AU-DELÀ DU PPP : VERS DES PARTENARIATS PUBLIC-COMMUN

par | BLE, DEC 2018, Economie, Politique

La laïcité fut historiquement une façon de séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique, afin de préserver un régime où l’État serait garant de l’intérêt général et échapperait à l’ingérence d’intérêts religieux et particuliers. Or, cette séparation institutionnelle est depuis longtemps menacée par la domination d’autres formes d’intérêts privés, notamment celles des grandes entreprises qui viennent s’immiscer dans la gestion des affaires publiques. Cette dynamique, qui ne date pas d’hier, s’est accélérée avec l’arrivée du nouveau management public, les pratiques de “bonne gouvernance” inspirées de la “corporate governance”, les privatisations, ainsi que d’autres mécanismes de marché préconisés par le discours néolibéral.

Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval dans leur essai La nouvelle raison du monde (2009), le néolibéralisme ne consiste pas d’abord en un simple désengagement de l’État au profit du secteur privé, mais en une transformation du rôle des institutions et l’instauration d’une norme de vie régissant les conduites. “Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer dans en lutte économique les unes contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise”. 1 Cette transformation du rôle de l’État, qui est passé de l’État-providence à l’“État-entrepreneurial”, s’est accompagnée de la promotion des partenariats public-privé (PPP 2) comme modèle de financement et de gestion d’infrastructures et de projets initiés par les autorités publiques.

Bien que les collaborations entre le public et le privé soient anciennes, un changement qualitatif s’est opéré depuis la création du Private Finance Initiative par le gouvernement conservateur de John Mayor au Royaume-Uni en 1992, lequel s’est ensuite répandu à travers le monde grâce à la promotion d’organisations comme l’OCDE et la Banque mondiale. Comme le note le chercheur Pierre J. Hamel : “Ce qui est toutefois un peu différent avec les PPP, selon la formule en vogue actuellement, par rapport aux formes plus anciennes de collaboration entre le public et le privé, c’est une plus grande implication qu’auparavant du partenaire privé, notamment dans le financement des immobilisations et une plus longue durée des engagements mutuels. En effet, dans son acception stricte, un PPP, tel qu’on l’entend parfois aujourd’hui, renvoie à un projet dont l’horizon peut être de vingt-cinq ou trente ans et même plus et où le partenaire privé assume une portion considérable, voire la totalité de l’investissement nécessaire”. 3

Loin de représenter un modèle plus flexible et efficace de gestion des infrastructures, équipements et projets publics, les PPP impliquent une série de problèmes qui méritent d’être exposés afin que nous puissions prendre conscience de l’emprise des intérêts privés sur l’État. Ceci étant dit, devrions-nous pour autant revenir au bon vieux modèle de gestion classique, basé sur l’État centralisé et bureaucratique qui laisse au final peu de place “au public”, c’est-à-dire à la participation des citoyens, usagers et autres personnes concernées? Pour sortir de la dichotomie public-privé, nous mettrons en avant le principe du “commun” comme  modèle de gouvernance collective de ressources partagées, puis le modèle du partenariat public-commun (PPC) comme alternative au PPP. Nous pourrons alors envisager une nouvelle façon dont l’État pourrait devenir garant de l’intérêt général, tout en favorisant la démocratie, la décentralisation, la solidarité et l’émergence de projets collectifs d’utilité publique.

BRÈVE CRITIQUE DU PPP

La principale justification des PPP repose sur l’idée que le recours à des partenaires privés permettrait de combler des lacunes en termes de financement de diverses infrastructures, équipements et services publics. Les PPP permettraient également une grande flexibilité en matière de planification, mise en œuvre et suivi de projets, tout en favorisant des économies via l’efficacité accrue du secteur privé. En d’autres termes, le PPP permettrait d’allier l’efficacité de l’entreprise au développement et à l’entretien d’infrastructures au service de la collectivité, le tout sous la supervision rigoureuse de l’État. En apparence, cela semble être une bonne idée.

Cependant, il demeure un grand écart entre cette vison théorique et les pratiques sur le  terrain. Bien  plus  exigeant à long-terme qu’une simple sous-traitance dans l’octroi de services de l’État par des fournisseurs privés, le financement accru d’investisseurs privés dans des infrastructures publiques amène un certain contrôle d’intérêts particuliers sur le développement de projets de grande envergure, comme des routes, ponts, hôpitaux, écoles,  réseaux  d’aqueduc, etc4. Généralement, il s’agit d’un regroupement d’entreprises qui se  voit  confier la conception, la construction et l’entretien à long terme d’un projet. “Le principe des PPP est simple. Le privé – un consortium regroupant plusieurs entreprises – construit. Il doit respecter un  échéancier et l’enveloppe budgétaire octroyée par le gouvernement. C’est le privé qui assume la plupart des risques. En échange, l’État lui verse un loyer pendant 30 ans“.5 Bien que cette forme de partenariat se fasse sous l’égide du principe de concurrence, elle “évince systématiquement les petites et moyennes entreprises locales et favorise la concentration des entreprises ”.6

Loin de fournir une plus grande flexibilité, les PPP amènent leur lot de rigidités, des asymétries d’informations, un manque de transparence, ainsi qu’une faible imputabilité des élus. Comme le souligne Hamel, les élus “ne peuvent plus être tenus responsables des opérations au jour le jour. Avec un PPP d’une durée de trente ans, une nouvelle équipe municipale élue à l’automne 2006 pour un mandat de quatre ans n’aurait aucune marge de manœuvre sur un contrat signé en 1985 et venant à échéance en 2015 ”.7 De plus, comme les PPP sont souvent perçus par les investisseurs privés comme une opportunité d’affaires, ils sont souvent mobilisés pour la construction de nouvelles infrastructures non-essentielles (comme des aéroports, stades de sports et gares supplémentaires), alors que la réhabilitation des infrastructures existantes, au coût souvent plus élevé, apparaît comme étant moins lucrative et attrayante. Pour tout dire, si les promesses des PPP ne semblent pas au rendez-vous, et que leurs nombreux avantages présumés se manifestent rarement, il s’avère que ces partenariats semblent souvent mis en avant lorsque les investisseurs privés y voient un intérêt économique à long terme. C’est pourquoi, pour garantir l’intérêt général et l’impartialité de l’État, il faudrait explorer des façons alternatives de financer et de cogérer démocratiquement des infrastructures et services publics.

LA RICHESSE DES COMMUNS

Depuis une trentaine d’années, une série de recherches académiques, de pratiques militantes et de nouvelles formes de gouvernance se sont penchées sur les manières alternatives de gérer collectivement des ressources partagées. Alors que l’omniprésence de la propriété privée, la financiarisation de l’économie et la marchandisation des relations sociales amènent le besoin de créer d’autres formes de production, d’échange et de consommation, un nouveau paradigme est en train de voir le jour. Comme le notent Dardot et Laval, “la revendication du commun a d’abord été portée à l’existence par les luttes sociales et culturelles contre l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial. Terme central de l’alternative au néolibéralisme, le “commun” est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales. Loin d’être une pure invention conceptuelle, il est la formule des mouvements et courants de pensée qui entendent s’opposer à la tendance majeure de notre époque : l’extension de l’appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant ”. 8

Le concept de commun est devenu l’un des principaux mots d’ordre des mouvements sociaux qui se battent notamment contre une vague d’enclosures des terres, des semences, des idées  et  du  web. Le commun jouit donc d’une profonde actualité historique, car il est au cœur des contradictions et des luttes en cours.

La notion de “commun” ne désigne pas tant une idée abstraite comme le Bien commun (lequel est plutôt synonyme de justice ou d’intérêt général), ni des choses comme l’air, les océans ou l’éducation qui seraient déjà en soi des biens communs. Le commun est avant toute une institution qui prend vie via un processus de mise en commun (commoning) qui doit être préservé à travers le temps par des pratiques continues de coopération. Le commun réunit ainsi trois éléments :

1) un bien ou une ressource partagée ;

2) une communauté de participants liés par des droits d’usage et des obligations ;

3) un ensemble de règles et de normes sociales définies collectivement pour gérer le commun.9 Enfin, les communs présentent de nombreux avantages : ils ont montré leur capacité à assurer la gestion durable de ressources naturelles et renouvelables ; ils présentent un modèle de gouvernance inclusif et démocratique ; ils peuvent être développés dans une variété de secteurs (agricole, industriel, services de proximité, culture, éducation, santé) ; et ils préfigurent les bases d’un nouveau modèle de démocratie économique basée sur le droit d’usage, la coopération et la production pair-à-pair (P2P).10

Néanmoins, les communs ne sont pas des institutions absolument robustes et sans inconvénient ; ils sont vulnérables à diverses formes d’appropriation privée ou étatique, les sources de financement pour ces modèles hybrides sont souvent limitées, leur modèle de gouvernance inhabituel s’accompagne d’un manque de visibilité auprès du grand public, et comme tout mode de fonctionnement démocratique, leur gestion exige un certain nombre de règles, de normes et d’apprentissages collectifs permettant d’assurer leur viabilité. C’est pourquoi une reconnaissance institutionnelle ou divers soutiens de l’État pourraient leur donner les moyens de subsister et de réaliser leur plein potentiel.

UNE ESQUISSE DE PARTENARIAT PUBLIC-COMMUN

Alors que l’émergence des PPP dans les années 1990 accompagna l’émergence néolibéralisme, la création des partenariats public-commun (PPC) pourrait limiter l’ingérence du privé dans les institutions publiques et favoriser la démocratie, en alliant l’auto-organisation des communautés à la reconnaissance par l’État. Ainsi, “même si l’État n’est pas à l’origine du commun et ne participe pas directement à sa gestion, il peut le protéger et le soutenir en tant qu’entité institutionnelle et juridique à part entière. Par conséquent, les autorités publiques pourraient développer des liens de coopération et de solidarité avec les communs, entrant dans une nouvelle dynamique de coopération”.11

Cette collaboration peut prendre différentes formes, que ce soit par le biais de réglementations spéciales, des exonérations fiscales aux subventions, des fonds de garantie, un soutien direct à des initiatives citoyennes autonomes, ou encore une attribution de biens, ressources, espaces publics ou bâtiments à des organisations fonctionnant selon la logique du commun. Bien que cela puisse sembler une forme de favoritisme, il faut rappeler que les États soutiennent déjà abondamment de nombreuses entreprises privées, que ce soit de façon directe ou indirecte. À ce titre, Tommaso Fattori souligne que le partenariat public-commun est un moyen de “réorienter le rôle de l’État, en déplaçant son soutien et son subventionnement des entreprises privées au soutien de la création de communs”.12

De façon générale, le PPC implique trois acteurs : l’acteur politique, l’administration publique, puis le groupe de citoyens rassemblés en commun au sein d’une organisation. Après que l’élu ait apporté son soutien au commun par certaines décisions politiques, l’administration encadre et met en œuvre ces décisions, tout en essayant de préserver l’autonomie du commun. Cet équilibre n’est pas facile à trouver, comme le rappelle Bauwens en montrant la complexité de cette démarche : “Les ‘commoners’ ont une double exigence : obtenir le soutien des institutions, tout en ayant peu envie de se soumettre au contrôle et limitations de leur autonomie”.13

Une autre façon d’envisager le PPC est de favoriser la “mise en commun” de services publics. Cela signifie que les services publics, au lieu d’être exclusivement administrés par l’État, doivent être cogérés par les citoyens ou organismes collectifs. Il faut cependant rappeler un principe fondamental au sein de la littérature sur la participation citoyenne, qui distingue clairement consultation et partenariat (qui implique un réel partage du pouvoir ou une participation commune  à la gouvernance). Comme le soulignent Jonathan Piron et Samuel Cogolati : “il ne s’agit pas, dans le cadre posé ici, de simplement consulter les citoyens. Ceux-ci, au contraire, s’engagent et passent eux- mêmes à l’action. Dans le cadre d’une mise en commun de services publics, la ressource concernée demeure propriété publique, mais voit sa gouvernance mise dans les mains d’une institution fonctionnant sous le principe d’un commun. Le rôle de l’État reste important, afin d’éviter la rupture de liens de solidarité non seulement entre usagers, mais également avec les non-usagers d’un bien jusqu’alors public. Pour réussir, cependant, il est indispensable que le processus se mette en place là où une dynamique associative existe”.14

Enfin, la municipalité s’avère un lieu privilégié pour expérimenter des PPC, que ce soit par la mise en commun de services publics de proximité, en offrant un cadre réglementaire favorable aux initiatives citoyennes et projets collectifs d’utilité publique, ou encore par la création d’une charte des communs urbains comme la “Régulation sur la collaboration entre citoyens et l’administration pour le soin et la régénération des communs urbains”.15 Cette charte des communs urbains inclut un ensemble de principes, valeurs, procédures de collaboration, formes de support, mécanismes d’évaluation et de redevabilité visant à favoriser l’émergence et la préservation des communs à Bologne, en Italie.

Ainsi, la ville pourrait devenir le lieu d’une transformation démocratique de la vie sociale, économique et politique, en favorisant une transition basée sur l’articulation entre communs et communes.16 Le “plan de transition vers les communs de la ville de Gand ”17 est sans doute le meilleur exemple d’un tel projet, et il serait intéressant d’étudier plus en profondeur, en Belgique comme ailleurs, les multiples formes de PPC qui semblent être autant de réponses à la prolifération des PPP. S’il est encore trop tôt pour fournir un aperçu détaillé des impacts sociaux, politiques et économiques de tels partenariats, il n’en demeure pas moins que leur objectif, qui est de favoriser une gouvernance partagée au service de l’intérêt général, permet de proposer une alternative concrète à l’ingérence du privé dans les institutions publiques. Somme toute, il faut un peu moins de privé et beaucoup plus de communs, avec un petit coup de pouce de l’État comme garant des biens communs.


1 Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009, p. 14.

2 Partenariats publics privés.

3 Pierre J. Hamel, Les partenariats public-privé et les municipalités : au-delà des principes, un bref survol des pratiques, Rapport produit par l’INRS-Urbanisation, Culture et Société, 2007, p. 17.

4 Marc Laimé, “Les partenariats public-privé sont nuisibles et minent la démocratie”, Le Monde diplomatique, 8 septembre 2007. https://blog.mondediplo.net/2007-09-08-Les-Partenariats- Public-Prive-PPP-sont-nuisibles

5 Michèle Ouimet, “Les bas et les bas des PPP”, La Presse, 31 mars 2009.

6 Pierre J. Hamel, op. cit., p. 6.

7 Pierre J. Hamel, op. cit., p. 6

8 Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 1.

9 Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, Paris, 2015.

10 Michel Bauwens, Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Les liens qui libèrent, Paris, 2015.

11 Jonathan Piron, Samuel Cogolati, “Vers des partenariats public-communs”, P2P Foundation, 7 juin 2017. http://blogfr.p2pfoundation.net/2017/06/09/vers-partenariats-public-communs/

12 Tomasso Fattori, “Public-Commons Partnership”, P2PF Wiki, P2P Foundation, 25 février 2014.

13 Michel Bauwens, “Plan de transition vers les communs de la ville de Gand”, P2P Foundation, 8 septembre 2017. http://blogfr.p2pfoundation.net/2017/09/08/plan-de-transition-vers-com- muns-de-ville-de-gand/

14 Jonathan Piron, Samuel Cogolati, “Vers des partenariats public-communs”, op. cit.

15 Pour une version anglaise de cette charte, visiter le site : http://labgov.city/thecommonspost/bologna-regulation-on-public-collaboration/

16 Jonathan Durand Folco, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Écosociété, Montréal, 2017.

17 PMichel Bauwens, “Plan de transition vers les communs de la ville de Gand”, op. cit.

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