LES QUATRE ÉTAPES DE LA GESTION PUBLIQUE DU SECTEUR ASSOCIATIF A BRUXELLES (1945 – 2015) [1]

par | BLE, Démocratie, MARS 2017, Social

Dans une approche d’histoire des politiques sociales, la spécificité de la période que nous connaissons – marquée par des dynamiques d’activation, de responsabilisation et d’individualisation – tient moins à l’intensité de l’emprise du politique sur l’associatif qu’à la façon dont celle-ci s’exerce et à quelles fins. En revenant sur les rapports qu’entretiennent les projets associatifs, le service à l’usager et les modes d’implication des pouvoirs publics, nous nous proposons ici de différencier et de présenter quelques grands modèles d’intervention publique, à chaque fois caractéristique d’une certaine  conception  que se fait l’État de son rôle et de son action. Ce travail descriptif cherche à rendre plus intelligible les transformations  et les lignes de force actuelles qui traversent les politiques sociales.

LE COMPROMIS SOCIAL-DÉMOCRATE

La première période que nous voulons considérer est celle qui naît et se développe durant la phase dite des “Trente glorieuses”. À la fin de la deuxième guerre mondiale, les pays d’Europe occidentale développent de façon relativement similaire une structure économique et socio-politique basée sur un compromis entre travailleurs et capitalistes dans lequel l’État joue le rôle d’arbitre et de régulateur. Ce “compromis fordiste” dans son versant économique, ou “socio-démocrate” dans son versant sociopolitique, entend réaliser une conciliation entre la place de l’État et du marché d’une part, entre la puissance des syndicats et du patronat d’autre part.  Il se concrétise dans l’établissement d’un État-providence qui organise la solidarité entre les différentes couches de la société en assurant un large système de protection sociale. Dans ce montage, le secteur associatif se voit octroyer une place spécifique via une intégration très poussée dans les structures mêmes de l’État. Le mouvement social ouvriériste, qu’il soit d’obédience socialiste ou chrétienne, est impliqué au cœur même de la gestion des prérogatives étatiques (conventions collectives, mutuelles, réseaux scolaires …) et ainsi institutionnalisé. En Belgique, cette logique de piliers constitue un projet tout à la fois politique, social et culturel très profond et très partagé et irrigue tous les segments de la vie sociale. Les associations pilarisées organisent les activités culturelles, les mouvements de jeunesse, de femmes, de jeunes travailleurs, etc.

Cette structure fortement intégrée entre pouvoirs publics et secteur associatif pilarisé fonctionne sur deux principes fondateurs partagés : l’organisation d’une solidarité aussi large que possible et la poursuite d’un objectif d’émancipation des masses auxquelles s’adressent les différents secteurs. Le projet associatif rejoint celui prôné par les pouvoirs publics : organiser une société solidaire qui permette à chacun de recevoir une partie de la valeur socialement produite et de participer à la vie sociale au travers de structures “représentatives”. L’État partage ses missions en organisant et finançant des associations qui se rapprochent, dans leur fonctionnement, de véritables institutions publiques (gestion des allocations de chômage par les syndicats, des soins de santé par les mutuelles, de l’enseignement par les différents réseaux privés). A l’évidence, “le système pilarisé se présente donc (…) comme un système politique assurant l’externalisation de missions de service public, sur lesquelles l’État, à des degrés divers selon les champs, conserve bien entendu des instruments de pilotage et de contrôle”. [2]

LA SOCIÉTÉ POSTFORDISTE

Les années 1970’  marquent  un  premier tournant dans l’évolution des rapports entre secteur associatif et pouvoirs publics. La période est aux bouleversements, politiques,  économiques  et sociaux. Les débuts de la crise économique (chocs pétroliers, apparition du chômage de masse, désindustrialisation) se conjuguent aux  désordres  politiques et à l’émergence de nouvelles demandes sociales. Les années 1970’ sont aussi les années de la libération des mœurs, de la contestation de l’ordre “bourgeois” et, de façon générale, de la revendication d’une évolution du fonctionnement de la société laissant plus de place à l’autonomie et à la subjectivité de ses membres.

Dans ce paysage en mutation, le nouveau mouvement social donne naissance à une série d’associations qui prennent en main les questions liées à cette transformation et qui sont délaissées par les formes bureaucratiques et  largement fonctionnalistes de l’État-providence : éducation permanente et alphabétisation, décentralisation culturelle, accueil des migrants, accompagnement scolaire… On est ici face à une configuration neuve, les associations se forment avant même que n’existe le cadre de leur reconnaissance par les pouvoirs publics. C’est l’avènement d’un modèle militant qui vise avant tout à faire reconnaître de nouvelles questions et à toucher de nouveaux publics. En contraste avec les grandes institutions pilarisées, il s’agit de faire entendre la pluralité des causes et des discours plutôt que de participer au fonctionnement d’une société trop strictement uniformisante.

Pour autant, ces associations ne sont pas en rupture franche avec les piliers. La plupart d’entre elles entretiennent des relations étroites avec des structures déjà instituées et leur personnel fait souvent le passage des unes aux autres. C’est aussi dans ces rapports étroits avec l’establishment qu’elles trouvent leurs ressources pour convaincre les pouvoirs publics de leur accorder une reconnaissance.

Se matérialise ainsi une première vague de “vraies asbl”,  selon  les  mots  de  Henri Goldman,[3] reconnues par un État qui  accepte de les voir se charger de problèmes qu’il renonce à traiter lui-même. Dans l’effervescence de l’époque, l’État devient également un État coordinateur des initiatives privées, admettant une certaine dose de contestation et de revendication ; bref une certaine remise en cause de son fonctionnement de la part du secteur associatif naissant.

Du côté des associations, l’heure est à la participation des usagers qu’il s’agit d’intégrer aussi bien dans les activités elles-mêmes que dans leur conception et réalisation. Association, militants, usagers s’assemblent dans la défense des mêmes intérêts ou la promotion des mêmes causes.

UNE PREMIÈRE VAGUE DE PROFESSIONNALISATION

En Belgique, le cadre de l’action associative est fortement lié aux réalités institutionnelles. La troisième réforme de l’État (1988-1989) aboutit à la création de la Région de Bruxelles-Capitale, dotée d’un parlement et d’un gouvernement. Dès ses débuts, la Région trouve un terrain associatif riche et très actif sur lequel elle peut s’appuyer pour développer des politiques spécifiques liées à la réalité urbaine de la capitale. Les associations issues  des années 70’ se sont pérennisées et constituent une réserve d’expertise et de pratiques tout à fait appréciable. Les premières années d’existence de la Région vont être consacrées à la reconnaissance et à la formalisation de ce vivier via l’établissement d’une série de textes de loi.

Le système de la liberté subsidiée qui régissait jusqu’alors les rapports de collaboration entre l’État et les associations glisse progressivement, au gré du travail législatif, vers un mode de régulation plus proche de la tutelle et vers le progressif (ré) encastrement de ces associations dans le secteur public. Une série  de  textes  voit le jour – planning familial (1994), santé mentale et toxicomanie (1995) … – et partage une même structure, des objectifs proches ; bref, un horizon commun. Les modalités de reconnaissance des différents secteurs passent par une définition précise des missions et du fonctionnement interne des services, par l’établissement d’un cadre financier, la définition des qualifications nécessaires au personnel et la spécification des moyens octroyés, et par la mise en place de dispositifs de liaison avec le pouvoir subsidiant (conseils consultatifs, inspections, organismes de coordination…). L’opérationnalisation du secteur associatif prend la forme d’une professionnalisation qui repose à la fois sur la définition d’un espace de compétence et de légitimité et l’établissement des conditions de reconnaissance des opérateurs.

LES POLITIQUES PUBLIQUES À L’ÈRE NÉOLIBÉRALE

Dans la suite du passage du modèle des piliers à celui de la liberté subsidiée, qui s’est transformé progressivement en modèle de la tutelle et de la délégation, il semble que l’on évolue, depuis quelques années maintenant, vers un nouveau modèle encore, celui de l’appel à projet. Nous sommes actuellement au cœur même de ce mouvement, ce qui rend évidemment l’analyse difficile.[4] Comme pour le passage des piliers à la liberté subsidiée, il ne faut pas négliger la possibilité que nous assistions plus à un phénomène de superposition ou de cohabitation de modes de gestion publique plutôt qu’à un remplacement brutal d’un modèle par un autre. Le système des piliers existe toujours, les associations sous tutelle aussi – le “décret ambulatoire”[5] en témoigne de façon exemplaire –, seul le modèle de la liberté subsidiée semble être en train de disparaître inexorablement.

Ce nouveau mode de gestion des relations avec le secteur associatif est lié à l’effondrement du cadre de l’État-providence et un contexte général de “bonne gouvernance”, de réduction des dépenses publiques et de la recherche de l’efficience via les outils du new public management. Dans ce modèle, il ne s’agit plus de reconnaître et de financer des initiatives émergeant d’acteurs indépendants ayant la volonté de répondre aux demandes du terrain selon un cadre de référence spécifique, mais de déterminer les problématiques, les territoires et les populations cibles qui doivent être abordées selon les dimensions privilégiées par les instances politiques dans un appel à projet. L’État endosse le rôle d’activateur en initiant et dirigeant le mouvement des acteurs associatifs.

Cette évolution est porteuse d’au moins quatre modifications importantes dans le fonctionnement même du secteur associatif.

Premièrement, la politique de l’appel à projet confisque aux associations le sens de l’action : c’est le donneur d’ordre qui est complètement maître de la définition des problèmes, des objectifs et des moyens.

Les appels à projet vident de sa substance le travail produit par les associations elles-mêmes et l’isolent de leurs références propres pour, le plus souvent, les remplacer par des objectifs de contrôle et d’activation des usagers ou de préservation de la “paix sociale” via une approche managériale de l’action.

La mise en concurrence généralisée des opérateurs est la deuxième modification importante. D’une logique de reconnaissance et de subvention à long terme, voire indéfinie, fondée sur une relation de partenariat entre l’État et les associations, on passe à la création d’un quasi-marché du financement associatif et à l’organisation, via les appels à projets, d’une lutte interne aux secteurs.

Troisièmement, la réduction des dépenses publiques et la recherche effrénée de l’efficience poussent les pouvoirs subsidiant à privilégier des façons de faire qui assurent l’équilibre financier plutôt que l’intérêt public ou les plus-values collectives et à préférer les références techniques et approches en termes de coûts/bénéfices aux repères idéologiques.

Enfin, les projets récents portés par les pouvoirs publics dessinent une façon renouvelée de se saisir des problèmes sociaux et de santé et un rapport spécifique à l’usager qui met en avant tant une éthique qu’une rhétorique de la responsabilité. C’est à l’usager qu’il incombe, tout autant qu’aux pouvoirs publics ou aux services que ces derniers mandatent, de définir un projet, de mobiliser ses ressources et d’user au mieux des moyens qui sont mis à sa disposition.

L’ensemble de ces transformations affectent profondément le rôle que peut jouer, jusqu’à présent, le secteur associatif dans la vie sociale. En confisquant une large part des capacités critiques et d’innovation dont les associations pouvaient faire preuve en définissant des champs et des modalités d’intervention, il faut redouter qu’elles n’ôtent à ces dernières la possibilité d’être le relais de problématiques émergentes ou dérangeantes ou, plus radicalement, de l’expression des “sans voix”. À la structuration lente d’une action destinée à accompagner le changement dans la durée sont préférées des interventions ponctuelles, constamment soumises à la menace d’être révisées ou arrêtées si les pouvoirs subsidiants le décident. C’est bien, massivement, de perte d’autonomie et de capacité de proposition qu’il s’agit.

CONCLUSION : VERS UNE GOUVERNANCE “NON-POLITIQUE” ?

L’évolution des modes de financement et de contrôle du secteur associatif a des répercussions importantes sur les façons de travailler. La multiplication des appels  à projets réduit les marges de manœuvre et enserre de plus en plus les associations dans des cadres prédéfinis. Ce basculement, de la subsidiation au projet, oblige également les acteurs associatifs à se tourner vers d’autres moyens pour tenter d’assurer leur existence et de  pérenniser leur action. La recherche de financements privés (dons, mécénat, sponsoring) contraint à développer des pratiques quasi entrepreneuriales, ce qui concourt également à l’amenuisement des prises de position radicales ou militantes. La diversification des sources de financement n’est en fait que la partie la plus visible des changements auxquels se confronte le secteur associatif ; plus en profondeur, ce sont le projet et la relation à l’usager qui sont touchés.

On est ainsi passé en quelques dizaines d’années d’un mouvement social structuré par des objectifs d’émancipation  et de participation à une approche professionnalisée de l’intervention sociale visant à la réduction des risques et des déficits.

Dans ce contexte, la préservation du poids politique du secteur associatif, de l’imaginaire et des possibles dont il est porteur, passe, sans conteste, par une réflexion collective à mener sur le type de relations qu’il veut entretenir avec les pouvoirs publics et les alliances, posées sur une base participative rénovée, à construire avec les bénéficiaires.


[1] Ce texte initialement paru dans la revue et sur le site du CBCS en juin 2016 a été fortement contracté par Juliette Béghin pour Bruxelles Laïque Échos avec l’aimable autorisation de l’auteur et du CBCS.

[2] Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence, Paris, PUF, 1990.

[3]Henri Goldman, “Un militantisme d’état ?”, Politique, n° 89, mars 2015.

[4] Pour une analyse plus poussée de ce modèle, voir la version intégrale de ce texte (CBCS asbl, juin 2016) et J. MORIAU, “L’appel à projet. Une nouvelle manière de réduire l’action associative”, in Travail social et militantisme, Bis, CBCS, n°174, décembre 2016, pp. 3-7.

[5] Décret de la Commission communautaire française du 05 mars 2009 relatif à l’offre de services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé.

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