PRÉCIEUSES VERTUS ÉPISTÉMIQUES

par | BLE, SEPT 2019, Social

Il y a une quinzaine d’années, j’ai fait paraître un ouvrage intitulé : Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Il avait pour prémisse cette idée, que je pense toujours raisonnable, que bien des acteurs et des instances de la conversation démocratique ont intérêt à obtenir notre approbation et qu’il peut arriver que certains des moyens déployés pour l’obtenir puissent, avec ou sans préméditation, nous induire en erreur. Je déclinais donc un ensemble de manières par lesquelles nos jugements peuvent errer et indiquais des moyens de se prémunir contre ces périls. Tout cela relève de ce qu’on appelle couramment la pensée critique. On m’a parfois demandé ce que j’ajouterais aujourd’hui au contenu de ce livre et j’ai longtemps répondu en disant que je ferais un chapitre sur les médias sociaux, sur leurs mérites et leurs périls, et sur ce qu’il convient de savoir pour se prémunir contre ces derniers. J’en suis à présent venu à penser qu’il me faudrait aussi insister sur l’importance de l’éthique de la discussion et que ce sujet est intimement lié au précédent.

Cela a été pour moi quelque chose de troublant et de désolant de constater que ce démontage de pièges possibles auxquels nous pouvons tous succomber (par exemple, les différents sophismes) était parfois utilisé dans le seul but de refuser d’entendre un argument, de simplement considérer ce qu’il peut contenir de valable. Par un singulier retournement, ce qui devait aider à la recherche de la vérité, au repérage de faussetés, devenait une manière de refuser de la rechercher, la personne étant alors enfermée dans l’inébranlable certitude de la posséder.

Ce refus, trop souvent, est accompagné de la profération d’insultes, d’attaques virulentes contre la personne, tout cela dans le but de la réduire au silence et de la vouer aux gémonies dans un geste par lequel, simultanément, on cherche à se donner pour vertueux.

On aura certainement noté que ces efforts pour réduire au silence des propos que l’on n’aime pas prennent en ce moment des formes terrifiantes dans diverses manières de s’attaquer à la liberté d’expression et, chose tout aussi terrifiante, à la liberté académique.

Je soumets l’idée que cette profonde et désolante dénaturation de la conversation démocratique est, à tout le moins dans son ampleur, quelque chose de nouveau et qui n’est pas sans lien avec les médias sociaux, avec ces nouvelles manières de s’informer et d’échanger.

Pour aller rapidement à l’essentiel, je dirais que je fais mien le point de vue de Ded Roy, un des spécialistes américains des médias sociaux. Il est ici résumé par un commentateur : “Nous nous sommes tous retirés dans des recoins virtuels ultrapartisans, ceci en bonne partie à cause de ces compagnies possédant Internet et les médias sociaux, lesquelles déterminent ce que nous voyons en fonction de ce sur quoi nous avons préalablement cliqué et qui nous redonnent ensuite plus de contenu similaire. En bout de piste, les points de vue opposés aux nôtres sont écartés et nous nous retrouvons uniquement avec du contenu qui renforce ce que nous pensions dès le début” 1 . Je pense que ces effets sont en grande partie explicables par certains biais cognitifs bien connus, en particulier le biais de confirmation et l’effet einstellung.

Un précieux contrepoison contre ces périls est d’entendre d’autres points de vue, ce qui demande de se porter à la défense de la liberté d’expression et de la liberté académique. Cela demande d’adopter une singulière posture épistémique par laquelle, simultanément, on accueille et on rejette une idée, un propos, une posture que rappelle excellemment le mot diversement formulé et attribuée à Voltaire : “Je déteste ce que vous dites mais me battrai pour que vous puissiez le dire”.

C’est ici que la pensée critique peut être utile et c’est un sujet sur lequel une nouvelle édition du Petit cours… insisterait. Il s’agit de développer des vertus d’un genre particulier, des vertus relatives au savoir et appelées pour cela épistémiques.

L’humilité en fait partie, qui est la fille de la reconnaissance de ce que demande de nous la recherche de la vérité. Je cite volontiers Bertrand Russell, Écrits sur l’éducation, à ce sujet : “La vérité́ est une déesse resplendissante, toujours voilée, toujours distante, qu’on ne peut jamais approcher jusqu’à̀ la toucher, mais qui mérite toute la dévotion dont l’esprit humain est capable”.

Une autre de ces vertus épistémiques est la générosité, celle par laquelle on s’efforce de recevoir et de discuter sous leur jour le meilleur les arguments des personnes qui ne pensent pas comme nous. On aura deviné que l’envers de cette générosité est ce que l’on observe trop souvent sur les médias sociaux.

Une autre de ces vertus est de sincèrement rechercher la vérité sans présumer a priori de son identité avec ce que nous tenons pour la vertu morale. Le rappel de ce gouffre remarqué par Hume entre les faits et les valeurs morales devrait à lui seul inciter à adopter cette posture; on y ajoutera la complexité des questions sociales et politiques débattues : cela devrait suffire chez les personnes de bonne foi à dégonfler cette posture vertueuse faite de prétention à détenir le vrai et de conviction que ce vrai est vertueux.

Je pense que l’inclusion, très tôt dans le curriculum scolaire, de cours de pensée critique sous la forme de philosophie pour enfants menés en communautés de recherche est un sérieux candidat au titre de moyen de mettre en œuvre pour développer ces vertus épistémiques que j’ai nommées et d’autres encore dont je n’ai pu parler ici.


1 “Environnement en danger, droits bafoués”.

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