RADICALISATION DU CAPITALISME

par | BLE, Economie, JUIN 2016

En   1944, dans La route de la  servitude, l’économiste et philosophe Friedrich Hayek (un des principaux inspirateurs du couple Reagan – Thatcher) invitait avec foi à se méfier des politiques économiques collectivistes et d’un trop grand interventionnisme de l’État. Son analyse des systèmes totalitaires lui faisait craindre que les velléités socialistes de la fin de la guerre feraient, à terme, courir au Royaume-Uni le risque de sombrer dans le fascisme. Contre ce risque épouvantable, il fait l’éloge du libéralisme économique, de l’individualisme et de la libre concurrence des marchés. Selon lui, et après lui selon Reagan et Thatcher, seules les normes libérales précitées auraient le don de garantir la liberté individuelle et    la démocratie. Et bien le philosophe Hayek s’est trompé… Et préférant son idée à la triste réalité, il a finalement déclaré (à propos du dictateur fasciste chilien, Augusto Pinochet) : “Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme”.[1] Hayek est mort en 1992 à l’âge de 92 ans. Dommage, la suite ne l’aurait pas déçu…

COMPRENDRE LE TOTALITARISME

Le totalitarisme est un mode de gestion politique qui se caractérise par une idéologie unique qui est présentée comme universelle, ne souffrant pas d’alternative possible et qui s’impose à tous et dans tous les domaines. En cela, le totalitarisme est une conception radicale de la gouvernance qui insinue son idéologie jusqu’aux racines des écosystèmes de la société. Ses logiques interprétatives sont véhiculées à tous les niveaux, notamment par le contrôle des médias, mais aussi par l’imposition d’une doctrine institutionnelle unique et via une forte emprise sur l’éducation. La contestation est réprimée non seulement au moyen de la propagande et de la diabolisation, mais aussi par un usage disproportionné de la force et de la violence physique et symbolique. Les opposants politiques sont punis et des parties de la population sont stigmatisées et mises au ban, considérées comme inutiles ou nuisibles. Enfin, le pouvoir totalitaire se caractérise par le fait qu’il n’est pas (ou qu’il a cessé d’être) l’émanation du peuple, en ce sens que le peuple n’est pas en mesure d’imposer un changement de régime ou une inflexion dans le cours de l’idéologie dominante.

Le totalitarisme nécessite qu’il existe des moyens de communication de masse, la possibilité de concentrer le pouvoir de décision, une bureaucratie institutionnelle permettant de contrôler l’effectivité de l’emprise du pouvoir et une force militarisée (armée ou police) en mesure d’exercer une contrainte sur le peuple. Il se différencie donc du régime féodal qui n’est pas techniquement en mesure d’assurer tous ces aspects du contrôle de l’exercice du pouvoir sur la totalité du territoire qu’il administre.

Au sein du peuple, les propositions alternatives sont considérées, par les institutions d’un État totalitaire, comme des discordances anormales qu’il faut réprimer, mettre au pas ou au ban.

Bien que les manuels d’histoire nous renseignent sur l’établissement de régimes totalitaires en bornant leurs naissances et leurs disparitions par des dates et des évènements, la mise en place d’un tel régime est le fruit d’une histoire qui s’inscrit dans le temps long de la naissance d’une idéologie, de la construction lente d’un rapport de forces et de la prise du pouvoir. Ainsi, par exemple, le troisième Reich se met en place en mars 1933, moins d’un mois après l’accession d’Adolf Hitler à la Chancellerie allemande, mais les partis, les mouvements, les groupuscules nationalistes, antisémites et aryosophes[2] sont légions dans l’Allemagne de l’après Première Guerre mondiale. L’établissement de l’État nazi est le fruit d’un processus historique qui s’enracine d’autant plus profondément dans la société allemande qu’il est très antérieur à mars 1933.

De même, les caractéristiques d’un système totalitaire ne naissent pas dans l’État du jour au lendemain. Elles sont le fruit d’une longue gestation. Quand leur réalité devient patente, c’est que l’idéologie et les rapports sociaux qui ont permis leur mise en place sont ancrés dans la société et dans les structures politiques et institutionnelles, sinon dans les esprits du peuple. Un peu comme lorsque des iris viennent à fleurir çà et là dans le jardin, c’est que sous terre, un complexe de racines et de rhizomes s’est installé telle une infrastructure tentaculaire face à laquelle le jardinier est absolument dépassé. Seule une lutte radicale contre ce type d’espèce invasive peut permettre d’en venir à bout. Et quand le dernier rhizome est arraché à la terre, le jardin n’est plus qu’une terre désolée. A l’instar de toute expression radicale (de l’iris qui fleurit à l’attentat terroriste en passant par l’établissement d’un État totalitaire), il y a une longue période de latence que d’aucuns nommeront “processus de radicalisation”.

CAPITALISME

Le capitalisme n’est ni une doctrine ni un système politique. C’est un système économique fondé sur la décision politique de faire exister la propriété privée des moyens de production (bâtiments, terres, outils, machines, matières premières) et sur l’accumulation d’un capital productif dont l’objectif est de réaliser des profits. Il est rendu possible par la relation qui lie la notion de capital à la notion de travail : le salariat. Une fraction de la population est détentrice des moyens de production, une autre est détentrice de la force de travail et elles sont liées par la relation salariale. Le système capitaliste nait dans l’Antiquité et coexiste alors avec d’autres modes de productions que sont, par exemple, l’esclavage, l’artisanat, le servage. Il demeure comme pratique marginale durant l’ère féodale et devient de plus en plus important à l’approche de la révolution industrielle. Cette révolution, qui s’accompagne d’un exode rural massif, signe l’avènement du capitalisme comme mode principal de production. Il se mondialise progressivement en intégrant d’abord les secteurs de la transformation et de la distribution, ensuite celui de la production des matières premières et, enfin, le secteur des services. Avec l’apparition et la généralisation du capitalisme financiarisé et la consolidation explosive des entreprises multinationales dans tous les secteurs de l’économie, tous les domaines de la vie humaine sont progressivement colonisés par les logiques du marché.

À ce stade de l’évolution de l’économie de marché et après deux siècles d’hégémonie de ce système économique, il convient de faire quelques observations. La première est que le capitalisme s’accommode de tous les régimes politiques contemporains. Il s’épanouit dans les régimes socialistes chinois, cubain, vénézuélien, dans les démocraties libérales, dans les démocraties sociales, dans les États théologiques (Arabie saoudite, Vatican…), dans les dictatures sanguinaires d’Afrique subsaharienne… bref, partout. Ceci suffit, mais il s’en était déjà aperçu, à contredire l’idée de Friedrich Hayek selon laquelle le libéralisme économique serait un rempart contre le totalitarisme.

La deuxième est que l’économie de marché fondée dans le modèle capitaliste a renversé l’implication humaine archaïque selon laquelle la demande conditionne l’offre. Même dans des registres aussi primaires que les soins de santé ou l’alimentation, c’est l’offre qui implique la demande. Une molécule permettant de traiter des fléaux dans des pays pauvres ne sera pas produite et distribuée, parce que cette production ne génère pas suffisamment de profits. De même, les infrastructures permettant l’accès des administrations et des lieux publics aux personnes handicapées ne sont pas rentables, mais font l’objet d’une demande qui n’est pas rencontrée par l’offre. Par contre, une startup belge a inventé, produit et distribue de la crème glacée pour chiens dont une illustre société multinationale qui pèse 91 000 millions de francs suisses produit une version adaptée pour les chiens allergiques au lactose.

Il en va de la même façon, et c’est la troisième   observation, lorsqu’il s’agit du “marché du travail”. A Bruxelles, par exemple, il y a en moyenne cinquante demandeurs d’emploi répertoriés  pour un poste vacant. Il y a de la demande, mais pas d’offre. Les demandeurs n’ont qu’à s’adapter… Car le néolibéralisme suppose un postulat qui n’est pas assez sexy pour passer à la télé : maintenir un taux de chômage élevé permettrait de freiner l’inflation et de garantir un meilleur taux de profit pour les détenteurs du capital. Ce postulat s’appelle “Non Accelerating Inflation Rate of Unemployement” (NAIRU). Et cette notion est traduite en Belgique dans le texte des perspectives économiques du Bureau du plan par “réserve de main-d’œuvre et de chômage”.

Il y a donc bien une planification d’un taux de chômage sous lequel il ne faut surtout pas descendre ! Pas de panique, on a de la marge…

Quatrième observation, les allocataires sociaux, les travailleurs privés d’emploi, les travailleurs sans-papiers, les réfugiés, les sans-abris, les nomades sont pourchassés, stigmatisés, contrôlés, réprimés, suspectés d’inutilité et de fraude, voués aux gémonies et finalement exclus.

Cinquième observation (et on se limitera à ces cinq-là) : les personnes qui contestent la politique économique et sociale, qui manifestent, qui se mettent en grève, qui protestent de mille et une manières sont, aux mieux, ignorées, au pire, réprimées par la police, par les médias, par la justice et par le monde politique.

Et depuis le début des années 1980, on nous répète à l’envi ce slogan thatcherien : “ is no alternative !” (Il n’y a pas d’alternative). Encore hier, le Ministre des Finances allemand à son homologue grec. Il n’y a pas d’alternative. À longueur de temps dans les médias, dans les écoles, dans les administrations, dans toutes les sphères de la vie dans notre société : c’est comme ça et pas autrement. Vraiment ? Qu’on vote à gauche, qu’on vote à droite, il n’y a pas d’alternative ?

Idéologie unique, pas d’alternative, contrôle des médias, doctrine institutionnelle, emprise sur l’éducation, répression de la contestation, mise à l’écart des inutiles et des nuisibles, pouvoir qui n’est plus l’émanation du peuple… Ne serions-nous pas face à un processus de radicalisation du capitalisme ?


[1] Entretien El Mercurio, Chili, 12 avril 1981

[2] NDLR : Aryosophie, doctrine de Jorg Lanz ayant influencé Hitler : le désir d’une théocratie aryenne prenant la forme d’une dictature de droit divin des Germains aux cheveux blonds et aux yeux bleus sur les races inférieures.

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