La tragique explosion qui a dévasté le port de Beyrouth à la mi-août a ravivé, entre autres, la question du risque industriel. Entre libertés de développement économiques et sécurités des populations, dans quelles conditions ce risque est-il acceptable ? Quels enjeux politiques recouvre-t-il ?
UNE “SOCIÉTÉ DU RISQUE”… QUI ÉVACUE LES CONFLITS
Les années ‘80 ont vu la multiplication de publications scientifiques (sociologie, anthropologie, science politique) sur la question du “risque”. A l’époque, plutôt que de viser les risques naturels (tremblements de terre, inondations, ouragans…) ou professionnels, ce terme a le plus souvent été utilisé dans l’expression “risque industriel majeur”, qui englobe des risques liés à des technologies et à des activités industrielles. Bien que le concept de risque recoupe plusieurs phénomènes, il est alors souvent défini comme la probabilité de réalisation d’un événement multipliée par les conséquences (dommages) que cet événement pourrait avoir.[1]
La notion de risque remonte bien avant les années 1980 : depuis le XVIIIè siècle, des sociétés de prévoyance, des mutuelles ou des assurances existent pour prévenir des risques rencontrés par les individus au cours de leur existence. Mais les années 1980 ont été marquées par des catastrophes industrielles dont l’ampleur était jusqu’alors inégalée : la marée noire de l’Amoco Cadiz, la catastrophe de l’usine Seveso en Italie, l’accident de Three Mile Island… toutes eurent des conséquences pendant des décennies et sur une échelle territoriale nouvelle. On pourrait actualiser cette liste des risques concrétisés avec les catastrophes de Bhopal, AZF Toulouse, Fukushima et du port de Beyrouth; au cours de la dernière décennie, loin de disparaître, les accidents industriels ont augmenté de manière exponentielle en Asie du Sud-Est.[2]
L’ampleur nouvelle de certains risques a amené des penseurs comme Ulrich Beck à parler de “société du risque”. Avant de rentrer dans le vif de notre sujet, il convient de noter que ce point a fait – et fait encore – l’objet de très vives critiques. Beck présente le risque comme un “égalisateur social” : tout en reconnaissant que “pauvreté extrême et risque extrême s’attirent systématiquement”, il estime que “la pénurie est hiérarchique, le smog […] démocratique”, et que les “sociétés de risque ne sont justement pas des sociétés de classe” (elles deviennent selon lui des “communautés de danger”)[3] ou encore qu’ “il existe désormais une sorte de destin de l’être menacé […] auquel on ne peut échapper”, niant ainsi l’émancipation et le progrès social. Cette inscription dans un courant qui voit la fin des conflits de répartition a même entraîné la récupération de Beck par le patronat français et les tenants de la troisième voie.[4]
Les angles d’approche de la question du risque pourraient être multiples : construction sociale du risque, processus discursifs (comme est défini un risque ?), processus de légitimation, expertise, dispositifs de prévention, perception individuelle du risque, préparation des populations à l’accident, prise de décision… Pour dévoiler certains enjeux politiques portés par cette notion, nous faisons ici le choix de nous intéresser à la question de la couverture des risques industriels (et donc à la répartition de la responsabilité ainsi qu’à la réparation versée aux victimes) à travers l’utilisation d’un instrument particulier : les assurances. Quels enjeux politiques ce mécanisme recouvre-t-il ?
NAISSANCE DU SYSTÈME ASSURANTIEL
Utilisé dès le Moyen Âge pour couvrir les pertes du commerce maritime international liées aux orages, le système assurantiel est généralisé au XVIIe siècle en Grande-Bretagne face au risque d’incendie. Les historiens font ainsi remonter l’émergence du risque industriel à l’explosion de la poudrerie de Delft (1654) et au Great Fire de Londres (1666). Ces années sont aussi marquées par l’irruption des probabilités et des statistiques dans l’arithmétique politique.
En Grande-Bretagne, les compagnies d’assurance et de réassurance contribuent au développement industriel, malgré ses risques. Elles sont “appuyées sur un secteur financier particulièrement développé et très vite dirigé vers l’assurance-vie, interdite en France”.[5] Dans les cas où les risques sont trop grands pour les assureurs, “ce sont les industriels eux-mêmes qui suscitent la création de compagnies. C’est ainsi que naît Phoenix, en 1781, pour assurer au départ l’industrie sucrière de Londres”.[6]
De son côté, la France privilégiait une approche des politiques publiques par rapport au risque industriel : ainsi, dès 1604, les exploitants miniers étaient obligés de prélever 1/30e de leurs recettes pour “entretenir au moins un prêtre et un chirurgien afin de soulager et de porter secours gratuitement aux blessés”.[7] Mais cette approche s’est révélée incapable d’indemniser les victimes des séries d’incendies touchant notamment les usines textiles au début du XIXe siècle. Sortant du cadre de la prévoyance mutualiste, les premières compagnies d’assurance sont donc autorisées, sous la pression des entreprises textiles. Le but était double : réparer les préjudices tout en évitant de faire porter sur les industriels une responsabilité qui leur aurait été fatale.
Après le risque d’incendie, d’explosion, de pertes de récoltes, ce fut au tour des contrats de travail et des risques professionnels d’être régis par des assurances privées, autour de 1900.[8] Il faut d’ailleurs noter un lien fort entre accidents au travail et accidents industriels : les ouvriers sont les premiers affectés par un accident industriel et, par ailleurs, un accident au travail peut engendrer un accident industriel. Ce fut notamment le cas des accidents miniers, causés pour la plupart par les problèmes rencontrés par des enfants affectés à des tâches de transport ou de ventilation.
Selon Soraya Boudia et Nathalie Jas, le système assurantiel a donc permis de poursuivre des activités dangereuses, plutôt que de les interdire. Il a également amené à “une redéfinition de la faute et de la responsabilité, désormais reformulées dans un langage éliminant toute connotation politique ou morale. Seuls les abus étaient sanctionnés, c’est-à-dire les dégâts causés par des risques excédant ceux jugés “normaux” pour une activité donnée […]. Dans des situations de risque, il s’agit moins de nommer le coupable que de décider qui paie”.[9]
Basées sur la prévoyance libre et sur la recherche du profit, les assurances maladie, civile, vie, etc., sont entrées en concurrence avec des mutuelles, gérées par leurs membres, auxquelles sont rétrocédés les surplus accumulés (sous forme de baisse de cotisation ou de majoration des remboursements).
COLLECTIVISER LE FINANCEMENT DU RISQUE INDUSTRIEL
Quels sont les enjeux politiques liés à l’assurance des risques industriels ? Tout d’abord, la répartition financière de l’assurance même. Pour Thomas Le Roux, jusque dans les années 1850, “les gains générés par l’assurance des immeubles d’habitation compensent les pertes globales des dommages des secteurs industriels, ce qui permet au système industriel de fonctionner et aux entrepreneurs de minimiser globalement les frais relatifs aux dangers de leurs installations”[10]. Le coût de la “financiarisation du risque” est donc réparti progressivement entre un ensemble d’acteurs toujours plus nombreux, qui n’en sont pas forcément les responsables et en subissent même parfois les conséquences. Il existe peu de chiffres sur la situation à l’heure actuelle, les structures assurantielles s’étant complexifiées et spécialisées ; nous verrons dans la partie suivante que les finances publiques restent le dernier recours en cas d’insolvabilité.
Ensuite, l’organisation de la solvabilité : quel est le montant maximum que l’industriel doit verser en réparation ? Plus ce montant est élevé (surtout s’il dépasse les actifs de l’entreprise), moins un assureur sera enclin à accepter de s’engager seul. Enfin, la garantie de la couverture des victimes dans le méandre des procédures juridiques : dans certains régimes, les catastrophes technologiques ou naturelles sont couvertes par un tiers responsable (l’Etat), pour diminuer l’attente des victimes et couvrir les risques de non-identification ou d’insolvabilité des responsables.
Ces questions – responsabilités et réparations – se posent avec encore plus d’acuité pour des risques avec des probabilités extrêmement faibles, encore jamais réalisés, et résultant de longues chaînes de causalité. C’est cette impasse qui a mené au retour du principe de précaution dans les années 1980.
LES ASSURANCES DANS L’IMPASSE : LE CAS DU NUCLÉAIRE
Prenons un cas concret : Que se passerait-il en cas d’accident nucléaire sur une centrale située au cœur de l’Europe ? Il faudrait indemniser les dommages corporels, matériels, environnementaux, l’impact sur l’économie : des territoires agricoles touchés, le secteur touristique complètement détruit, des relocalisations des villes entières, un arrêt industriel… L’Institut français de Radioprotection (IRSN) a donné une fourchette d’estimation des coûts d’une telle catastrophe : entre 50 et 240 milliards d’euros pour un “accident grave” et plus de 430 milliards d’euros pour un accident “majeur” (de type Fukushima).
Qui supporterait ces coûts ? Les opérateurs de centrales nucléaires, l’Etat dans lequel se trouve la centrale touchée et d’autres Etats parties d’une des deux conventions internationales portant sur ce sujet. Ces conventions (dites de Paris et de Vienne) limitent la responsabilité civile de l’opérateur de la centrale nucléaire à un certain montant et à une certaine période temporelle.
Au début des années 2000, un protocole a été adopté pour harmoniser la hauteur des montants d’indemnisation : les opérateurs doivent s’assurer pour 700 millions d’euros ; l’Etat où se trouve la centrale prend en charge 500 millions d’euros supplémentaires et les autres Etats ayant ratifié la Convention participent à hauteur de 300 millions d’euros. On arriverait donc à une responsabilité de 1,5 milliards d’euros, si tous les pays ratifiaient ce protocole, ce qui reste encore très loin de la fourchette basse de 50 milliards d’euros dans le cas d’un accident “grave” (moins grave que Fukushima). A l’heure actuelle, tous les pays n’ont pas ratifié ce protocole et les régimes varient grandement : certains opérateurs de centrale nucléaire ont une responsabilité illimitée (comme en Allemagne), tandis que d’autres ont une responsabilité limitée (1,2 milliards d’euros pour la Belgique).
Comment s’assure un opérateur ? Prenons le cas du français EDF : EDF s’assure pour les dommages subis par ses centrales et pour sa responsabilité civile. Pour cette dernière, les sommes étant particulièrement élevées, les assurances se font elles-mêmes “réassurer” ou s’allient dans des “pools d’assurance nucléaire” (il en existe 27 à travers le monde) pour partager les risques. En plus de ce qui est couvert par la Convention de Paris, EDF s’est inscrite à des mutuelles d’exploitants (pour les dommages matériels et pour la responsabilité civile), ajoutant ainsi une capacité de plus de 600 millions d’euros. Il faut noter que, pour plusieurs opérateurs, les assurances nucléaires font l’objet d’ “optimisation” fiscale : EDF a par exemple créé des compagnies captives d’assurance et de réassurance au Luxembourg et en Irlande (respectivement Océane Ré et Wagram Assurance), ce qui lui permet de garder une partie de la trésorerie dans le groupe tout en bénéficiant d’avantages fiscaux.[11] Selon la Revue Banque, “l’évaluation globale de ces montages par le marché […] est qu’ils sont ‘complexes et dangereux’, et qu’en réalité, ils révèlent bien qu’EDF estime que l’État viendra, en cas de difficulté, régler les besoins de financement des sinistres”.[12]
En Belgique, la responsabilité de l’exploitant est limitée à 1,2 milliards d’euros. Le plafonnement a toujours été l’enjeu d’un travail de lobbying intense de la part du pool d’assurance nucléaire belge SYBAN.[13] La couverture de la responsabilité civile nucléaire pour les dommages corporels a été étendue en 2004 de 10 à 30 ans; mais le SPF Economie reconnaît que “la traduction de cette disposition dans le corpus législatif des Etats s’est heurtée à des problèmes d’assurabilité”. Jusqu’à l’entrée en vigueur de ce protocole, c’est l’Etat belge qui est donc appelé à la rescousse et assure la réparation de ces dommages.
On retrouve, à travers ce cas particulier, une constante du risque industriel majeur : dans le cas d’un accident nucléaire, l’ensemble des acteurs s’accorde à dire que l’intervention de l’Etat sera alors indispensable.
Analysons plus précisément ce qui a été en jeu pour l’accident de Fukushima : tout d’abord, l’accident étant déclenché par une catastrophe naturelle (séisme + tsunami), il n’était normalement pas couvert en responsabilité civile.[14] [15]
Si l’opérateur de la centrale de Fukushima (TEPCO) a pris en charge une partie de l’indemnisation des victimes, pour ne pas ajouter au scandale de la gestion post-accidentelle, le Financial Times note toutefois que seul 20 % de l’indemnisation totale, qui dépasse les 100 milliards de dollars, a été payée par l’entreprise.[16] Officiellement, TEPCO doit porter une responsabilité civile illimitée ; mais ses actifs ne le sont pas. Selon une loi datant de 2009, TEPCO n’est assuré par des compagnies privées que pour un montant de 1,1 milliard de dollars : soit cent fois moins que les dommages comptabilisés jusqu’à maintenant. Le gouvernement japonais a donc dû lui éviter la faillite en augmentant son capital et devenant son principal actionnaire. Une partie des dommages liés à l’accident a également été remboursée par une série d’emprunts d’Etat et, en août 2011, un fonds d’indemnisation a été créé, financé par le gouvernement (et donc par l’ensemble des citoyens japonais) et les compagnies d’électricité, qui ont été autorisées à augmenter leurs tarifs. “Ce que démontre l’accident de Fukushima, c’est que l’intervention de l’État, au-delà des 1,5 milliard d’euros du Protocole est inéluctable : l’État reste le garant ultime de l’indemnisation des victimes”.[17]
L’exemple du nucléaire semble nous ramener à une opposition entre risque et incertitude : “le risque, ce sont les alternatives futures que l’on peut probabiliser et contre lesquelles on peut se prémunir, par exemple en s’assurant contre les mauvais coups du sort : ici, les calculs et la stratégie sont possibles. L’incertitude, au contraire, ce sont les alternatives sur lesquelles nous n’avons pas le début de l’idée d’une probabilité”.[18] Cette incertitude se retrouve dans le débat existant autour du calcul de la probabilité d’un accident nucléaire. Deux écoles s’opposent : un calcul sur base de scénarios d’accidents ou un calcul sur base des accidents survenus. Pour un accident majeur (un accident grave non maîtrisé et conduisant à d’importants rejets de radioactivité), la première méthode arrive à une probabilité de moins de un pour un million d’années de fonctionnement de réacteurs, ce qui représenterait environ 0,014 accident majeur pour l’ensemble du parc mondial, en fonctionnement pendant 31 ans. Or, jusqu’en 2011, quatre réacteurs avaient déjà connu des accidents majeurs (Tchernobyl et les trois réacteurs de Fukushima), soit une probabilité 280 fois supérieure…[19]
Dans le cas d’une activité industrielle dont les conséquences peuvent s’avérer catastrophiques et dépasser toute capacité privée d’indemnisation, à quel moment la responsabilité d’une entreprise est-elle dégagée et passe-t-elle dans les mains publiques ? Comment de telles activités peuvent-elles être privatisées, sachant que le caractère essentiel et inéluctable de l’intervention publique en cas d’accident est unanimement reconnu ?
[1] Jens O. Zinn, Social Theories of Risk and Uncertainty : An Introduction. Oxford : Blackwell Publishing, 2008, pp. 1-17.
[2] Thomas Le Roux, “L’émergence du risque industriel (France, Grande-Bretagne, XVIIIe – XIXe siècle)”, Le Mouvement Social, 249, 2014, pp. 3-20.
[3] “À plusieurs voix sur La société du risque”, Mouvements, vol. no21-22, no. 3, 2002, pp. 162-177.
[4] Ibidem.
[5] Geoffrey Clark, Betting on lives : the culture of life insurance in England, 1695-1775, Manchester : Manchester university press, 1999.
[6] Thomas Le Roux, op.cit.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Soraya Boudia, Nathalie Jas, “Introduction: Risk and ‘Risk Society’ in Historical Perspective”, History and Technology, 23:4, 2007, pp 317-331.
[10] Thomas Le Roux, op.cit.
[11] “EDF effectuerait de l’optimisation fiscale”, BFM Business, 2014.
[12] “Risque nucléaire : des préoccupations publiques ou privées ?”, Revue Banque, 2018.
[13] Michael Faure, Roger Van Den Bergh, “Liability for nuclear accidents in Belgium from an interest group perspective”, International Review of Law and Economics, 10, 1992, p. 241-254.
[14] Ximena Vásquez-Maignan, “Fukushima : liability and compensation”, Facts and opinion, NEA News, 29, 2011.
[15] Alors que les probabilités de séisme extrême sont particulièrement élevées au Japon, cela n’a pas empêché l’implantation d’industries dangereuses (terminaux méthaniers, centrales nucléaires).
[16] “C’est le contribuable japonais qui règle la facture”, Courrier international, 2016.
[17] Revue Banque, op.cit.
[18] Louis Chauvel, Christophe Rameaux, “À plusieurs voix sur la société du risque”, ibid.
[19] Bernard Laponche, Benjamin Dessus, “Accident nucléaire : une certitude statistique”, Libération, 2011.
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