LIVRE-EXAMEN : LE TIRAGE AU SORT ET LA DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE EN QUESTION

par | BLE, Démocratie, JUIN 2018, Politique

Contre les élections, David Van Reybrouck – éd. Acte Sud – 2014

Notre démocratie est malade, David Van Reybrouck est à son chevet. Cet auteur et intellectuel belge de talent a écrit en 2014 un essai dont le titre explicite Contre les élections dénonce d’emblée ce qui selon lui rend nos démocraties malades : notre fondamentalisme électoral. Non content de passer en revue les symptômes de la fatigue démocratique, il analyse une pratique qui fait l’objet de nombreuses expérimentations citoyennes ces vingt dernières années : le tirage au sort.

SYMPTÔMES

Au commencement, il y a un constat irréfutable : “Tout le monde aspire à la démocratie mais personne n’y croit plus”. Comment en est-on arrivé là ? Selon David Van Reybrouck, tout système politique doit trouver un équilibre entre deux critères fondamentaux : l’efficacité et la légitimité. L’efficacité répond à la question : combien de temps faut-il à un gouvernement pour mettre en œuvre des solutions réelles aux problèmes qui se présentent ? La légitimité répond à la question : dans quelle mesure les citoyens sont-ils en accord avec ces solutions ? Dans quelle mesure reconnaissent-ils l’autorité du gouvernement ? L’efficacité correspond à la capacité d’agir, la légitimité au soutien des citoyens à l’action publique. Or, nos démocraties traversent à la fois une crise de légitimité et d’efficacité.

La crise de la légitimité se manifeste à travers trois symptômes indéniables : premièrement, de moins en moins de gens vont voter. En Belgique où le vote est obligatoire, l’absentéisme électoral est aussi en augmentation. Les élections communales belges de 2012, pourtant fortement médiatisées, ont connu le  plus faible taux de participation en quarante ans.[1] Il sera intéressant de voir si celles de 2018 battent un nouveau record. Deuxièmement, non seulement les électeurs européens vont moins voter, mais leur vote est de plus en plus capricieux. C’est le règne de l’électeur flottant. Troisièmement, de moins en moins de personnes adhèrent à un parti politique.

La crise de l’efficacité se manifeste par l’effritement de la capacité d’action politique. Elle se manifeste aussi à travers trois symptômes : premièrement, les consultations en vue de la formation d’un gouvernement durent de plus en plus longtemps, surtout dans les pays gouvernés par des coalitions complexes. La Belgique détient d’ailleurs le record mondial. Deuxièmement, les partis de gouvernement ont à subir des attaques de plus en plus sévères. Troisièmement, l’action publique prend de plus en plus de temps et empêche les gouvernements de s’attaquer aux problèmes structurels. “Si le percement d’un tunnel ou la construction d’un pont sont désormais hors de portée, de quoi les gouvernements nationaux sont-ils encore capables par eux-mêmes ? De bien peu de choses car quoi qu’ils fassent, ils sont livrés pieds et poings liés à la dette nationale, à la législation européenne, aux agences de notation américaines, aux entreprises multinationales et aux traités internationaux.” La dilution des compétences empire cet état de fait. “L’impuissance est devenue le maître-mot de notre époque : impuissance du citoyen face aux gouvernements nationaux, des gouvernements nationaux face à l’Europe, et de l’Europe face au monde”. David van Reybrouck égratigne au pas-sage le système médiatique “qui a perdu la tête et qui préfère monter en épingle des conflits futiles plutôt que de s’attaquer aux vrais problèmes”.

FONDAMENTALISME ÉLECTIF

David Van Reybrouck passe ensuite en revue les différents diagnostics liés à ce syndrome de fatigue démocratique. Selon le diagnostic du populisme, c’est la faute des hommes politiques. Selon les technocrates, c’est la faute de la démocratie elle-même. Selon les tenants de la démocratie directe, c’est la faute de la démocratie représentative.

David Van Reybrouck pose alors son propre diagnostic : c’est la faute de la démocratie représentative électorale. Pour qualifier la gravité de la situation, il n’hésite pas à écrire que nous sommes devenus des “fondamentalistes des élections” et que ce fondamentalisme prend la forme d’une “nouvelle évangélisation du monde”. “Nous méprisons les élus mais nous vénérons les élections. Le fondamentalisme électoral est la conviction inébranlable qu’une démocratie ne peut se concevoir sans élections, que les élections sont la condition nécessaire, fondatrice pour parler d’une démocratie. Les fondamentalistes des élections refusent de voir les élections comme une méthode qui contribue à la démocratie, mais les considèrent comme un but en soi, comme un principe sacré ayant une valeur intrinsèque inaliénable”.

En effet, les pays occidentaux veulent exporter dans les pays du Sud leur modèle électif qui serait adaptable à tous les contextes. Pourtant, l’organisation de scrutins y génère bien souvent plus de violence et de corruption. “Quand les pays donateurs occidentaux espèrent que des pays durement frappés comme le Congo, l’Irak, l’Afghanistan ou le Timor-Oriental vont se démocratiser, ils veulent dire en fait que ces pays doivent tenir des élections nationales, de préférence en imitant le modèle occidental […] Les institutions protodémocratiques locales (concertations villageoises, médiation traditionnelle, justice à l’ancienne) n’ont pas l’ombre d’une chance : même si elles sont valables pour des délibérations pacifiques et collectives, les vannes financières se ferment dès que les pays s’écartent de notre recette éprouvée”.

PATHOGENÈSE

Cette obsession des élections semble curieuse : cela fait trois mille ans que les gens s’essaient à la démocratie, et seulement deux cents ans qu’ils le font exclusivement au moyen des élections”. David Van Reybrouck enfonce le clou : non seulement les élections paralysent le système politique actuel mais notre méconnaissance de l’Histoire nous empêche de saisir le caractère anti-démocratique de cette pratique, dans l’intention même de sa mise en œuvre. Pour étayer son argumentation, il présente d’abord les recherches de Bernard Manin, qui a retracé en détail le cheminement qui a conduit au choix du système représentatif électif au lendemain des révolutions américaine et française. Quel était l’objectif ? Tenir à l’écart le tumulte populaire. “Le gouvernement représentatif a été institué avec la claire conscience que les représentants élus seraient et devaient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisaient”. A la base de notre système démocratique actuel, il y avait donc, entre autres motifs, un réflexe aristocratique.

L’exploration historique que mène Van Reybrouck n’a pas pour seul objectif de nous démontrer que notre démocratie actuelle ne serait au fond que la résultante d’un concours de circonstances fortuit au cours des deux derniers siècles, elle retrace aussi la genèse d’une pratique qu’il va ensuite s’employer à envisager comme l’un des remèdes au syndrome de fatigue démocratique : le tirage au sort.

Institué dans la Grèce antique, le tirage au sort permettait l’absence de distinction entre politiciens et citoyens, entre administrateurs et administrés, entre  potentats et sujets. “Tirage au sort et rotation étaient vraiment au cœur du système démocratique athénien”, réputé comme étant le berceau de la démocratie moderne. Cependant, “le système athénien était plus pragmatique que dogmatique. Il ne procédait pas d’une théorie, il était fondé sur l’expérience. Par exemple, on ne tirait pas au sort les plus hautes fonctions militaires et financières. Là, le recours à l’élection et la rotation n’était pas obligatoire”. L’auteur revient en détail sur le fonctionnement de ce système complexe et hybride entre élus et tirés au sort ainsi que les différentes assemblées qui le composaient. Il évoque aussi le tirage au sort pratiqué dans l’Italie de la Renaissance.

REMÈDES

Le terme démocratie délibérative désigne une démocratie où les citoyens non seulement votent pour des politiciens, mais parlent aussi entre eux et avec des experts. C’est une forme de démocratie au sein de laquelle les délibérations collectives occupant une place centrale et les participants formulent, en se fondant sur des informations et des argumentations, des solutions rationnelles, concrètes, pour relever les défis sociaux qui se posent. Afin d’éviter que quelques participants éloquents ne piratent le processus collectif, le travail se fait le plus souvent en sous-groupes, plus petits, avec des modérateurs professionnels et un scénario prédéfini.

L’américain James Fishkin fut l’un des premiers à remettre au goût du jour le tirage au sort en organisant aux États-Unis, malgré de nombreuses résistances, des assemblées citoyennes. Alors qu’un sondage avait précédemment rejeté la proposition, un échantillon représentatif de citoyens a fait du Texas l’État américain qui investit le plus dans les énergies renouvelables. “À travers les processus délibératifs, on parvient à trancher des propositions imbuvables. Les citoyens trouvent des solutions que les politiques ne trouvent pas”.[2]

David Van Reybrouck analyse cinq processus participatifs qui, à son avis, se détachent du lot, parce qu’ils étaient plus audacieux et déterminants, et avaient une envergure nationale. Deux se sont déroulés au Canada, les autres aux Pays-Bas, en Islande et en Irlande. Selon lui, l’aventure islandaise qui mena à adoption d’une nouvelle Constitution par référendum en 2012 constitue indéniablement l’exemple le plus réussi de démocratie délibérative. Malheureusement, le Parlement islandais bloque toujours l’adoption du texte. Cependant, même si des milliers de citoyens ont pu débattre au préalable sur les principes et les valeurs de la nouvelle Constitution, l’Assemblée constituante n’a pas été tirée au sort mais élue tandis que sept politiciens professionnels élaboraient des recommandations préliminaires.

RESTAURER LA CONFIANCE ENTRE ÉLUS ET CITOYENS

Suite à cette expérience, l’auteur conclut qu’il faut associer bien plus étroitement les élus mais il propose de mettre en place un tirage au sort des citoyens. Les processus ont de meilleures chances de réussite et de mise en œuvre, en y associant dès le début, les professionnels de  la politique. Dans l’expérience irlandaise, où il s’agissait aussi de rédiger une nouvelle Constitution, il ne fut pas question de demander à une poignée d’élus de formuler des recommandations préliminaires, mais la volonté délibérée de réunir des politiciens et des citoyens tout au long du parcours au sein d’une assemblée mixte : 66 citoyens et 33 politiciens professionnels ont délibéré ensemble pendant un an. Ce choix a favorisé une application rapide des décisions, a débarrassé les politiciens de leur appréhension vis-à-vis d’une participation citoyenne et a évité par la suite les sarcasmes des partis. La participation citoyenne peut renforcer la confiance mutuelle entre élus et citoyens. Un mécanisme de “freins et contrepoids” a empêché un petit nombre de participants de prendre l’ascendant, notamment la subdivision en sous-groupes et la ventilation de la décision.

ÉCUEILS

L’intérêt du tirage au sort est indéniable pour sortir de la léthargie dans laquelle est plongé notre système politique. Cependant, la démocratie délibérative pose un certain nombre de questions concernant sa mise en œuvre.

D’abord, il faut travailler l’égalité d’accès à ces dispositifs. Vincent Jacquet, doctorant en sciences politiques à l’UCL, a écrit sa thèse sur la réaction des citoyens tirés au sort pour des processus délibératifs, et a analysé les refus de participer des personnes tirées au sort lors du G1000, une expérience citoyenne organisée en 2011 à Bruxelles et dont David Van Reybrouck fut l’une des chevilles ouvrières. Les tirés au sort refusaient, nombreux, de prendre part au dispositif pour les raisons suivantes : la crainte de ne pas être compétent, l’appréhension et la difficulté de parler en public, l’absence de pouvoir réel de décision des comités délibératifs, le manque de temps et de moyens pour se consacrer à ces processus souvent longs.

La question de la représentativité des personnes tirées au sort pose aussi question. Pour éviter que les catégories dominantes – hommes blancs diplômés – soient surreprésentées dans ces panels, la question de l’échantillonnage est cruciale. D’une façon plus générale, comment inclure dans ces dispositifs les “sans- parts”, ceux qui n’ont pas accès à des droits plus fondamentaux ?

Ensuite, une tâche aussi ardue consistera sans doute à convaincre les médias et les politiciens : les médias d’être moins railleurs envers ces dispositifs si peu télégéniques car souvent longs et laborieux et sans célébrité à mettre sous la lumière des projecteurs. Il faudra sans doute bousculer davantage les professionnels de la politique pour les pousser à faire une place aux citoyens ordinaires dans les mécanismes institutionnels.

Pour en revenir aux deux critères fondamentaux cités par Van Reybrouck, si la légitimité du tirage au sort est incontestable, son efficacité doit encore faire ses preuves.


[1] Le taux de participation moyen est  passé  pour  la première fois en deçà de la barre des 90 %. C’est en région bruxelloise que ce taux a toujours été le plus bas. En additionnant l’abstention, les votes blancs et les votes nuls, près d’un électeur sur cinq n’a pas exprimé son choix en Belgique francophone. (Rim Ben Achour, “L’abstention électorale en Belgique : un phénomène récent”, Institut Emile Vandervelde, déc. 2012, www.iev

[2] “David Van Reybrouck : Contre les élections, pour la démocratie”, Le grand entretien de Mediapart, https:// blogs.mediapart.fr/, 29 février 2016.

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