LE POUVOIR RECHAUFFANT DE LA HAUTE TECHNOLOGIE[1]

par | BLE, JUIN 2017, Technologies

Il est bien entendu que les  dérèglements  climatiques  ont  des  causes  multiples,  mais qui peuvent être subsumées sous une cause fondamentale : les activités économiques débridées de l’homo capitalisticus depuis la révolution industrielle, activités qui sont de nos jours de plus en plus extractivistes et chaotiques. Si les instances onusiennes et étatiques, jusqu’aux électeurs-consommateurs, citent spontanément les transports, la déforestation, le chauffage des habitations ou encore l’agriculture intensive parmi ces causes, peu mentionnent le déferlement technologique énergivore, pour deux raisons. Primo, parce  que  l’électeur-consommateur se sent là directement concerné dans ses préférences et habitudes quotidiennes ; secundo, parce que le fétichisme technologique est un inusable repère phénoménologique,  et restera peut-être l’ultime d’entre eux dans un monde déboussolé. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect individuel de la question.

Sur un plan macroscopique, la fabrication de milliards d’objets high tech présente une empreinte écologique énorme, occultée par ceux qui ont intérêt à ce que demain soit encore et toujours le simple  et logique prolongement de l’aujourd’hui néolibéral. L’énergie grise contenue dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), par exemple, ne permet pas d’imaginer la pérennité d’une telle organisation sociale démocratisant toujours plus l’accès de celles-ci aux masses solvables de la planète.[2] Pas plus que leur consommation d’énergie équivalente, en terme de gaz à effet de serre, à celle de l’aviation commerciale.[3] Une étude réalisée en 2008 confirme que la part des TIC en France représentait à ce moment 14% de la consommation électrique, soit le fonctionnement de près de sept réacteurs nucléaires. À l’échelle mondiale, les data centers absorbent l’équivalent de trente réacteurs (1,5% du total) ! On a beau se gargariser d’économie circulaire, verte, dématérialisée, durable, écologique, ”le serpent se mord la queue, et bientôt il se mordra les dents !”, comme le dit avec humour le collapsologue Michel Culus.

L’effondrement de la civilisation industrielle est maintenant certain avant la fin du siècle[4]. Pour éviter un emballement climatique cataclysmique, il faudrait, entre autres, décider d’un moratoire sur l’innovation incontrôlée, puis engager une désescalade technique sur divers plans. En toute priorité, cesser de construire des armes et de les perfectionner sans cesse. C’est un préalable à la paix, car si vis pacem, para pacem ; ensuite, renoncer aux grands travaux inutiles d’aménagement du territoire ; enfin, au terme d’un débat démocratique, sélectionner parmi les innombrables objets de notre vie quotidienne ceux que nous estimerions indispensables à un confort légitime – par exemple, la machine  à laver – et abandonner ceux sans lesquels nous pourrions tout de même (sur)vivre – par exemple, le taille-haie ou le presse-oranges dans leur version électrique – et les remplacer par leur version manuelle.  Et que dire des TIC ! L’ingénieur centralien Philippe Bihouix propose de nous orienter vers les low tech, plus écologiques, plus conviviales au sens illichien.[5]

Ce scénario a cependant très peu de chance de devenir  réalité,  du  moins dans un avenir proche. D’abord, parce  que la Big Science est contrôlée par les transnationales — pour le profit — et les États — pour les investissements dans la recherche et développement (R&D).  Ce ne sont pas les ”séances d’information citoyennes” qui y changeront quelque chose, orchestrées par le pouvoir pour faire accepter par la population, à grand renfort de rhétorique progressiste et de publicité, des décisions qui ont déjà été prises en hauts lieux. Il faut avoir assisté  à l’une de ces mascarades pour voir à quel point les porte-serviettes de l’oligarchie méprisent les gens ordinaires,  tout en flattant leur ego.[6] Quand on ne voit plus la possibilité de dialoguer raisonnablement entre démocrates, ne reste plus qu’une échappatoire : l’entartage de ces ”pompeux cornichons”, dont Noël Godin, alias Georges Le Gloupier, s’est fait une spécialité. Dans un registre plus sérieux, Jacques Testart propose des conventions de citoyens pour décider démocratiquement des choix technoscientifiques à faire et instituer un contre-pouvoir aux experts.[7]

Sur un plan psychosocial, la sacralisation[8] de la Technique, et des TIC en particulier, n’est pas moins difficile à aborder. Profondément ancrée dans l’imaginaire collectif depuis le XIXe siècle, elle sera dure à extirper, d’autant plus que les moyens médiatiques mis en œuvre pour en faire la propagande sont aujourd’hui démultipliés et représentent par eux-mêmes tautologiquement ce dont ils font la promotion. L’individualisme ambiant y trouve une nouvelle manière de frapper encore plus fort. Prenons l’exemple de l’usage immodéré, grossier, des téléphones portables dans les lieux publics. Certains consultent leurs smartphones dans les salles obscures, les petites taches lumineuses faisant alors une désagréable concurrence au grand écran ; d’autres dans les trains font subir à leurs congénères leurs conversations privées à haute voix. Les chemins de fer italiens ont imaginé une parade radicale : dans le nouveau TGV le ”Frecce”, il est possible de voyager dans un compartiment de la classe business où le silence est de mise. Fausse bonne idée, donc, puisqu’elle est réservée aux gens fortunés et qu’elle signe la victoire de ceux qui estiment avoir le droit de téléphoner comme bon leur semble à peu près partout. Encore avons-nous là affaire au tout-venant. Plus insup-portable (sic) encore est la situation dans les réunions militantes, où l’habitude de laisser son téléphone cellulaire allumé se généralise. Ainsi, une camarade avait reçu trois appels pendant la réunion, auxquels elle avait répondu, en quittant provisoirement la pièce. Lorsque j’avais soulevé la question du bien-fondé de cette pratique, elle m’avait répondu qu’il s’agissait d’une ”urgence” et qu’elle avait donc une  ”bonne  raison”  de  répondre   immédiatement. J’avais rétorqué que l’urgence avait souvent bon dos et que personne n’avouerait avoir de ”mauvaises raisons” de laisser son portable allumé en réunion ; nous avions affaire ici, terminai-je, à un cas avéré de tyrannie des vies privées. L’incident fut clos à ce moment-là, mais la pratique n’a pas changé. Chacun fait c’qu’il lui plaît,[9] soyons libéraux quand cela nous arrange, même si par ailleurs nous nous disons marxistes, anarchistes ou objecteurs  de  croissance.  ”[De  fait]  la façon dont les hommes aujourd’hui se comportent les uns vis-à-vis des autres est à la fois démoralisée et démoralisante”, remarque le philosophe Christian Godin.[10] Dans l’enseignement, l’invasion des TIC est une réalité chaque mois plus palpable. Pendant que les gourous de la Silicon Valley inscrivent leurs enfants dans des écoles privées sans informatique où ils apprennent le jardinage, l’artisanat et la pratique musicale, les acteurs pragma-TIC de l’enseignement public – les plus nombreux, hélas – pensent faire preuve de responsabilité et de sentiments démocratiques quand ils  clament  ”l’impérative nécessité d’adapter tous les  jeunes au monde qui les attend”. Parallèlement, ces techno-conformistes donnent  du crédit aux négociations internationales, comme la COP 21, en espérant qu’elles aboutissent à un accord, qui ne sera de toute manière pas mis en œuvre. Incohérence, déni, dissonance cognitive, c’est selon. Chez les élèves, il arrive de plus  en plus souvent que certains consultent leur smartphone en classe, profitant d’un moment d’inattention du professeur. Allez, chauffe, climat, chauffe !


[1] Article paru initialement dans La décroissance, édition spéciale, août 2015, revu et augmenté par l’auteur en mai 2017 pour Bruxelles Laïque Echos.

[2] Plus ou moins solvables, d’ailleurs, quand on apprend que le marché du portable explose en Afrique sub-saharienne. Cf. Laurence Allard, Mythologie du portable, éd. Le Cavalier bleu, 2009.

[3] Fabrice Flipo, Michelle Dobré & Marion Michot, La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, éd. L’Echappée, 2013, pp. 18-25.

[4] Cf. Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, éd. du Seuil, 2015.

[5] Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973 cité par Philippe Bihouix, L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, éd. du Seuil, 2014.

[6] Kairos n° 3, septembre/octobre 2012, pp. 14-16.

[7] Cf. Jacques Testart, Agnès Sinaï & Catherine Bourgain, Labo planète ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, éd. Mille et une nuits, 2010.

[8] Sacralisée car vue comme salvatrice.

[9] Cet hymne à l’individualisme a été composé par Gérard Presgurvic en 1981, à l’aube des “années fric”. Il n’y a pas de hasard.

[10] Christian Godin, La démoralisation. La morale et la crise, éd. Champ Vallon, 2015, p. 10.

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