L’ÉDUCATION PERMANENTE : UNE ÉMANCIPATION À PARTAGER

par | BLE, Education, JUIN 2021, Social

Le secteur de l’éducation permanente et les associations qui œuvrent à l’émancipation se doivent d’appliquer une réflexion auto-critique de leurs actions et d’évaluer leur impact sur les groupes visés en lien avec leurs missions décrétales. Cela nécessite aussi de sortir des zones de confort, de se frotter à des expériences et des ajustements.

Selon son décret,[1] l’éducation permanente est amenée à travailler dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle. Il enjoint, dans son axe 1 à favoriser la “Participation, éducation et formation citoyennes” par des activités visant à travailler notamment avec les publics issus de milieux populaires, les publics dits “défavorisés” par “leur niveau de formation ou leurs conditions de vie”.

Dans cette perspective et en accord avec ses engagements fondamentaux, Bruxelles Laïque s’est fixé comme priorité d’accompagner celles et ceux dont les droits sont les plus bafoués et l’émancipation la plus entravée. Cette perspective exige une attention permanente à l’évolution des politiques publiques et aux phénomènes sociétaux qui génèrent les entraves structurelles les plus puissantes à l’émancipation de toutes et tous.

Ainsi, au-delà de l’accompagnement individuel mené par le secteur social de Bruxelles Laïque, plusieurs registres d’actions sont – ou tendent à être – mobilisés auprès de ce groupe ciblé par l’éducation permanente et que nous identifions par les “personnes (directement) concernées” par une problématique sociale : des actions collectives, communautaires et des actions de sensibilisation. Notons que nous envisageons nos actions dans un continuum systémique et complémentaire, ce qui nous amène également à poursuivre ces finalités avec des publics plus larges, sensibilisables ou déjà engagés, tant ces derniers représentent également des opportunités de transformation sociale.

De manière générale, les initiatives ont tendance à se faire pour et/ou avec les groupes mentionnés : ateliers, activités socioculturelles, espaces d’expression, laboratoire d’expérimentations, organisation de débats, analyses, plaidoyers, etc.

Ces offres  correspondent, par  ailleurs, à une forte tendance du secteur social : faire davantage participer les personnes concernées à l’élaboration de dispositifs d’éducation permanente les concernant et offrir des espaces consacrés pour renforcer les initiatives collectives et communautaires. L’approche participative contient un “fort potentiel émancipateur”,[2] mais fait l’objet aussi de critiques et de mises en garde quant à son émergence, et donc quant à son risque d’instrumentalisation, à l’ère des politiques non plus de protections sociales mais “d’activation”. Si la participation devient une “injonction” des pouvoirs subsidiant ou si elle n’est pas suffisamment “pensée” par les acteurs associatifs, elle risque de rester coquille vide. Il faut donc être attentif à ce que le caractère trop souvent factice de la participation ne devienne pas “le moyen et le but de l’éducation permanente, sans s’interroger nécessairement sur la portée transformatrice du processus” ou de réitérer des rapports de domination, notamment au sein de ces espaces, aboutissant à ce que “la conscience est apportée aux opprimés de l’extérieur sans qu’il y ait de réflexion sur les enjeux de capacitation du public”.[3] De manière plus générale, le secteur se doit de mener une analyse critique des concepts importés par les politiques publiques et l’administration afin de vérifier qu’ils ne s’imposent pas en repère creux et ce, au détriment du sens et de l’objet social premier des associations.

DE LA PARTICIPATION À LA SOLIDARITÉ DIRECTE

Il apparait donc que la seule volonté d’impliquer des personnes concernées dans des espaces dédiés ou de valoriser leurs paroles n’est pas toujours suffisante. Ainsi, si souvent le choix des activités proposées émane des besoins identifiés ou d’une demande des groupes, c’est pour déboucher généralement in fine sur une offre de l’institution qui se déroule dans son espace-temps. Il en résulte quasi systématiquement une domination des logiques et objectifs institutionnels sur les logiques et objectifs qui pourraient émaner des groupes. En soi, ce constat révèle les limites de la “participation” et des alliances entre les associations-institutions et leurs publics.

Face à ces critiques, certains acteurs du secteur vont chercher à s’émanciper et à réaligner leurs pratiques à partir d’une réflexion sur les “groupes” ciblés par l’éducation permanente. Ce faisant, inévitablement, des questions surgissent : l’émancipation ne concerne-t-elle pas toutes les parties en présence ? Pourquoi son exercice est-il majoritairement éprouvé entre les murs des associations ? : “Depuis un certain temps le secteur se demande si, afin de favoriser la participation des publics, les organisateurs ou les animateurs de l’éducation permanente ne devraient pas se  déplacer vers les publics, vers les besoins véritables des personnes, vers le lieu où les gens vivent tout simplement.[4]

Mais plus encore, si l’éducation permanente vise le développement “d’une citoyenneté active”, n’est-il pas pertinent de chercher, comme axe d’action, à favoriser, se solidariser et s’allier (ponctuellement) aux initiatives émanant directement de collectifs crées et composés de personnes concernées par une problématique ? Quels seraient les bienfaits de cette émancipation des associations et ses limites ?

De récentes expériences nous ont poussés à mener cette réflexion. La problématique de la répression, du contrôle, de la justice pénale (de classe et de race) et des violences policières a été longtemps mobilisée sous le registre de la sensibilisation (débats, plaidoyers). Le registre collectif et communautaire a pris place par une expérience inédite “d’ateliers d’expression citoyennes” en prison. Il s’agit donc bien d’une offre faite pour et avec les personnes incarcérées “sur leur terrain captif” qui a permis une co-construction sociopolitique des problématiques posées par les participants à des fins de transformation sociale. Le dispositif a été ensuite reconduit hors carcéral, à l’attention de personnes en situation de désaffiliation et en recherche de collectif via le Groupe solidaire d’expression citoyenne (le GSEC). Ces initiatives ont été développées et proposées par Bruxelles Laïque.

Depuis quelques mois, nous avons expérimenté la dynamique de solidarités avec des initiatives prises directement par les personnes concernées rassemblées en collectifs. Nous avons découvert le collectif des Madré qui réunit des mères de Saint-Gilles dont les enfants ont été victimes d’abus policiers. Depuis 2017, elles fédèrent des habitants de la commune et interpellent les autorités communales pour dénoncer les pratiques de la brigade de proximité UNEUS, mise en place en 2012. Il s’agit donc de personnes concernées par une problématique, qui se sont rassemblées, à leur initiative, pour passer “d’individus” à “sujets politiques” et qui ont tenté de créer un rapport de force. Le collectif a été invité à plusieurs reprises dans le cadre de nos actions de sensibilisation, au Festival des Libertés, par exemple. Mais nous nous sommes aussi intéressés à leur démarche d’interpellations citoyennes à la fois pour en mesurer les effets (analyse), mais aussi en nous rendant sur place, par solidarité sociopolitique, dans le but de visibiliser cette mobilisation citoyenne. Au mois de mai, nous avons été invités à soutenir l’organisation d’une marche contre les violences policières : à leur initiative et donc par et pour le collectif. Il s’agit donc ici de repérer comment notre association peut “participer”, sans intrusion ni récupération, à la construction d’une citoyenneté active d’un collectif émergeant et ce, en allant cette fois sur le terrain des personnes concernées.

La seconde expérience concerne la problématique des proches des personnes incarcérées qui font, depuis assez récemment, l’objet de notre attention. L’analyse sociopolitique de leurs  situations  met en évidence que les coûts, notamment sociaux, de l’incarcération sur les personnes proches (qui ne sont pourtant pas condamnées par un juge) sont invisibilisés et participent à la critique du système carcéral. Dans la perspective d’éducation permanente, “les proches” forment une catégorie oubliée de l’ensemble du réseau associatif et ne prennent quasi jamais part aux débats publics. Dans un premier temps, en invitant Gwenola Ricordeau (“Pour elles toutes. Femmes contre la prison”), nous avons contribué à faire émerger la question auprès de différents cénacles associatifs, militants et académiques. Auprès des personnes engagées sur l’abolitionnisme pénal, elle a mis en lumière la dialectique entre les deux groupes concernés. Par exemple, dans son “Manifeste pour les proches des personnes concernées”,[5] elle stipulera qu’il n’y a “pas de mouvement abolitionniste sans les proches des personnes détenues” et “que les proches ne sont ni de simples témoins, ni des alliés des luttes abolitionnistes, elles et ils en sont les sujets poli- tiques”. Quelques mois plus tard – à l’occasion de la pandémie et donc de la rupture de liens entre les familles, les proches et les personnes incarcérées – des proches, soutenus par le collectif anti-carcéral (la CLAC) ont organisé des rassemblements devant les prisons du Royaume. Rassemblements auxquels nous avons participé et dont l’un a été soutenu par différentes associations mobilisées à l’initiative de Bruxelles Laïque. L’objectif étant de décloisonner les associations et institutions en agissant pour et sur le terrain de la lutte et renforcer la visibilité des actions des proches. Ces mobilisations ont finalement mené à la création d’un collectif (le collectif des proches de détenu.e.s), qui a été annoncé par sa porte-parole lors de notre débat sur “les peines invisibles”[6] avec également Latifa Elmcabeni (porte-parole du collectif des Madré) et le retour comme intervenante de Gwenola Ricordeau. Une boucle était bouclée.

Ces expériences rejoignent Donzelot[7] dans ces propositions d’action politique au travail social “pour s’allier à la population dont on lui a donné la charge”, à savoir “la collaboration avec les formes nouvelles de lutte populaire” et “la participation à la lutte idéologique contre toutes les formes de ségrégation des couches sociales auxquelles elles ont affaire”.

Cette perspective nécessite de potentiels changements de postures et d’attitudes des différents acteurs entrent eux afin notamment de réduire des inégalités et de rééquilibrer des pouvoirs d’influence.[8] De même, dans son analyse de la “chalandisation du non-marchand” (soit une préparation du non-marchand aux logiques du marché et à la mise en concurrence des opérateurs). Nicolas Marion[9] estime que le meilleur moyen d’y résister est “d’y saisir la chance d’élargir les motifs de lutte et de transformation à toutes les personnes qui vivent en association : les publics, les travailleurs, les associations elles-mêmes, les secteurs en général, la société civile comme telle”. Il présente surtout le fait de vivre une expérience commune entre les associations et leurs publics comme occasion d’un renouvellement de la militance associative. “Toutes les révolutions sociales émancipatoires nous semblent avoir dépendu d’un tel type d’expérience où les membres de catégories/classes sociales différenciées deviennent des “transfuges” militants, capables de faire commun autour des motifs de leur lutte sociale partagée. Le rôle politique de l’éducation populaire témoigne de cette dimension essentielle et place l’éducation permanente dans une position privilégiée pour thématiser cette l’expérience dont nous parlions précédemment”.

Attelons-nous alors à “faire émerger le désir d’auto-transformation réciproque entre intellectuels, militants et opprimés” et développer ensemble “des pratiques reposant sur un désir de connaître et de déjouer en commun les logiques présidant à l’oppression que ces catégories expérimentent certes différemment et avec des intensités variables, mais dont ils ont néanmoins la commune intuition”.[10]

Nicolas Marion, explore plus en profondeur le rapport ambivalent, à la fois d’attirance et de sadisme, des intellectuels de gauche – qu’il s’agisse d’académiques radicaux ou de militants du secteur associatif – à leur “publics populaires” auprès desquels ils interviennent.

La question qui nous anime et que nous voudrions continuer à expérimenter est de comment rendre possible la co-construction, avec les “publics populaires”, d’un savoir émancipateur de la société contemporaine. Une co-construction qui nécessite de sortir de nos murs et de travailler à notre propre émancipation.

Une vision qui s’accorde aux valeurs et à l’éthique de Bruxelles Laïque qui s’applique à favoriser les prises de conscience et le décryptage des situations et des manières de les changer le cas échéant, à accompagner la formulation de doléances et la revendication de droits et à encourager l’action et l’engagement sans ni les diriger ni les orienter et à stimuler l’innovation individuelle ou collective.

Mais ne soyons pas dupes, la mise en œuvre quotidienne de tous ces principes, de toutes ces méthodes et de toutes ces stratégies dans un cadre qui se veut non figé et dans le respect des processus de subjectivation nécessite une vigilance et un exercice d’équilibre permanent. Il n’y a pas de solution miracle ni de remède définitif. Les tensions doivent être reconnues et se travailler dans la pratique.


[1] Cf. le “Décret relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Education permanente” de 2003, consultable en ligne à l’adresse suivantes : http://www. educationpermanente.cfwb.be/index.php?eID=tx_naw- securedl&u=0&g=0&hash=e4896644ae1020f1bb76e- 1d450370936ac57053e&file=fileadmin/sites/edup/ upload/edup_super_editor/edup_editor/documents/ Judith/Decret_17.07.2003_coordonne.pdf

[2] Tommy Thiange, s’affranchir grâce aux pratiques participatives, dans ce numéro, p.8

[3] https://arc-culture.be/blog/publications/la-pedago- gie-des-opprimes-de-freire-un-projet-radical-pour-leducation-permanente/

[4] https://www.intermag.be/images/stories/pdf/ rta2020m12n1.pdf : Jean Blairon, Saki Kogure et Oleg Bernaz, ACTIONS D’ÉDUCATION PERMANENTE ET VIE ASSOCIATIVE : QUELLES RELATIONS ?, décembre 2020, RTA, intermag.

[5] Gwenola Ricordeau, “Pas de mouvement abolitionniste sans nous !”, Criminocorpus [En ligne], http://journals.ope- nedition.org/criminocorpus/6866

[6] Bruxelles Laïque, Débat du 18 mars 2021 : Le carcéral au-delà des murs : les peines invisibles des proches de détenu.es (https://www.youtube.com/watch?v=3Zr- j2jqhm8c)

[7] Jacques Donzelot, “Travail social et lutte politique”, Esprit, avril-mai 1972, n° 4-5, pp. 654-673.

[8] https://echoslaiques.info/lintervention-sociale-par-la-participation/

[9] Nicolas Marion, La chalandisation du non-marchand – Une convergence des luttes entre les associations et leurs publics ?, ARC, 2017 (https://arc-culture.be/blog/publications/la-chalandisation-du-non-marchand-une-convergence-des-luttes-entre-les-associations-et-leurs-publics/)

[10] Nicolas Marion et Gábor Tverdota, Mélancolie de gauche, enquêtes ouvrières et éducation permanente, 2018, OpenEdition Journal: https://journals.openedition.org/ grm/1162#tocto1n6


Image : © photo Artem Mal

Dans la même catégorie

Share This