HUILE OU GRAIN DE SABLE ? QUE FAIT L’ASSOCIATIF AUX ROUAGES DU SYSTÈME ?

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017, Social

Historiquement, une part importante du secteur associatif s’est constitué sur base de revendications et de mobilisations militantes. Aux débuts des années ’70, apparaissent des préoccupations nouvelles qui donnent naissance à un ensemble d’acteurs collectifs résolus à apporter des solutions pratiques mais aussi à bousculer les équilibres socio- économiques et sociopolitiques dans le sens d’une plus large participation populaire et d’une plus grande justice sociale.[1] L’accueil des migrants, l’alphabétisation, l’éducation permanente sont autant de secteurs qui se structurent à ce moment. Une seconde vague de formalisation des revendications portées par des mouvements issus de la “société civile” aboutira, dans les années qui suivent, à la création d’autres structures comme les plannings familiaux, les services de santé mentale, l’aide aux toxicomanes, les maisons médicales, etc.

L’ensemble de ce mouvement  peut  être vu comme un succès en termes d’action sociale et politique : des problèmes touchant les franges les plus démunies ou opprimées de la société (femmes, migrants, pauvres) sont portés sur la place publique, des opinions minoritaires sont reconnues, des services sont offerts, des financements sont alloués ; bref, il est apporté des correctifs important au fonctionnement de la société de l’époque.

Il faut remarquer que ces progrès adviennent au moment même où le modèle de l’État providence entre en crise. Les bases du contrat social de la société salariale, le plein emploi et une redistribution des richesses acceptables par la majorité de la population, sont de moins en moins assurées. Cette relation, ouverte à la critique voire à la contestation, entre l’État et un secteur associatif néanmoins subsidié ne se retrouvera plus.

Dans un contexte de croissance économique ralentie et de progression explosive du chômage, l’État se concentre, depuis les années ’90, sur un rôle d’activateur en faveur des “productifs” et de contrôleur  des “surnuméraires”.[2] La mise en place de l’État social actif, que l’on pourrait aussi nommer social-sécuritaire ou néo-libéral, coïncide avec la professionnalisation du mouvement associatif et son institutionnalisation. La majorité des associations s’est engagée dans une relation  d’allégeance au politique, devenant les auxiliaires des pouvoirs publics pour les missions qu’elles avaient elles-mêmes contribué à définir mais aussi dans un rôle de prise en charge de la relégation et de gestion de la désinsertion.

ENTRE MILITANCE ET INSTITUTIONNALISATION : LES RAPPORTS AMBIGUS DE L’ASSOCIATIF ET DE L’ÉTAT

Dès les années ’70 pourtant, les critiques avaient fusé à propos de la place que le mouvement associatif acceptait d’occuper. La lecture du numéro de la revue Esprit consacré au travail social en 1972 nous rappelle que la généralisation de celui-ci pouvait déjà être analysée comme un “pseudo-colonialisme, [dans lequel] les travailleurs sociaux répéteraient les Services des Affaires Indigènes ; il s’agirait cette fois de civiliser et de pacifier ces groupes marginaux, si semblables aux inquiétantes tribus de l’ancien empire.”[3]

Une tension, quasi constitutive de l’identité du secteur, a, il est vrai, toujours existé entre une vision du travail associatif comme entreprise de normalisation des marginalités sous couvert d’aide et la perception d’un rôle plus émancipateur et contestataire qui fait de l’associatif le défenseur et le soutien des déshérités et des exploités, leur support pour accroître leur pouvoir d’agir et reprendre la main sur leur destin. Selon le point de vue, le mouvement associatif serait ainsi l’huile qui fait tourner les rouages du système plus efficacement ou le grain de sable qui tente d’enrayer son fonctionnement.

Une critique plus fondamentale, portée  par Jacques Donzelot[4], invite à complexifier cette opposition, trop binaire, dans les termes des rapports qui se tissent entre  le social, le politique et l’économique et  qui marquent la nature du contrat social tout entier. Selon Donzelot, le modèle de l’État social repose sur un compromis qui exclut le politique de la sphère économique comme de la sphère sociale. Les questions qui relèvent de celles-ci n’ont pas à être traitées “politiquement” mais uniquement en termes techniques. Ce compromis est conforté par des corps intermédiaires qui sont garants des intérêts de la population ; les syndicats pour la question du travail, les travailleurs sociaux pour ce qui relève de la question sociale.

De ce point de vue, le mouvement associatif n’oscille pas entre confrontation et participation au système que l’État représente, il en fait partie à part entière en permettant que l’architecture globale des rapports sociaux ne soit remise en cause au nom des inégalités et des injustices. Plein–emploi, redistribution conséquente de la plus-value, attention aux plus défavorisés et aux minorités et encadrement régulé des volontés populaires de changement vont de pair.

LA QUESTION VIVE DU POLITIQUE

Au moment où le remplacement du compromis social-démocrate de l’État social par le compromis social-sécuritaire de l’État néo-libéral est consommé, la question de la participation du mouvement associatif à ce dernier se (re)pose de manière criante.

On peut passer sur la critique facile qui consisterait à reprocher aux associations de s’accommoder de l’augmentation constante des problèmes sociaux et de servir uniquement à gérer la misère et les inégalités générées par notre système de production et de (non)-redistribution (et qui oublie par ailleurs le soutien réel apporté aux personnes). La modification des relations entre les pouvoirs publics et le secteur associatif dans le sens d’une réduction de son autonomie, notamment via la mise en concurrence par la technique de la généralisation de l’appel à projet[5], fait jouer à plein les contraintes liées à la professionnalisation des services et minore leur capacité à peser sur le type de solutions à mettre en œuvre.

C’est précisément ce manque de pouvoir d’influence politique qu’il faut interroger. Quelles sont les marges de manœuvre de l’associatif aujourd’hui ? Quels sont encore les bénéfices et les avancées, pour lui-même et pour la part la plus défavorisée de la population ? Que retire le secteur associatif de sa participation au “système” ?

L’époque, c’est visible à bien des occasions, est marquée par la disjonction de plus en plus flagrante entre les sphères du social, de l’économique et du politique. L’économique ne répond qu’à ses logiques propres, celles de l’accumulation du profit. Le “social”, comme catégorie d’action, n’est plus en mesure ni de jouer son rôle de régulation entre l’économique et le politique, ni d’amortir les conséquences de l’extension infinie de la société de marché. Les organes politiques de représentation sont de moins en moins connectés aux désirs de la population et en mesure de garantir un bien commun. Dans le “compromis” néo-libéral, la contribution du secteur associatif à la régulation des marges du système n’est plus compensée par un transfert des fruits de l’activité économique à la plus grande part de la population, ni par une inclusion de ses intérêts dans les prises de décision.

De ces constats, le mouvement associatif doit tirer la force d’inventer et de mettre en place un rapport renouvelé à l’État, puisqu’il est illusoire aujourd’hui de vouloir agir sur les (dés)équilibres socioéconomiques. Refaire du social une question intrinsèquement politique, qui nous engage quant à la question de la définition du bien commun et des moyens d’y parvenir, semble une voie de sortie incontournable pour échapper au marasme ambiant. Vaillancourt et Laville l’écrivait déjà en 1998 : “la nouvelle question sociale amène à remettre en cause la séparation de la société civile et de l’État”.[6]

Encore faut-il savoir comment faire. Peut-être faut-il ici aussi retourner au texte de Donzelot qui proposait à l’époque trois axes d’action politique au travail social pour s’allier à la population dont on lui a donné la charge : dénonciation de toute injonction de renoncement à la déontologie professionnelle, “collaboration avec les formes nouvelles de lutte populaire”, “participation à la lutte idéologique contre toutes les formes de ségrégation des couches sociales auxquelles elles ont affaire”. Ce programme d’action, insuffisant en lui-même, peut être le début d’une inflexion ou d’un retour à certains principes d’action, comme celui du travail  communautaire  qui préfère à l’atomisation et à la normalisation par la réhabilitation, l’attention et le soutien aux ressources de la population. Le développement de l’économie sociale et solidaire, contre l’accumulation effrénée du profit, est également une autre façon de rebattre les cartes entre économie, social et politique.

Quelles que soient les voies empruntées,  il nous semble cependant indispensable qu’elles partagent comme horizon commun l’augmentation du pouvoir d’agir des démunis, l’égalité effective des droits et une redistribution des ressources plus équitable.


[1] Jacques Moriau, “Les quatre étapes de la gestion publique du secteur associatif à Bruxelles (1945-2015)”, Bruxelles Laïque Echos, n°96, janvier 2017, pp. 8-11.

[2] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[3] Paul Virilio, “Le jugement premier”, Esprit, avril-mai 1972, n° 4-5, p. 642.

[4] Jacques Donzelot, “Travail social et lutte politique”, Esprit, avril-mai 1972, n° 4-5, pp. 654-673.

[5] Jacques Moriau, “L’appel à projet : une nouvelle manière de réduire l’action associative ?”, Bruxelles Informations Sociales, décembre 2016, n°174, pp. 3-7.

[6] Yves Vaillancourt et Jean-Louis Laville, “Les  rapports  entre associations et État : un enjeu politique”, Revue du MAUSS, 1998, vol. 11, n°1, p. 127.

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