CE QUE FUIR VEUT DIRE

par | BLE, Démocratie, Politique, SEPT 2015

Il est rare que quelque chose de nouveau émerge dans le domaine politique. Je ne veux pas dire, évidemment, qu’il est rare que des questionnements radicaux, des mouvements voient le jour : le monde social est, heureusement, un lieu où s’élaborent sans cesse de nouveaux sujets de contestation, de nouvelles indignations, donc de nouveaux combats qui contribuent à élargir,  pour chacun d’entre nous, l’espace de la liberté, de l’égalité et de la justice sociale. Mais la multiplicité et la prolifération des champs de bataille ne sauraient dissimuler le fait que, la plupart du temps, les mobilisations s’inscrivent dans des traditions instituées. Elles se déroulent selon des formes établies. Les revendications, même les plus radicales, n’échappent pas à ces codifications qui balisent l’espace démocratique. Paradoxalement, la politique est l’un des domaines les plus codifiés de la vie sociale.

NOUVEAUTÉ

Selon  moi,  les  choses  sont  peut-être  en train de changer : autour des figures d’Edward Snowden, de Julian Assange, de Chelsea Manning, nous sommes en train d’assister à l’émergence de quelque chose. Une nouvelle manière de faire de la politique, de penser la politique, de concevoir les formes et les pratiques de   la résistance est en train de se sédimenter. Les combats qui s’articulent aux questions de secrets d’État, de la surveillance de masse, de la protection de la vie privée, des libertés civiles à l’ère d’Internet, posent de nouveaux problèmes : ils doivent incarner pour nous le point de départ d’une réflexion critique, d’une interrogation sur  la possibilité de penser autrement et d’agir autrement.

Snowden, Assange et Manning ne sauraient être considérés simplement comme des “lanceurs d’alerte” dont les démarches auraient consisté à diffuser des informations. Ils sont bien plus que cela. Ils font bien plus que cela. Je propose de les voir comme des activistes, des personnages exemplaires qui font exister  un  nouvel  art politique – une manière différente de comprendre ce que résister veut dire. Il y  a dans leurs actes, dans leur vie même, quelque chose qu’il faut entendre, à quoi  il faut prêter attention, et qui réside dans l’avènement d’un nouveau sujet politique. Avec Snowden,  Assange  et  Manning,  ce ne sont pas seulement de nouveaux objets politiques qui apparaissent ; ce ne sont pas uniquement de nouveaux points de dissensus qui voient le jour et sont portés sur l’arène publique : ce sont de nouveaux modes de subjectivation. Ces trois personnages n’interrogent pas seulement ce qui se déroule sur la scène politique et la façon dont cela s’y déroule : ils mettent en crise la scène politique elle-même.

SÉDITION

L’un des modes d’actions novateurs qui prend forme autour de ces figures – et notamment grâce à un site comme WikiLeaks – est celui de l’anonymat. Mais je voudrais ici me concentrer sur une deuxième dimension : la pratique de la fuite, de la migration, de l’asile.

On ne peut pas ne pas être frappé par le fait que Snowden et Assange ont connecté leur geste politique et de prise de parole   à une pratique de la fuite. L’un des actes qui a conditionné la démarche de Snowden a été de s’échapper des États-Unis  et de faire en sorte de ne jamais pouvoir  y être extradé lorsqu’il est parti à Hong-Kong. De la même manière, Assange n’a cessé de changer de pays. Il a toujours  lié sa volonté de développer ses activités à une interrogation sur le lieu de sa résidence afin de trouver le système politique et juridique susceptible de lui offrir les garanties et les protections nécessaires. Il a ainsi vécu successivement, notamment, en Australie, en Allemagne, en Angleterre, et il s’est réfugié, le 19 juin 2012, à l’ambassade d’Équateur à Londres.

Cette attitude de fuite, cette pratique de la demande d’asile sont très significatives. Elles engagent un certain nombre de conséquences essentielles pour la réflexion contemporaine et pour notre élaboration d’une éthique de l’appartenance, de l’engagement et des territoires.

Certes, on pourrait à première vue les considérer comme anecdotiques, ou, plus exactement, les voir comme un geste transparent à lui-même, non problématique et dont le sens irait de soi : Assange et Snowden chercheraient, tout simplement, à organiser leur impunité et à éviter la répression pénale. Sans doute ces considérations ne sont-elles pas totalement erronées, évidemment.

Mais nous aurions tort de nous arrêter à ces interprétations trop évidentes. La pratique de la demande d’asile, cette façon de lier si intimement action politique, expatriation et demande de protection, soulève des problèmes importants. S’y joue quelque chose comme une mise en question de l’adhésion que nous accordons souvent spontanément aux structures nationales : Snowden et Assange ont, de manière pratique, mis en œuvre un mode de révolte qui permet de réfléchir autrement sur la catégorie de politique, sur sa délimitation, sur le rapport que nous entretenons avec l’État. Ils nous donnent les moyens de faire entrer dans le domaine de la politique des problèmes qui en sont habituellement exclus et de radicaliser la question démocratique à partir de la prise en compte du problème de l’inclusion, de la nationalité et de la citoyenneté.

FUIR OU DÉSOBÉIR

La singularité de la pratique de la fuite apparaît de façon très nette si l’on prend comme point de comparaison une autre forme de protestation, souvent présentée comme la plus radicale possible dans les démocraties libérales: la désobéissance civile. Fuir et désobéir constituent, en effet, les deux arts de la révolte les plus opposés.

Les textes sur la désobéissance civile  lient en effet la grandeur de cette pratique au fait qu’elle consiste à confronter une société à elle-même, à utiliser ses valeurs fondamentales, sa constitution, pour critiquer certaines de ses lois ou son organisation actuelle : c’est au nom même de la fidélité aux valeurs essentielles de la Nation que l’on prend la décision  d’entrer en dissidence par rapport aux lois qui s’y appliquent. La désobéissance civile entend perfectionner la loi de la communauté nationale. En d’autres termes, le sujet se constitue comme sujet politique en affirmant son appartenance à la communauté juridique à laquelle il s’adresse. En un sens, il se pose même comme son membre le plus fidèle et le plus attaché à ses valeurs : c’est en leur nom et au nom des exigences qu’elles incarnent qu’il se lance dans le combat.

Mais fuir, se réfugier, partir, comme l’a fait Snowden, c’est se constituer comme sujet politique d’une manière différente. Si l’on radicalise le geste de Snowden, on voit que l’enjeu essentiel n’est pas de changer sa communauté politique, mais de changer de communauté politique. Le désobéisseur adhère à sa nation et entend en transformer les lois ; Snowden, à l’inverse – on pourrait faire la même démonstration pour Assange –, s’engage dans une pratique de désassujettissement qui l’amène à ne plus adhérer à sa nation : il a décidé, à un moment, de s’en aller, de la quitter, de s’en séparer.  Il s’est moins agi pour  lui de désobéir que de démissionner. La vie de Snowden ne dit pas : je désobéis pour changer ma communauté politique, mais : je change d’appartenance, je me réfugie, je quitte cette communauté politique, je récuse ma nationalité. D’où les nombreuses demandes d’asile qu’il a formulées.

Penser l’acte que l’on accomplit comme de la désobéissance, c’est reconnaître que la Loi devrait s’appliquer à soi et décider, malgré tout, de ne pas la suivre. En d’autres termes, on ne peut désobéir à une loi qu’à condition de la reconnaître comme sienne, et donc de se définir comme inscrit dans la communauté où elle règne. À l’inverse, la démarche de Snowden consiste à s’émanciper de l’ordre de la Loi, à quitter l’espace de son “enforcement”, et ainsi à refuser de se définir par rapport à elle.

Ce qui est en jeu ici, c’est une réflexion sur les rapports entre politique, appartenance et communauté. La politique telle que nous la pratiquons traditionnellement se fonde sur une dépolitisation du problème de notre inscription comme sujet de l’État. Nous prenons notre appartenance comme donnée lorsque nous nous constituons comme sujet politique. Il est à ce propos frappant de remarquer que le vocabulaire de l’action politique s’articule presque exclusivement aux notions de résistance, de confrontation, d’opposition, de révolution. La catégorisation d’une action comme politique renvoie à une décision de se mobiliser pour transformer  l’état  des choses ou l’état des lois. Les grandes formes de l’action collective illustrent cette compréhension spontanée : que signifie, lorsque nous sommes confrontés à une situation avec laquelle nous sommes en désaccord, le fait de s’engager dans une pratique comme la grève, ou la pétition, ou la manifestation ? Cela demande de considérer comme évidente son appartenance à la “communauté” dans laquelle apparaît le désaccord et de ne pas la remettre en question.

En fuyant, en demandant l’asile, Snowden s’est constitué comme un sujet politique qui se donne le droit de faire sédition. Assange, lui aussi, n’a cessé de migrer. Ces personnages incarnent ainsi des sujets de droit qui se donnent le droit de refuser le droit : ils refusent de s’y soumettre et de comparaître. Ils politisent une question dépolitisée : à quelle communauté j’appartiens ? Et pourquoi ? Et de quel droit ?

DÉMOCRATIE

Fuir constitue un geste démocratique. Il signifie se déprendre de l’appartenance obligatoire, la refuser – et donc mettre en question les dispositifs juridiques de l’inclusion dans une communauté nationale. Il s’agit d’un mode de subjectivation qui  ne passe pas par une ratification de son inscription dans l’ordre national, mais, au contraire, demande sa suspension, sa mise en question, pour se donner le droit de ne pas affronter le monde avec lequel on est en désaccord, de faire sédition – voire, à la limite, de ne plus se sentir concerné. La fuite est peut-être l’une des rares formes de lutte qui problématise la question de l’appartenance et ne se fonde pas, dans sa condition de possibilité même, sur le fait de la considérer comme évidente.

Cette réflexion pourrait nous amener à nous interroger sur le sens des multiples comportements migratoires qui ont lieu chaque  jour,  souvent   silencieusement  et individuellement. L’interprétation des mouvements migratoires est souvent dépolitisante. Ceux-ci sont largement présentés comme des déplacements forcés, contraints par des logiques économiques, des guerres, etc. La raison de l’émigration semble toujours être recherchée du côté du besoin, de la nécessité, de l’obligation, etc. Or, la migration ne peut-elle pas aussi, parallèlement, être vue comme un geste politique, et même comme une forme d’expression politique ?  Lorsqu’il  migre, le sujet n’accomplit-il pas en effet une sorte de coup d’État ? Il met en concurrence les États et les systèmes législatifs. En d’autres termes, il formule une exigence ou, mieux, il exerce une sorte  de droit à choisir son État, à se réapproprier un contrôle sur la forme et la nature du système de lois auquel il sera soumis. En ce sens, il s’agit d’une pratique qui, quels que soient ses fondements ou ses intentions, engage un souci démocratique en ce qu’elle fait entrer le souverain en déchéance en soumettant les États au choix du citoyen plutôt que l’inverse.

Au fond, mon idée serait que Snowden et Assange incarnent aujourd’hui une nouvelle manière de penser l’appartenance. C’est ce qui explique l’intérêt mondial autour de ces figures et l’intensité inouïe de la répression qui s’abat sur eux. Ils mettent en crise l’emprise que les Etats exercent sur chacun d’entre nous. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle catégorie d’individus qui ne se définissent plus comme appartenant à un Etat, ou à une Nation, ou à un territoire, mais comme appartenant à une communauté choisie : la démocratie. Quand leurs idéaux démocratiques viennent en contradiction avec leur appartenance nationale, ces “citoyens de la démocratie” divorcent de leur Etat et trouvent des moyens pour continuer leur activité, par exemple par la demande d’asile.

En tout cas, on voit ici la préfiguration d’une politique qui ne serait plus pensée comme organisation d’un lieu, d’un territoire, d’une cité, comme performance d’un Nous, comme cela a pratiquement toujours été le cas. La politique devient une pratique de production de nouvelles communautés et de nouvelles appartenances. Comment ne pas y voir une réactualisation de l’exigence que Marx formulait lorsqu’il appelait de ses vœux la formation d’une Internationale ?

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