DÉSOBÉIR POUR GRANDIR. GRANDIR POUR DÉSOBÉIR

par | BLE, Education, Jeunesse

Et si nous devions encourager les adolescents à désobéir ? Si nous nous accordons sur l’idée que la désobéissance peut être un acte éthique, positif voire nécessaire, il est pertinent de questionner cet outil d’émancipation et de contestation selon le prisme de ceux qu’on juge bien souvent comme irresponsables, naïfs ou je-m’en-foutistes : les adolescents. Ces jeunes qu’on aime considérer comme en crise ou rebelles seraient-ils aussi ceux qui, par la désobéissance, viendraient questionner l’ordre établi d’un monde adulte parfois trop obéissant ?

Dans le cadre du Festival TAKTIK, un festival organisé par et pour les jeunes à Bruxelles, les membres de la cellule socioéducative de Bruxelles Laïque et le Comité J, se sont retrouvés à explorer et décrypter le concept de la désobéissance chez les jeunes. En effet, lorsque nous travaillons à l’organisation d’un évènement promouvant la prise de parole et l’engagement des jeunes, difficile d’y échapper. Nous avons essayé de comprendre l’appropriation de ce concept par la jeunesse. Quelle place pour les adolescents dans l’engagement politique et la reconnaissance citoyenne ? La désobéissance, si elle est positive, peut-elle devenir un acte d’émancipation à chérir ?

Si nous questionnons la place et le rôle des jeunes dans la société, et plus précisément ceux que nous appelons “adolescentes et adolescents”, c’est qu’une ambiguïté entoure leur citoyenneté. En effet, l’adolescent se trouve dans la position particulière de devoir trouver sa place dans la communauté tout en étant considéré comme incapable de participer à l’exercice du pouvoir par le vote. L’école joue alors ce rôle d’éducation, où chaque enfant qui y passe est censé recevoir les clefs nécessaires à son développement afin d’en faire un citoyen éclairé capable de participer à la gestion de la société. Mineur aux yeux de la loi, il n’est pas considéré apte à voter pour ses représentants politiques. L’adolescent, compte ainsi sur ses ainés pour défendre ses valeurs, ses idées et ses droits, donnant sa confiance à d’autres générations pour porter ses causes. Générations qui en sont souvent fort éloignées puisque vivant d’autres réalités.

Il peut être intéressant de constater que le concept même d’adolescence est loin d’être universel. Bien que toute culture et société, par le biais de rites initiatiques et de transition, passe du statut d’enfant à celui d’adulte, l’adolescence comme “catégorie sociologique et anthropologique n’existe que dans le monde occidental”,[1] selon Bourdieu. Les catégories d’âges reposeraient sur des logiques de pouvoir et seraient arbitraires afin de “définir un ordre fixant des limites auxquelles chacun est prié de se tenir”,[2] faisant ainsi de l’adolescence un concept politique. Quant à l’idée de l’adolescence telle que nous la connaissons, nous la devons à Rousseau dont la relecture renvoie à un âge de crise qui serait une période dangereuse, demandant à être spécifiquement encadrée. L’adolescent n’est, dès lors, pas considéré comme un citoyen actif, puisque pas encore apte à prendre des décisions matures et réfléchies, incapable de penser la société. Ainsi, toute une partie de la population, par son âge, est écartée de l’échiquier du pouvoir et contenue dans les écoles.

Selon Elsa Rolland, sociologue : “l’Histoire de l’école n’est pas ce fil continu et progressif vers l’émancipation que raconte la mythologie modernisatrice. Elle est, depuis son début, un champ de bataille traversé par de vives résistances. De même la condition de l’enfance est tout sauf une donnée de nature et constitue, elle aussi l’enjeu de tensions et de luttes tout au long du XIXe et du XXe siècle”.[3] Ces tensions et ces luttes, renforceront d’autant plus les liens entre adolescence et engagement. D’après Edgard Morin, selon les évolutions sociales ainsi que le contexte historique, l’engagement de la jeunesse fluctuera entre latence et expression intense. C’est d’ailleurs dans les années 1950 qu’il fixe la naissance d’une culture juvénile. Là où l’école a rassemblé la jeunesse, une conscience collective capable de penser ses droits et de les défendre s’est élevée. Cette culture juvénile, qui marquera son passage lors des événements de mai 68, entendait créer une rupture avec le monde adulte demandant une “reconnaissance d’une personnalité autonome, différente, ayant une autre vie et vivant d’autres valeurs”.[4]

Une demande d’autonomie de la jeunesse, priée d’obéir à toute une série de règles qu’elle n’a pas pu établir elle- même et avec lesquelles elle entre petit à petit en dissonance. L’enfant devenant adulte évolue et bien que nous fixions cette évolution dans un laps de temps bien défini de 13 à 17 ans, celle-ci n’est pas linéaire et n’est pas la même pour chacun. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans cette longue transition une période souvent dite “de rébellion” où l’enfant n’est plus enfant, où il apprend, intègre, se questionne et critique les règles établies mais n’est pas encore reconnu comme adulte et se voit encore imposer une certaine autorité. Il s’agit d’un moment tout particulier où l’enfant se forge son identité, la période de “crise” peut alors être considérée comme parfaitement normale et contribue au processus identitaire. Ainsi, tous ces changements qui ont lieu lors du passage à l’âge adulte mènent “à une autonomie croissante au niveau de la pensée, au niveau des affects et des relations avec autrui”.[5] Il n’est alors pas rare d’observer à ce moment des actes de désobéissance.

Ces actes de désobéissances peuvent se manifester de diverses manières et pour diverses raisons. Précisons que nous ne parlons aucunement d’une désobéissance individualiste comme seul acte d’opposition, de rejet systématique de l’autorité ou selon la bonne convenance de chacun. Nous nous intéressons ici à la  désobéissance dite “positive”. Bien que la dénomination tienne de la subjectivité, il est nécessaire d’en proposer une esquisse commune nous permettant de nous accorder sur l’importance de celle-ci. La désobéissance entend l’obéissance : pour désobéir il faut avant tout obéir. Nous obéissons tous et toutes à une série de règles et de lois, permettant de nous protéger, d’organiser la société, d’assurer le “vivre ensemble”. Au fil du développement de nos valeurs et de notre pensée critique, nous intégrons ces règles et choisissons, comme faire se peut, d’y obéir. L’acte désobéissant prend d’une part sa place comme un acte d’émancipation. Par l’écoute de soi et une lecture critique de l’héritage et de la construction sociale qui s’impose à nous, nous pouvons choisir et décider de nous inventer nous-même. La désobéissance émancipatrice n’entend pas imposer son choix à autrui mais de dire non aux normes pour se réaliser arbitrairement en devenant qui nous voulons être dans le respect de chacun. D’autre part, la désobéissance éthique entend s’opposer à ce que nous considérons comme injuste ou contraire aux valeurs du vivre ensemble. La désobéissance prend sa légitimité dans la capacité à remettre en question, à exercer son esprit critique et à assumer la conséquence de nos actes. Ainsi, désobéir signifie non pas ne plus obéir, mais ne plus se soumettre et défendre des valeurs supérieures. Si nous partons du postulat que la désobéissance peut être positive voire nécessaire, pouvons-nous alors admettre la désobéissance de la classe adolescente ? Est-elle capable de mobiliser cet esprit critique et cette compréhension d’un acte de désobéissance légitime ?

Lors d’une animation sur la désobéissance réalisée par Bruxelles Laïque et le Comité J dans le cadre de la représentation de la pièce “Désobéir” de Julie Berès, au Théâtre National, nous avons échangé avec de nombreux jeunes sur ce sujet. Là où le monde adulte ne les juge pas aptes à participer au collectif, et considère que les jeunes engagés ou assez matures relèvent de l’exception, c’est une majorité convaincue du contraire que nous avons rencontrée. Lors de la première partie de l’animation, nous avons sondé 250 jeunes. 80% d’entre eux considéraient que désobéir est un droit et pour le reste un devoir. Pour une majorité, être responsable c’est assumer les conséquences de leurs actes et désobéir se fait lorsqu’une règle s’oppose à leurs valeurs ou que celle-ci est injuste envers les autres. S’en est suivi un débat, en plus petit comité entre les jeunes du comité J et les spectateurs désireux d’exprimer leurs réflexions. Voici la synthèse de leurs propos :

La désobéissance c’est quand on ne fait pas ce qu’on attend de nous. La désobéissance part du principe qu’on ne respecte pas un ordre donné. Parfois, il ne s’agit pas d’ordre, mais d’interprétations où il faut faire des choix, ce n’est donc pas de la désobéissance, mais simplement le fait d’être en accord avec soi-même et ses valeurs. D’ailleurs, pour désobéir il faut avoir un but derrière, des valeurs à défendre ! La désobéissance c’est un spectre sur lequel il faut se placer, il y a plusieurs formes de désobéissance et chacun désobéit à sa manière pour faire lien avec soi. Avant d’obéir ou de désobéir à quelqu’un il faut d’abord être en accord avec soi-même. Obéir ou désobéir ce n’est pas blanc ou noir. Obéir à soi-même c’est faire le choix de respecter ses valeurs. La désobéissance n’est pas spécialement envers quelqu’un, mais parfois envers soi-même. Obéir c’est se soumettre ! Enfin non… pas tout le temps. D’ailleurs c’est quoi obéir ? Si j’agis par choix, je ne peux pas être soumise, mais si j’obéis est-ce que cela veut dire que j’ai agi par choix et donc est-ce que je peux obéir sans être soumise ? Obéir en latin veut dire “porter écoute”, quand j’obéis je porte écoute, je ne suis donc pas forcément obligée d’appliquer ce qu’on me dit. Mais au fur et à mesure du temps, on a utilisé ce mot-là pour faire appliquer des choses à d’autres. Donc maintenant, obéir c’est quoi ? Pour obéir et désobéir il faut être assez mature mentalement pour se dire que la désobéissance ce n’est pas forcément quelque chose de négatif. Par exemple, on sait tous qu’on est canalisé par ce que pensent nos parents, maintenant que tu es assez grand pour savoir ce qui est bien ou ce qui n’est pas bien, tu es parfois obligé de te séparer de certaines valeurs qui t’ont été inculquées si celles-ci sont négatives. Pour désobéir il faut te construire ta propre ligne de conduite, et en construisant cette ligne tu te permets de pouvoir obéir à toi-même et désobéir aux autres en fonction de ce qui est juste. Il faut alors avoir la notion de ce qui est juste ou ne l’est pas. On décide aussi dans cette ligne de conduite d’y inclure des règles de la vie commune pour pouvoir exister ensemble et donc obéir à des règles qui ne sont pas directement les nôtres. Comme relevé par le sondage, “être responsable” c’est assumer les conséquences de ses actes, et bien, pour désobéir il faut être assez responsable pour pouvoir avoir une réflexion et se dire : si je désobéis, c’est parce que ça ne me convient pas, je ne suis pas d’accord avec ça, ce ne sont pas mes valeurs. C’est se rappeler que désobéir ça a toujours des conséquences, mais qu’obéir aussi”.

Ce melting-pot de propos, volontairement résumés de manière brute, est à l’image de l’intensité et de la diversité des réflexions échangées. Si seul l’âge est pris en compte, quelle n’a pas été notre surprise de participer à cet échange, aussi pertinent que lorsque nous l’observons dans un cadre adulte. Ici, une vision individualiste de la désobéissance côtoie le questionnement d’une désobéissance comme action collective. Sont-ils vraiment si naïfs et passifs qu’on ne le laisserait croire ? A partir du moment où les jeunes ont la capacité d’intégrer cela, ne devrions-nous pas les encourager dans cet exercice désobéissant et en approfondir la réflexion ? Et si oui, comment ?

Le questionnement de l’engagement citoyen des jeunes par le monde adulte est souvent reçu de manière paradoxale par ceux-ci, étant donné l’ambiguïté du champ d’action qui leur est réservé. Selon les sujets, la jeunesse est parfois invitée à s’exprimer tout en étant refreinée dans ses initiatives et réflexions selon la bonne convenance de l’autorité concernée. Ils estiment avoir un manque de confiance en l’autorité, qui ne leur donne pas envie d’agir, mais aussi un manque flagrant de confiance en leurs propres valeurs. A force d’être étouffés dans l’œuf, les idéaux ne sont pas toujours faciles à assumer. Si l’éducation est censée jouer ce rôle émancipateur, architecte du citoyen de demain, questionnons son rôle et plus largement le rôle du monde adulte face à la désobéissance adolescente. Et si acquérir de l’autonomie c’était la capacité de désobéir pour exister et protéger le vivre ensemble ? Désobéir n’est pas synonyme de révolte, mais bien une manière de l’éviter : “La soumission conduit à la révolte et à une attaque directe du pouvoir. On désobéit pour soi, on se révolte contre l’autre”.[6] Soutenir et apprendre à nos enfants comment désobéir, c’est les autoriser avec confiance à exprimer leur capacité de jugement, à s’exercer à l’examen critique, ce n’est plus se soumettre mais faire de l’obéissance un lien de confiance. Et si, en l’autorisant, on réapprenait à désobéir ensemble, pour la pratique d’une culture citoyenne, démocratique et laïque ?

Rendre sa valeur à la parole des jeunes, c’est ce qu’on souhaite porter avec TAKTIK, rappeler que celle-ci a sa place dans une société démocratique. Trop souvent, les jeunes sont censurés, on ne leur donne ni la parole ni l’espace pour s’exprimer. TAKTIK c’est aussi la volonté de faire exister ce débat, au travers d’expressions politico-artistiques et notamment d’un Forum qui sera mené par le Comité J afin de questionner le système scolaire et la manière de co-construire et de réinventer cet espace qui devrait être le leur.


[1] Adrien Lenjalley, Marie Rose Moro, “A l’adolescence, s’engager pour exister”, Temps d’arrêt Lecture, n° 108, Yapaka.be, 2019, p.9.

[2] Ibid.

[3] Elsa Rolland, “Quand les enfants se révoltent”, Eduquer, n°139, Ligue de l’Enseignement et de l’éducation permanente asbl, 2018, p.18.

[4] Edgar Morin, “Culture adolescente et révolte étudiante”, Annales. Economies, sociétés, civilisations, n°3 24e année, 1969, P.774.

[5] Maria da Conceição Taborda-Simões, “L’adolescence : une transition, une crise ou un changement ?”, Bulletin de psychologie, n°479, 2005, p. 528.

[6] Martine Fournier, “Entretien avec Daniel Marcelli : Désobéir, ça s’apprend”, Sciences Humaines, n°210, 2010.

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