la définition du sida pour y inclure les femmes de sorte que ces dernières puissent également bénéficier de prestations et avoir accès aux traitements expérimentaux, mais aussi l’ouverture à des assurances privées, la création de refuges pour sans-abri ou encore la légalisation de l’échange de seringues.

ACT UP a aussi réalisé un grand travail autour de la représentation médiatique. S’ils ont créé leurs propres médias militants afin de sortir de l’ombre – médias dans les- quels Sarah Schulman écrivait d’ailleurs –, s’ils ont multiplié les expériences artistiques pour donner à voir leur réalité, ils ont aussi sensibilisé les grands médias corporate – à commencer par le New York Times rebaptisé par ACT UP “New York Crimes” – à sortir de la vision misérabiliste et victimaire des personnes atteintes par la maladie. Enfin, ACT UP – et c’est peut-être l’une des victoires les plus belles – a aussi sorti les gens de leur isolement et changé la perception que les PWAs “people with aids” – càd les personnes avec le sida, une dénomination également issue d’un combat sémantique – avaient d’eux-mêmes.

L’ACTION AVANT TOUT

Comment expliquer cette réussite ? “ACT UP était formé d’une combinaison d’activistes de longue date avec des analyses développées et une expérience stratégique (mouvements féministes, mouvements étudiants latino, etc, NDLR), et de nouveaux activistes avec une énorme énergie et un grand cœur. Cela explique son succès” écrit Sarah Schulman, ajoutant aussi que “les gens qui sont désespérés sont beaucoup plus efficaces que ceux qui ont du temps à perdre”. Et pour ne pas perdre de temps, l’action et la recherche de solutions étaient au centre. Inspirés par le mouvement des droits civiques, les militants d’ACT UP ont mené de multiples actions de désobéissance civile non violente.

Fidèle à cette phrase “la théorie émerge de l’action” répétée par Maxine Wolfe, l’une des grandes figures d’ACT UP, l’autrice n’étale pas de grands principes théoriques qui auraient guidé ACT UP. Pour donner à comprendre les tactiques et stratégies du mouvement, et tracer les contours de la démocratie radicale du mouvement, elle revient en détails sur plusieurs temps forts d’ACT UP. Notamment l’action “Seize control FDA”, la prise de contrôle de l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux, le 11 octobre 1988 et “Stop the Church”, l’interruption de la messe dans la cathédrale St Patrick en 1989 en réaction aux tentatives de l’Eglise catholique d’empêcher la distribution de préservatifs dans les écoles publiques. Ces deux événements ont mobilisé massivement et connu une couverture médiatique importante.

On comprend, à travers le récit polyphonique et parfois contradictoire de la préparation minutieuse de ces actions bien différentes par leur cible et leur déploiement comment s’organisait Act Up. “ACT UP n’était pas une institution monolithique. C’était un groupe de personnes qui se réunissaient tous les lundis soir. Beaucoup d’entre eux faisaient partie de groupes plus petits, de cellules, ou de groupes d’affinité au sein du plus grand groupe. Et ces groupes d’affinité avaient, dans une certaine mesure, si ce n’est une vie propre, une vie en dehors du groupe”, écrit Sarah Schulman. Cette pluralité de groupes donnait lieu à une multiplicité d’actions et d’approches. “La façon dont les choses se passaient n’était pas systématisée, et donc pas bureaucratisée”, poursuit-elle.

“Stop the Church” en est une illustration brillante. Alors qu’un compromis avait été trouvé sur un piquet de grève silencieux à l’intérieur de l’église, l’un des membres, Michael Patrelis est monté sur un banc criant “Vous êtes en train de nous tuer”. Son geste a ébranlé les activistes (Sarah Schulman elle-même qui était dans l’église), a fait débat et conflit, mais jamais il n’a été question d’évincer ce militant du groupe.

Sarah Schulman revient aussi à plusieurs reprises sur un élément qui explique les succès d’ACT UP : l’absence de consensus, ou plutôt la non-recherche du consensus. “De nombreuses expressions différentes de l’action directe ont été menées simultanément, aucune d’entre avec un consensus total, une participation totale ou un accord universel”. Et quand le consensus est mis en avant, comme dans le témoignage de Gregg Bordowitz, l’une des figures de “Seize the FDA”, c’est dans le sens d’un programme élaboré à partir des besoins des membres et dans la recherche de solutions. “Même si ce n’était pas un groupe axé sur le consensus, nous votions. Mais pour obtenir des votes, vous deviez obtenir un consensus fondamental. Et afin d’obtenir celui-ci, les idées devaient répondre aux préoccupations du groupe”.

LA STRATÉGIE INSIDE/OUTSIDE

De longues pages sont aussi réservées aux actions de Treatment et Data, un groupe lancé par une poignée de militants devenus “des citoyens scientifiques” qui n’ont cessé de lutter pour lancer des recherches sur traitements, garantir leur accès, approfondir des recherches. C’est ce groupe qui est à l’origine d’une autre action-phare d’ACT UP : l’invasion du siège social de l’entreprise pharmaceutique Burroughs Wellcome pour exiger une baisse du prix de l’AZT (premier médicament antirétroviral utilisé pour le traitement de l’infection par le VIH) en avril 1989.

A travers cette action, Sarah Schulman évoque la stratégie inside/outside d’ACT UP. “Dans ces premières actions contre Burroughs Wellcome, les rôles d’Insider et d’Outsider (c’est-à-dire le négociateur en face à face et le manifestant dans la rue) étaient joués par les mêmes personnes. Mais certains membres de T&D étaient du même milieu que les hommes en costumes, et par conséquent les relations entre eux se sont approfondies”. La rue (et les arrestations) pour certains… le tapis rouge pour d’autres. Des positionnements différenciés – liés aux dimensions racistes et sexistes, on y reviendra – qui créeront des tensions plus tard et expliqueront même pour partie la dissolution d’ACT UP.

UNE HISTOIRE COLLECTIVE ET SOLIDAIRE

“Nous devions rendre l’histoire et l’expérience de l’activisme sida visible et accessible (…) Nous voulions montrer que des gens de tous horizons, travaillant ensemble, peuvent changer le monde”, défend Sarah Schulman en préface de ce livre, nouvelle pièce d’une aventure amorcée il y a 20 ans. En 2001, elle fonde avec son ami le réalisateur Jim Hubbard (avec qui elle a produit en 2012 le film United in Anger : A History of ACT UP, disponible sur YouTube l’ACT UP) l’ Oral History Projet, compilation de 188 entretiens sonores de membres survivants d’Act up New York réalisée en 13 ans. Cette matière inédite, en accès libre, n’a pas, à leur grande déception, été mobilisée par des chercheuses et des chercheurs. Sarah Schulman a donc décidé de faire elle-même le boulot et il en résulte ce livre. Si la démarche vise à archiver une matière non digitalisée qui risquait de se perdre à jamais, elle est aussi motivée par l’envie de fixer dans les mémoires une histoire collective plus large que le récit caricatural ou héroïque qui en est trop souvent fait.

Et dans ce collectif, Sarah Collectif ? Schulman ?entend aussi remettre les personnes de couleur et les femmes au centre, trop souvent niées par les institutions, pharmaceutiques, médiatiques et gouvernementales, mais aussi par les histoires et productions culturelles qui ont suivi, toutes d’une blancheur immaculée. Ce n’est pas un hasard si elle débute son ouvrage par l’histoire de militants latinos new-yorkais qui ont lancé une branche d’ACT UP à Porto Rico. Elle rapporte aussi de nombreux témoignages et évocations de femmes (vivantes et absentes) très actives dans le mouvement. Elle revient aussi de long en large sur la campagne de quatre ans menée par le comité des femmes d’ACT UP qui, en 1993, a obtenu du CDC (Centers for Disease Control) qu’il élargisse la définition du sida pour y inclure les conditions spécifiques aux femmes et aux usagers de drogues.

Certes, ACT UP est majoritairement un mouvement blanc et gay. Sarah Schulman le concède mais nuance ce portrait, remettant au cœur de sa réflexion l’idée de coalition. “La vision la plus radicale et révolutionnaire de l’activisme du SIDA a évolué lorsque ces hommes blancs se sont retrouvés dans le même bateau que tous les autres malades du sida : désespérés. Parce que lorsqu’ils étaient désespérés, ils ont agi différemment. Ils ont écouté. Quiconque n’a pas d’issue cherche une issue. Et c’est seulement à ce moment que leurs préjugés, leurs conventions et leur ego sont mis à mal”. C’est à ce moment qu’une coalition avec celles et ceux qui avaient moins de pouvoir a pu s’opérer. Sans nier les biais sexistes et racistes du mouvement, elle explique aussi : “Je ne veux dire que chaque homme blanc d’ACT UP est devenu féministe ou que chaque femme blanche est devenue antiraciste. Mais plutôt qu’ ACT UP a pu engendrer des victoires pour les personnes de couleur et les femmes sans nécessairement que tous les Blancs et les hommes d’ACT UP n’en prennent conscience”. Ou, pour illustrer concrètement son propos : “Les discussions dans l’assemblée du lundi soir ont souvent soulevé des questions de genre et de race. (…) Mais les personnes de couleur (POC) atteintes du SIDA, les femmes et/ou les POC membres d’ACT UP n’ont pas perdu leur temps à essayer d’enseigner à leurs camarades masculins blancs à être moins sexistes et racistes (…) Ils ne se sont pas stoppés dans leur élan vers l’action pour corriger ou contrôler le langage ou pour dénoncer les préjugés Au lieu de cela, les personnes de couleur et les femmes d’ACT UP ont géré les ressources considérables d’ACT UP pour des projets qui aidaient principalement les femmes, les pauvres et les personnes de couleur ”.

DES IDÉES POUR AFFRONTER LES CRISES

Si elle salue à plusieurs reprises le succès de l’activisme ACT UP, elle relève aussi que “si les défenseurs ont pu, en un sens, vaincre le VIH, ils n’ont pu vaincre le capitalisme”, si bien qu’aujourd’hui encore “près de 70 000 personnes à travers le monde meurent encore chaque année d’une maladie qui est entièrement gérable”. Et de rappeler que ceux et celles qui manquent déjà de ressources sont les plus vulnérables. Un constat qui vaut tant pour les crises sanitaires que climatiques.

Revenir sur les stratégies d’ACT UP, ses victoires et ses défaites est pour Sarah Schulman “utile à ceux d’entre nous qui s’engagent aujourd’hui à transformer notre monde en crise empreint de boucs-émissaires, de privation, de brutalité, de cupidité et de négligence”. Sarah Schulman lance alors, comme un hommage à ses amis militants d’hier et un défi pour nous aujourd’hui. “Quel genre de personne assume cette responsabilité ? Quel genre de personne se montre à la hauteur d’une catastrophe de masse ?”.

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