La langue est, en français, un mot féminin que le masculin domine. Parmi les débats du moment, celui de sa féminisation relève sans conteste d’enjeux moins graves que le harcèlement, le viol, l’exploitation ou le plafond de verre mais soulève des polémiques aussi vives et passionnées. Il anime depuis longtemps les sphères militantes et les associations féministes. Il a pris une ampleur publique bien plus grande depuis l’édition par Hatier, en septembre dernier, d’un manuel scolaire en écriture inclusive.
LE POIDS DES POLÉMIQUES, DU SYMBOLIQUE ET DE L’HISTOIRE
Le vent vient comme souvent de France où, intervenant dans le débat, le premier ministre, Édouard Philippe, a proscrit l’écriture inclusive dans les textes officiels à compter du 22 novembre 2017. La querelle s’invite, moins violente, chez nous où le rapport à la langue est moins crispé qu’outre-quiévrain. Dès 1993, des dispositions officielles avaient été prises par la Communauté française au sujet de la féminisation des noms de professions sans déclencher de tempête ni susciter de levée de boucliers. Peut-être parce que la culture publique commune ne s’appuie pas autant qu’en France sur la langue, parce que la Belgique n’a pas le même amour d’une de ses langues, la néglige, la maltraite régulièrement et la défend de moins en moins. La promotion des lettres, la diffusion des artistes francophones sont devenus les parents pauvres des politiques culturelles du royaume.[1]
D’aucuns pourront juger cette controverse futile et de peu de poids face à d’autres combats plus impératifs et prioritaires. Certes, l’ordre symbolique organise la perception du réel et les jeux de langages sont aussi des jeux de pouvoir. Cependant, changer le langage ne changera pas le monde. La langue comme les livres sont faiblement en mesure de transformer le réel. “En face d’un enfant qui meurt, La nausée ne fait pas le poids”, reconnut Sartre bien après la parution de son premier succès littéraire. Sa réflexion peut s’entendre dans les deux sens : les mots ne suffisent pas plus à sauver un enfant qu’à effacer une femme. La féminisation de la langue seule ne changera pas les rapports de domination, ne permettra pas une reconnaissance égale des femmes et des hommes dans tous les domaines de l’existence. Elle doit s’inscrire dans un mouvement plus vaste de transformation des représentations, des mœurs et des rapports sociaux. Sans doute que si la domination masculine était combattue sur tous ces plans, la neutralité du masculin pluriel s’entendrait de manière plus inclusive.
Car il faut bien reconnaître que la langue française est dominée par le “sexe fort”, le ëgenre noble”, le masculin considéré comme neutre. “Le masculin l’emporte toujours” enseigne-t-on aux petites filles et petits garçons dès l’école primaire. Ce n’est pas sans marquer les esprits, insinuer des préjugés, ancrer des automatismes non questionnés et formater des subjectivités. Une fois la langue incorporée, les sujets perdent conscience de l’“invisibilisation” ou de la dévalorisation des femmes que véhiculent les structures grammaticales qu’ils articulent tous les jours.
Cette préséance du masculin ou absorption du féminin par le masculin s’exprime dans la règle d’accord des adjectifs et des participes, dans les pluriels et les énumérations réunissant les deux genres, dans le générique masculin majuscule et dans les noms de professions bien qu’il ne s’agisse là ni d’une règle de grammaire ni d’une carence du dictionnaire.
L’égalité pourrait se conquérir dans la langue comme dans l’isoloir, le contrat de travail, les relations affectives ou les tâches ménagères. Comment évoluer vers une langue épicène ou une écriture inclusive ?
La première assure l’égale représentation des deux genres dans ses règles et structures. L’ambition de la seconde est plus vaste puisqu’elle vise à intégrer toutes les minorités et exclure toute discriminions dans la langue, qu’elles soient fondées sur le genre, l’âge, l’origine ethnique l’orientation sexuelle ou le handicap. Une écriture inclusive exhaustive relève probablement d’un “mauvais infini” inatteignable puisqu’on aura toujours oublié quelqu’un et qu’une seule langue ne pourra jamais parler en même temps le langage de toutes les citoyennes et citoyens du monde… Vu le thème de notre dossier et sa portée plus large, nous nous focaliserons ici sur l’écriture épicène.
VERS UNE EVOLUTION NON VIOLENTE
Le langage peut et doit évoluer pour épouser davantage les mœurs et les valeurs de son temps : “Le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue”.[2] Mais la langue française est une vieille dame, riche d’une longue histoire, qui s’adapte lentement et avance à un train de sénateur. Il ne faut pas trop la brusquer. C’est pourquoi nous optons pour une approche nuancée et progressive de sa féminisation.
Pour commencer, nous soulignerons que nombre d’usages et de tournures peuvent déjà honorer davantage le féminin sans violenter la grammaire ou massacrer la typographie. Ensuite, s’il y a lieu d’inventer de nouvelles règles, veillons à leur cohérence, leur lisibilité et leur consensualité. La langue doit demeurer un patrimoine commun et, si elle évolue vers une “matrimoin”, l’enjeu du commun persiste fondamental. Il convient de se mettre d’accord sur des règles communes décidées ensemble et une fois pour toutes plutôt que de permettre à chacune de faire comme bon lui semble ou de chercher à contrebalancer les normes existantes par des correctifs illisibles. Une des principales protagonistes de ce combat en France, l’historienne Eliane Viennot nous l’accorde : “Pour éviter la cacophonie, il faut établir des conventions, elles sont en cours d’élaboration, nous sommes encore en phase d’expérimentation…”.[3] Ces conventions nouvelles doivent valoir pour toute écriture. Il serait incohérent et perturbant pour les apprenants de laisser le choix entre différentes stratégies épicènes ou de les distinguer selon le contexte, le propos ou le support du texte, comme l’argumentent certaines féministes pour couper court à des objections : “Pas de faux procès, nous ne voulons rien imposer en littérature ! Nous parlons des sciences humaines, des textes officiels, scolaires ou journalistiques, qui cherchent l’exactitude. […]Sans doute faut-il alors rappeler qu’il s’agit d’une simple préconisation qui ne vise qu’à tenter de gommer la relative invisibilité des femmes dans la langue française.”[4] À l’instar de la loi, la langue doit, selon nous, demeurer la même pour tout le monde et en toute circonstance.
Avancer à un train de sénateur mais pas à un train d’académicien… L’Académie française s’oppose farouchement à cette réforme qu’elle appréhende comme “un péril mortel”. Ce qui se comprend de la part d’une institution qui a proscrit les femmes durant trois cent quarante-cinq ans, n’en a intégré que huit depuis 1980 et se trouve clairement à l’origine de la masculinisation de la langue. En effet, jusqu’au XVIIe siècle, le français était nettement plus féminin en matière d’accord des adjectifs et des participes ou de noms de métiers et de dignités. C’est suite à la création de l’Académie par Richelieu en 1634 qu’une kyrielle de règles grammaticales ont été progressivement édictées par ses membres, notamment Scipion Dupleix, pour favoriser le genre masculin décrété subitement plus noble que le féminin.
Une habile réhabilitation
La féminisation de la langue pourrait donc débuter par la remise en question des règles qui ont présidé à sa masculinisation. Il nous paraît judicieux de rappeler cette histoire, d’en renverser les rapports de forces et d’en réhabiliter d’anciens prescrits. Nous pourrions reprendre la règle d’accord de proximité pour les adjectifs et les participes passés : lorsqu’ils se rapportent à des mots de genre différent, ils prennent la désinence du terme le plus proche (“les femmes et les hommes sont égaux”, “les hommes et les femmes sont égales”). Nous pourrions aussi revenir sur l’invariabilité des participes présents, comme cela se fait de plus en plus dans la pratique.
Au sujet de la féminisation des noms porteurs d’une domination masculine – on ne parle pas de tous les noms, uniquement de ceux qui renvoient à une fonction ou un titre social – il nous semble aussi qu’on pourrait puiser dans les ressources du vocabulaire existant avant d’inventer de nouveaux vocables. Jusqu’au XVIe siècle, la langue française n’éprouvait aucune difficulté à féminiser les noms de métier, y compris “nobles”, dès lors que les femmes commençaient à les exercer. La plupart des noms de profession existaient donc au féminin. Il suffit de les réhabiliter. Administratrice, doctoresse, poétesse, chercheuse, présidente existent. Pourquoi leur préférer madame le docteur, madame le président, la poète… Pourquoi autrice ne fonctionne pas comme actrice, créatrice ou directrice ? Pourquoi chercheuse serait moins prestigieux que chercheure ? Pourquoi écrivaine ou pompière ne sonneraient-elles plus bien, alors qu’elles étaient courantes il y a quelques siècles ? On nous rétorquera que ces fonctions au féminin sont moins prestigieuses ou que la présidente désigne la femme du président. N’est-ce pas rééquilibrer les rapports de forces entre les genres que de réimposer l’usage de ces termes au féminin et de faire entendre qu’au XXIe siècle, une femme ne se définit plus par la fonction de son époux. En réalité, la remise en circulation de termes séculaires et condamnés par les grammairiens masculinistes (autrice, poétesse, médecine…) permet au contraire de mieux comprendre ce qui s’est passé dans l’histoire de la langue, au moins le temps que ces mots s’acclimatent et que ces usages se réinstallent.”[5]
DES EFFORTS CONTRE LA FACILITÉ
Avant d’inventer de nouvelles conventions, il convient également d’éviter certains mots ou usages, tel qu’“Homme” majuscule pour désigner le genre humain. On lui préférera “la personne humaine”. En général, chaque fois qu’on utilise des termes génériques, on fera l’effort de chercher des formules féminines, épicènes, neutres ou ambiguës au lieu de toujours privilégier le masculin neutre : “les personnes en migration” au lieu de “les migrants”, “la population de ce pays” plutôt que les “habitants de ce pays”, “les activistes” à la place de “les militants”. On ne s’économisera plus trop la double flexion (“les actrices et les acteurs”) qui n’allonge pas tant que cela une phrase.
On pourrait créer une nouvelle coutume en ce qui concerne les énumérations de termes renvoyant aux deux genres, en utilisant alternativement le féminin et le masculin pour représenter indifféremment les deux sexes : “le rendez-vous automnal des défenseurs des droits humains, des agitatrices de réflexion, des amateurs de subversion, des brasseuses de diversité et des inventeurs de possible”. On pourrait enfin éventuellement façonner des néologismes mixtes tels que “celleux” pour “celles et ceux” ou “femmage” pour un hommage à une femme, voire “fomme” pour désigner les hommes et les femmes. Mais pas à tout bout de champ lexical, avec parcimonie et en veillant à leur intégration dans le vocabulaire commun.
Toutes ces propositions combinées permettent de nous épargner la proposition la plus sensible et controversée de l’écriture inclusive : les points milieux ou médians (“les lecteur∙rice∙s”), et leurs nombreuses variantes (tirets, parenthèses, majuscules…). Elle suscite de fait nombre d’objections, pas toutes de bonne foi : ces points triturent et ternissent la graphie ; ils perturbent la concentration, le rythme de la lecture et l’anticipation de la forme des mots ; ils sont impraticables à l’oral tant pour des raisons de prononciation que de compréhension ; ils nécessiteraient de rééditer et défigurer toute la littérature française… Les partisanes de cette technique répliquent, sans nous convaincre, qu’elle n’est pas rétroactive et qu’elle ne concerne pas les créations littéraires. Ou encore qu’elle s’apparente à d’autres abréviations qu’on déroule automatiquement à l’oral : comme on écrit “Mme” et lit “Madame”, ont écrirait “les fil∙le∙s” et prononcerait “les fils et les filles”. Nous avons déjà plaidé pour une langue homogène en chacun de ses usages et de ses supports écrits. Du reste, les abréviations, pratiques pour les prises de notes, doivent selon nous être évitées dans une publication soucieuse de sa finition.
Répétons-le : il est possible de mettre le féminin à l’honneur sans réinventer la grammaire et massacrer la typographie, en puisant dans l’infinie richesse de la langue française, en faisant preuve de vigilance et de créativité. Ces efforts transformeront plus profondément les mentalités et seront davantage le signe d’une dynamique d’inclusion que des petits points mécaniquement intercalés à tous bouts de mots. Ils honoreront autant les femmes que la langue et celles et ceux qui jonglent avec elle. Car ce n’est pas y faire une belle place aux femmes que d’enlaidir la langue. Nota Bene : ces propositions seront soumises au conseil d’administration de Bruxelles Laïque et au comité de rédaction de ses Échos en vue de leur adoption pour l’année 2019. Les institutions ont aussi leur temporalité à respecter.
[1] Quoique… Au Québec où l’on chérit la langue française et honnit les anglicismes, la rédaction épicène est recommandée par l’Office québécois de la langue française depuis 1979.
[2] Alain Rey, “Faire changer une langue, c’est un sacré travail !”, Le Monde, 23 novembre 2017
[3] Eliane Viennot interrogée par Cécile Bouanchaud, “Cinq idées reçues sur l’écriture inclusive”, Le Monde, 23 novembre 2017.
[4] Ibid.
[5] Ibid.