Sommes-nous tous égaux face à la ville et en particulier à l’usage de l’espace public ? Avec les migrants, les roms et les jeunes d’origine immigrée, les sans-abris et mendiants font partie des figures de la ville et incarnent la frontière d’une “normalité” toujours plus restrictive. Ils font partie des figures “indésirables” d’une ville hostile envers les “inutiles aux mondes”.1
Parce qu’elles n’ont pas de logement, l’espace public est le lieu de vie des personnes sans-abri. L’espace public peut devenir le lieu d’une série d’activités comme dormir, manger, mendier ou encore se soulager. Toutes ces activités peuvent poser des “problèmes” dans l’usage qui est fait de l’espace public, en effet, les pratiques de survie qu’ils y développent sont de plus en plus sanctionnées.2 Comment, au-delà des discours de solidarité, s’exercent des mesures répressives qui visent à criminaliser ces activités dans l’espace public ?
Si en hiver les pouvoirs publics se donnent les moyens d’héberger les personnes sans-abri, il en va tout autrement en été. En cette saison, le nombre de places disponibles en centre d’hébergement se réduit considérablement, contraignant de nombreuses personnes à dormir dehors. Cette gestion des personnes sans-abris en fonction des saisons n’est pas nouvelle et porte même un nom : “la politique du thermomètre”. Les personnes sans-abris suscitent cette ambivalence ; entre rejet l’été et assistance l’hiver. Stéphane Rullac, anthropologue, résume assez bien ce va-et-vient, sous le titre de son livre “Le péril SDF : assister et punir” (Edition : L’Harmattan 2008).
Cette ambivalence à l’égard de ces personnes se traduit dans le vocabulaire utilisé : en hiver on assiste les sans- abri, on parle de dignité humaine, de femmes, d’enfants, de familles à la rue, de victimes. Le terme sans-abri fait par ailleurs appel à la compassion. En été, ces mots sont abandonnés au profit d’un vocabulaire stigmatisant reléguant symboliquement ces personnes en marge de la société. On y parle de mendiants, de fauteurs de trouble, de toxicomanes, d’alcooliques qui agressent les passants, des désagréments supposés – ou réels – causés aux commerçants, aux citoyens. La victime se transforme en une atteinte à l’ordre public et on la chasse de l’espace public en même temps qu’elle y est assignée. La seule présence de personnes sans-abri devient un problème. Ce vocabulaire stigmatisant incite à faire la guerre aux pauvres plutôt qu’à la pauvreté.
Pourtant, depuis 1993, la Belgique a dépénalisé le délit de “mendicité et vagabondage”. Cette dépénalisation a obligé les pouvoirs publics à repenser leurs actions envers les habitants de la rue et mendiants, sans pour autant témoigner d’une plus grande tolérance à leur égard.
Il n’est plus question d’enfermer les personnes dans ce qui s’appelait des “dépôts de mendicité”. Il s’agit là d’un progrès qui nous a poussé à regarder ces personnes non-plus comme des délinquants, mais comme des personnes à aider. Notons, avant d’aller plus loin, qu’il ne faut pas confondre sans-abri et mendiants. Tous les mendiants ne sont pas sans-abri et tous les sans-abri ne mendient pas.
Cette abrogation de la loi a donc privé les communes d’un instrument pénal de régulation de ces personnes dans l’espace public avec pour conséquence une plus grande visibilité de celles-ci dans l’espace public, là ou avant elles avaient tendance à se cacher pour éviter l’enfermement.
Face à cet état de fait, certaines communes ont très vite cherché de nouveaux moyens pour interdire la mendicité. Ce fut le cas en juin 1997, quand la Ville de Bruxelles3 a interdit la mendicité sur l’ensemble de son territoire. Dans la foulée, cet arrêté a fait l’objet d’un recours en annulation introduit devant le Conseil d’Etat par la Ligue des Droits de l’Homme. Le Conseil d’État a cassé cet arrêté d’interdiction pris par le bourgmestre de l’époque, François-Xavier De Donnea (PRL) en estimant que cette interdiction générale et permanente sur tout le territoire était disproportionnée. Tirant les leçons de cette annulation, les communes se sont orientées, non plus vers une interdiction généralisée en tout temps et tout lieu, mais vers une réglementation de la mendicité, toujours au nom de l’ordre public. Cela se traduit par exemple par des mesures limitant le nombre de SDF par rue, comme dans la commune d’Etterbeek. À Charleroi et Liège la ville a organisé un “calendrier” : le lundi, ils sont autorisés à tel endroit, le mardi, à tel autre endroit, etc., et le dimanche, c’est interdit.
Si cette organisation de la mendicité donne l’impression de canaliser, de gérer le “problème”, elle est surtout un moyen de la rendre plus difficile voire impossible. Ces interdictions s’accompagnent de sanctions comme des amendes administratives, allant jusqu’à 250 euros, ou l’enfermement au cachot pendant douze heures ou encore la saisie de la “recette”du mendiant. Chacun pourra apprécier la pertinence d’infliger une amende de 250 euros à une personne qui mendie pour (sur)vivre. Bien plus injuste encore est la possibilité de priver de liberté sans aucune forme de procès une personne qui mendie au mauvais moment ou au mauvais endroit.
Ces arrêtés sanctionnent pénalement ce qui n’est rien d’autre que des stratégies de survie pour ces personnes. Pourtant, les lois et les règlements liés au vivre-en- semble devraient être les mêmes pour tout le monde. Et si les sans-abri n’ont pas d’immunité particulière à avoir vis- à-vis de la loi, dans l’autre sens, il s’agit aussi de leur accorder les droits fondamentaux auxquels chacun peut prétendre. Une distinction d’avec les autres citoyens n’est pas de mise ; cette inscription dans le droit commun est une manière de reconnaître leur citoyenneté, et les lois existantes sont suffisantes pour sanctionner ce qui doit l’être. La création de ces règlements doublés de sanctions spécifiques en fonction de la situation sociale de “mendiant”est non seulement injuste, mais entretient l’idée qu’il serait par sa seule présence un trouble à l’ordre public.
Comme le dit le sociologue B. Francq : “La présence des personnes SDF apparaît ainsi comme une source de menaces, d’insécurité, de danger. Les personnes SDF constituent la figure emblématique de toutes les craintes et les échecs anticipés : plus que pauvres, sans biens, isolées, ne pouvant se cacher du regard des autres, ne pouvant prendre soin correctement de leur corps, toujours soumises au danger de l’exclusion, du renvoi, de l’arrestation, de la mort. Menace symbolique qui se traduit très concrètement par des mesures répressives”.4
Si cette criminalisation des pauvres permet aux autorités communales de montrer leur volonté de répondre à ce qu’elles considèrent comme un trouble à l’ordre public, elles n’apportent aucune solution de lutte contre la pauvreté. Elle répond tout au plus à une conséquence de celle-ci, en révélant au passage l’échec des politiques de luttes contre les inégalités.
A cette hostilité, traduite explicitement en arrêté anti-mendicité envers les plus démunis, se développent des dispositifs “anti-sdf”. Appelé aussi dispositifs de “prévention situationnelle”5 , ils prennent différentes formes : herses, plots, plans inclinés, barrières Heras ou, plus “innovant” encore, des arrosoirs à détecteur de mouvement. Peu importe leur forme, l’objectif est toujours le même : prévenir et surtout empêcher ces “indésirables” d’occuper l’espace public. Ces dispositifs sont parfois placés par des sociétés privées, c’est le cas notamment aux abords d’un Delhaize situé sur la commune d’Ixelles. Tout le long de sa façade, des plans inclinés ont été disposés pour empêcher les personnes de s’y installer. Les pouvoirs publics n’ont pas moins de scrupules à faire usage de ces dispositifs. C’est aussi le cas à la Gare du Midi où toute la rue couverte a été grillagée par la STIB avec l’autorisation de la commune de Saint-Gilles, rendant l’espace inaccessible à tous. Plus récemment et toujours sur la commune de Saint-Gilles, c’est tout un tunnel piéton qui a été condamné. La STIB a d’ailleurs profité de la rénovation des stations de métro pour remplacer des bancs traditionnels par des installations qui séparent les places sur les bancs empêchant toute possibilité de s’allonger.
Ces dispositifs anti-sdf associés aux arrêtés anti-mendicité construisent ce que Daniel Terrole appelle “la ville dissuasive”6 et élabore ainsi le nouveau traitement pénal de ces populations considérées comme indésirables. Ces mesures dissuasives forment un maillage sécuritaire qui maintient les personnes à la rue tout en les contrôlant et atteste d’un traitement policier du social.7
Notons finalement que ces dispositifs anti-sdf choquent par leur violence et que les arrêtés anti-mendicité suscitent un profond sentiment d’injustice. Elles font d’ailleurs l’objet d’une mobilisation de la part des personnes sans-abris elles-mêmes et/ou des associations qui n’hésitent pas à saisir la justice obligeant souvent les communes concernées à revoir leur copie. Il en va de même pour les dispositifs anti-sdf qui, une fois mis en place et perçus comme tel par les citoyens, créent l’indignation. Des mobilisations s’organisent, entraînant les responsables à justifier leur action par un positionnement moral difficilement soutenable. Les prochaines élections communales seront l’occasion pour chaque parti de se positionner sur leur volonté ou non, d’avoir recours au traitement pénal, d’une question éminemment sociale. Il va de soi que Bruxelles Laïque ne peut que s’opposer à toute criminalisation de la pauvreté et exiger de répondre avec humanité à la détresse de ces personnes. Seules des politiques sociales ambitieuses et une remise en question du partage des ressources disponibles nous permettront de garantir le droit au logement pour chacun.e et les conditions nécessaires à l’exercice de la dignité.
1 Expression reprise de Robert Castel pour désigner les vagabonds avant la révolution industrielle.
2 Sur les ambivalences et les restrictions à l’égard des personnes sans-abri dans l’espace publique en Belgique et notamment à Bruxelles, voir l’article de Lucie Martin : “mesures et démesures envers les sans-abri dans l’espace public”, résumé sur le site de l’observatoire belge des inégalités(http://inegalites.be/Les-sans-abris-malvenus-dans-l
3 Arrêté du 26 juin 1995 du Conseil communal de la Ville de Bruxelles portant sur l’interdiction de l’exercice de la mendicité sur le territoire communal.
4 Bernard Francq : Insertion sociale des sans-abri, Politique scientifique 2003.
5 Parfois aussi appelé architecture hostile ou, dans une perspective plus radicale, urbanisme revanchiste, lorsqu’il s’accompagne de mesures sécuritaires drastiques de nettoyage de certains espaces (Smith N. The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, Routledge, Londres, 1996).
6 Daniel Terrolle “La ville dissuasive : l’envers de la solidarité avec les sdf” https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2004-1-page-143.html
7 Idem.