Compte-rendu de l’ouvrage de Mathieu Van Criekingen, Contre la gentrification. Convoitises et résistances dans les quartiers populaires, Paris, La Dispute/SNEDIT, 2021, 182 p.
Depuis quelques décennies, la gentrification est devenue un phénomène marquant des espaces urbains et un signifiant central dans les débats sur la ville. Forgée dans les années 1960 par la sociologue britannique Ruth Glass, elle désigne un processus de réhabilitation de quartiers populaires allant de pair avec un changement significatif dans leur composition sociale à la faveur de ménages plus nantis venant s’y installer. Certains y voient un concept purement descriptif dénotant certaines dynamiques urbaines aléatoires. D’autres la considèrent plutôt comme le signe d’un « renouveau urbain » qui rendra la ville plus compétitive, plus attrayante, plus innovante, plus mixte, plus durable… Dans son ouvrage Contre la gentrification, écrit à partir de Bruxelles, Mathieu Van Criekingen, professeur de géographie urbaine à l’Université Libre de Bruxelles, prend le contrepied de ces conceptions dépolitisantes en plaidant pour une compréhension de la gentrification en tant qu’affaire essentielle de justice sociale qui interpelle nos valeurs et exige une prise de position éthique et politique.
Pour convaincre le lecteur que dans la gentrification il en va de justice sociale, Van Criekingen suggère d’adopter sur ce phénomène la perspective des populations qui en subissent les conséquences, au lieu de prendre la perspective des groupes qui la font et en tirent profit. « Hausses des coûts du logement et des montants des loyers commerciaux, rachats d’immeubles ou de terrains industriels, réformes des règles d’urbanisme dans un sens favorable à la promotion immobilière, réaménagements d’espaces publics triant plus ou moins subtilement les usagers bienvenus, tolérés ou déclarés ‘‘indésirables’’, non-renouvellement de permis d’exploitation d’entreprises parfois installées de longue date, stigmatisation d’activités économiques au prétexte de leurs nuisances vis-à-vis de l’environnement local, privatisation d’équipements ou d’infrastructures, mise sous (techno)surveillance de portions d’espaces désormais jugées stratégiques pour le développement urbain, etc. » (pp. 16-17), autant de manières, du point de vue des anciens habitants, de les évincer de leurs espaces de vie, de rendre ces derniers inhabitables, et d’en bloquer l’accès pour de nouveaux arrivants moins nantis.
Afin d’exhiber la solidarité entre ces phénomènes disparates, Van Criekingen se repose sur deux options théoriques fondamentales. La première, plus générale, consiste à appréhender la vie de la société en tant que polarisée par des groupes aux intérêts distincts, en lutte les uns avec les autres, résultant en une distribution structurellement inégalitaire des richesses et des pouvoirs entre eux. La seconde option, plus spécifique à la problématique de l’ouvrage, consiste à appréhender l’espace urbain comme une production sociale, comme quelque chose qui non seulement porte l’empreinte des inégalités sociales, mais qui en est l’un des rouages, l’une des modalités de sa production et de reproduction : en somme, le résultat, inscrit dans l’espace, d’un ensemble de rapports de forces et de décisions prises par des agents sociaux ayant des intérêts et visions du monde distincts et dans certains cas antagoniques.
Dans ce cadre de pensée, le concept de gentrification dénote un processus par lequel les classes dominantes (en premier lieu les détenteurs de capitaux) exercent leur domination à l’encontre des classes dominées (en premier lieu les strates populaires), en s’appropriant et transformant en fonction de leurs intérêts de classe des espaces populaires qui ne leur appartenaient pas et où leur influence sur la vie quotidienne des résidents et usagers était jusqu’alors négligeable. Cette prise de possession s’opère sous la forme d’interventions dans la matérialité, l’organisation et l’usage de l’espace urbain. Elle va logiquement de pair avec la dépossession des résidents et des usagers de leur espace de vie, avec la modification plus ou moins sensible de leur environnement quotidien, et avec la diminution de leur prise pratique et politique sur cet environnement. Aux yeux de leurs habitants en effet, loin de l’image de « déserts urbains » véhiculés par les discours pro-gentrification, les quartiers populaires sont « des espaces d’ancrages positifs, supports d’attachements et d’identifications qui aident (…) à faire face à l’insécurité sociale » (p. 15.). Le concept de gentrification est donc par définition un concept critique : il vise à dévoiler et analyser des processus et des pratiques destructeurs d’espaces populaires qui renforcent les inégalités sociales, rendent la vie dans ces quartiers de plus en plus difficile, mais que les forces sociales qui les portent ont néanmoins intérêt à dépeindre sous des couleurs inoffensives, voire positives.
Le titre de l’ouvrage – Contre la gentrification – peut dès lors être interprété comme un rappel de l’impossible neutralité à l’égard de tels processus, que les agents sociaux qui les promeuvent cherchent néanmoins à naturaliser et à dépolitiser, à les présenter comme inéluctables, ou comme étant simplement d’ordre technique. Une des entraves à exposer la gentrification comme rouage et manifestation spatiaux de la domination de classe consiste précisément en l’ensemble des conceptions et représentations dépolitisées et dépolitisantes qui dépeignent ces processus en en effaçant la conflictualité intrinsèque. Ces conceptions et représentations se retrouvent aussi bien dans les discours des promoteurs immobiliers que chez un nombre d’urbanistes, de responsables politiques, ou encore de chercheurs universitaires. Le Chapitre 1 est consacré à la déconstruction de ces discours et à la formulation d’une conception intrinsèquement politique de la production de l’espace urbain.
Une seconde difficulté d’exhiber les mécanismes de gentrification pour ce qu’ils sont – une normalisation et un réaménagement contraints, violents, matériellement et symboliquement destructeurs, des usages sociaux d’espaces populaires en fonction des intérêts des classes dominantes – provient du caractère ordinaire et quotidien de la production de l’espace urbain qui n’a la plupart du temps rien de spectaculaire : les mécanismes en question découlent du fonctionnement normal et considéré comme légitime des institutions de la société de marché. Les objectiver n’est donc pas une entreprise allant de soi. Pour y parvenir, Van Criekingen formule l’hypothèse selon laquelle les processus de gentrification se nourrissent de trois sources, de trois « convoitises », qui doivent agir simultanément pour enclencher des processus de gentrification : (1) les « appétits spéculatifs de propriétaires de capitaux », auxquels le Chapitre 2 est consacré ; (2) les « désirs de centre-ville de populations à la fois dominantes et dominées », discutés dans le Chapitre 3 ; (3) les « politiques publiques qui (…) s’efforcent de revaloriser des espaces (…) comme des zones stratégiques de (re)développement urbain », traitées dans le Chapitre 4 (p. 22).
Reprenant à son compte la thèse du géographe britannique Neil Smith selon laquelle les processus de gentrification sont avant tout la fonction de mouvements de capitaux dans l’espace (et moins de l’évolution de préférences subjectives quant au lieu de l’habitat et d’activités économiques), le Chapitre 2 thématise « les appétits spéculatifs de propriétaires de capitaux » visant les quartiers populaires, en tant que les véritables moteurs de la revalorisation marchande de ces derniers et de la dépossession de leurs habitants et usagers ordinaires. Pourquoi ces appétits et les mouvements de capitaux vers les centres-villes sont-ils si fondamentaux pour les processus de gentrification ? La réponse réside dans l’institution du marché foncier. C’est en effet ce dernier qui réalise la constitution du sol urbain en propriété privée et en marchandise et qui rend par-là possible l’activité de spéculation foncière et immobilière à la racine de tout processus de gentrification. La spéculation foncière consiste à user de diverses procédures afin de prélever des rentes aussi hautes que possible sur une portion d’espace donnée. La valeur foncière des diverses portions du sol urbain – ce qu’on nomme leur rente de localisation – est sujette à des variations considérables en fonction de divers facteurs (notamment les politiques mises en place par la puissance publique). L’élément-clé pour un agent économique visant à réaliser un profit spéculatif est d’anticiper ces variations en s’appropriant des terrains dont la rente de localisation augmentera significativement dans l’avenir. Le géographe Neil Smith nomme le différentiel entre une rente de localisation actuelle et virtuelle « différentiel de rente foncière » (rent gap). C’est l’existence de ce différentiel et le potentiel que cela représente en termes de profits qui incitent le capital foncier et immobilier à investir les quartiers populaires, forçant ainsi sur tous les acteurs urbains un « régime de production de l’espace urbain dans lequel les logiques de valorisation lucrative du sol et du bâti font figure de boussole » (pp. 73-74).
À la suite de Neil Smith, Van Criekingen insiste fortement sur le fait que la seule existence d’un différentiel de rente de localisation ne peut jamais à elle seule impulser des dynamiques de gentrification. Comme il l’écrit, « le processus est chaque fois enclenché par une action sociale collective à l’échelle du quartier », plus précisément, par une « suite d’opérations et d’initiatives entreprises par un ensemble hétérogène d’acteurs, non coordonnées par une instance centralisatrice unique mais tous intéressés au relèvement des rentes de localisation d’un site » (p. 80) – ensemble qui comprend, outre les promoteurs immobiliers et les propriétaires d’immeubles, les populations qui viennent s’installer dans ces quartiers, ainsi que, de manière décisive, les pouvoirs publics locaux.
Les deux chapitres suivants portent précisément sur ces deux types d’acteurs en tant que facteurs constitutifs des processus de gentrification. Van Criekingen s’attaque d’abord à la question de savoir « qui sont les populations qui se tournent vers des quartiers populaires (…) ? » (p. 88). La réponse de l’auteur est qu’il s’agit des « catégories » ou « classes intermédiaires ». Celles-ci se caractérisent par une grande disparité en termes de situations socio-économique et familiale, de parcours migratoires, etc., mais ont néanmoins pour point commun décisif de disposer d’un capital culturel, relationnel et symbolique considérable. Leur rôle dans les processus de gentrification est avant tout la fonction de leur position intermédiaire et ambiguë dans les rapports de domination constitutifs de la société de marché, et plus spécifiquement de leur place sur le marché foncier et immobilier. D’après l’auteur, la principale raison pour laquelle les populations appartenant aux catégories intermédiaires investissent les quartiers populaires est que leurs revenus ne leur permettent pas de s’installer dans les quartiers plus prisés où ils préféreraient vivre. C’est donc cette « fermeture des espaces des classes dominantes » qui, selon un effet domino théorisé par le politiste Renaud Epstein, pousserait une partie des strates intermédiaires vers les quartiers populaires, évinçant à leur tour les habitants et usagers populaires de ceux-ci (p. 89).
L’installation des catégories intermédiaires dans les quartiers populaires entraîne inéluctablement des changements dans la physionomie de ces quartiers. En effet, chaque groupe social relativement distinct laisse une empreinte spécifique sur l’espace qu’il habite en fonction de normes sociales et symboliques qui lui sont propres, ainsi que des divers capitaux dont il dispose. Van Criekingen nomme l’activité de mise aux normes des espaces populaires exercée par ces populations « travail de gentrification » (p. 96), notion reprise à Anaïs Collet qui la définit comme un « véritable travail d’appropriation cognitive, affective, sociale et matérielle qui vise avant tout à résoudre l’écart entre l’espace auquel ils [les catégories intermédiaires] aspirent et l’espace auquel ils sont assignés par leur position sur le marché immobilier ». Il s’agit d’un travail « à la fois symbolique, matériel et social de reclassement et d’appropriation qui, articulé aux initiatives des élus et des professionnels de la ville, et en confrontation avec celui d’autres habitants, ‘‘fait’’ la gentrification ».[1]
Le Chapitre 4 s’attelle à articuler et détailler la place des pouvoirs publics dans les processus de gentrification. Van Criekingen commence par rappeler la thèse de Neil Smith selon laquelle tout processus de gentrification implique une stratégie collective dans laquelle le rôle de moteur des acteurs du marché ne peut s’exercer que si un cadre institutionnel et réglementaire adéquat est préalablement posé par les pouvoirs publics locaux. Or, ce rôle des pouvoirs publics dans les processus de gentrification n’est pas une évidence : il n’a pas toujours été tel et ne doit pas nécessairement le rester. Historiquement, son adoption est liée aux transformations néolibérales de l’État dans les dernières décennies. Il se manifeste notamment sous la forme de l’imaginaire entrepreneurial, notion forgée par David Harvey dans les années 1980. L’imaginaire entrepreneurial implique « l’adoption par les pouvoirs publics locaux de manières de penser et d’agir propres à des chefs d’entreprise et à leurs équipes de managers : gestion par projets, naturalisation de la concurrence, obsession de l’innovation et de l’image de marque, prise de risques financiers…, et, à l’inverse, désintérêt pour les services publics, la redistribution et la collaboration interurbaine ou interrégionale » (P. 106). Cette conception de la ville comme un composite de territoires fonciers à valoriser au plus haut potentiel de rente possible se concrétise dans des politiques d’attraction d’investissements qui passe par la modification des droits d’utilisation via le levier des règles urbanistiques, l’augmentation ciblée des avantages de situation des terrains à investir par le capital et l’intervention sur la notoriété des lieux à l’attention de populations issues des classes intermédiaires.
C’est une vertu majeure de l’ouvrage de Van Criekingen de ne pas omettre que les politiques de gentrification s’articulent de manière décisive à des logiques de domination et des formes de gouvernance des populations dont les enjeux et les impacts dépassent la portée des processus de gentrification eux-mêmes. Celles-ci ont pour rationalité commune de rendre la vie des populations sur lesquelles elles s’exercent difficilement vivable, voir invivable. Parmi ces logiques, Van Criekingen mentionne notamment les politiques anti-SDF, mais il s’attarde surtout sur l’infériorisation raciale des populations des quartiers populaires par divers dispositifs sécuritaires, notamment ceux mis en place à la suite des attentats terroristes de 2016 ayant frappé Bruxelles.
Bien que très critique à l’égard de l’ensemble de ces tendances qu’il qualifie de « guerre de basse intensité » contre les strates populaires et les minorités raciales (pp. 123-124), l’auteur ne perd pas de vue que les politiques publiques en matière d’urbanisme sont loin d’être univoques et ne promeuvent pas toutes la gentrification. L’on observe plutôt une ambivalence de ces politiques dont certaines favorisent, tandis que d’autres entravent ces processus. La politique du logement social, c’est-à-dire la création et le maintien d’un stock de logements dont le montant du loyer n’est pas sujet au marché immobilier et dont l’accès est limité aux ménages à bas revenus, est un bon exemple de l’existence de ce que l’on peut appeler une « politique de maintien en ville des classes populaires » (p. 122). Le problème, bien connu à Bruxelles, est que les moyens mis dans ces politiques sont structurellement insuffisants au regard des besoins, et que ces politiques sont de plus en plus marginalisées par les « stratégies collectives de gentrification ». Van Criekingen ne fournit pas d’indications quant à la raison de cette ambivalence et à ce déséquilibre entre ces deux types de politique (exclusion vs. maintien en ville des strates populaires), ce qui découle à notre sens du caractère peu articulé de sa conception de l’État. Une telle articulation pourrait pourtant fournir une grille de lecture plus fine et différenciée du rôle de l’État dans la lutte des classes (notamment de sa contribution à la production de l’espace urbain), de comment cette lutte se déroule au sein-même de l’État, dans et entre ses divers appareils (politiques sociales, politiques urbanistiques, etc.), et comment les luttes politiques en-dehors des appareils d’État (les usages populaires quotidiennes de l’espace, les mobilisations anti-gentrification, etc.) modifient les rapports de force au sein et entre ses institutions.
Il existe néanmoins des stratégies et des leviers anti-gentrification efficaces, discutés dans le Chapitre 6, intitulé de façon significative « La gentrification est évitable ». Van Criekingen s’y interroge sur « ce qui va ou peut aller à l’encontre de la gentrification » (p. 161). Un premier facteur anti-gentrification sont les luttes locales menées par les premiers concernés, les habitants et usagers ordinaires des quartiers populaires, pour la préservation de leurs espaces et moyens de vie. Un second facteur, auquel le chapitre 5 intitulé « Voir la gentrification d’en bas » est intégralement consacré, est ce qu’à la suite du géographe Mathieu Giroud l’auteur appelle des « continuités populaires » (p. 151). Celles-ci font référence au fait de maintenir les pratiques ordinaires des espaces publics par les habitants et usagers : « circuler (pour accompagner des enfants, par exemple), installer ou présenter des marchandises, passer du temps avec des voisins (…) », etc., pratiques qui contribuent au maintien des fonctions d’un espace donné de telle sorte à en préserver le caractère populaire. Le troisième facteur anti-gentrification se situe au niveau des luttes menées au sein des appareils d’État et se décline principalement en deux stratégies de démarchandisation du sol urbain que sont le logement social et la réglementation des montants des loyers sur le marché immobilier. Leur logique commune consiste à soustraire « le droit des propriétaires lucratifs de l’espace à en extraire des rentes indéfiniment et sans limites » et à « installer les conditions permettant l’usage de l’espace sans conditions préalable d’accès à des marchés fonciers ou immobiliers de plus en plus sélectifs » (p. 167).
Ces dernières considérations renvoient déjà vers la proposition conclusive de l’ouvrage de Van Criekingen, suggérant de réactualiser le sens original du concept de « droit à la ville », forgé dans les années 1960 par Henri Lefebvre, pour ainsi penser les luttes urbaines à partir de leurs enjeux plus généraux et leur inscription dans les structures de domination politiques plus englobantes. Le droit à la ville, dans son sens le plus général, porte ainsi « l’exigence d’une autre manière de produire la ville, une production de l’espace fondée sur des critères d’habitants (la ville comme lieu de vie sociale, économique, culturelle) plutôt que sur des critères d’investisseurs (la ville comme surface de circulation des marchandises, d’accumulation de capital et d’extraction de rentes) » (p. 172).
Au-delà de fournir une excellente introduction à la question de la gentrification et une puissante intervention dans ce champ de la géographie urbaine, Contre la gentrification de Mathieu Van Criekingen invite le lecteur à voir la ville dans son caractère éminemment politique en tant que cité, tout en incitant à la réflexivité concernant notre propre place dans ces dynamiques. Nous ne pouvons qu’en recommander très chaleureusement la lecture.
[1] Anaïs Collet, « Montreuil, ‘‘le 21e arrondissement de Paris’’ ? La gentrification ou la fabrication d’un quartier ancien de centre-ville », Actes de la recherche en sciences sociales, no. 5, 2012, p. 15, cité dans Mathieu Van Criekingen, Contre la gentrification, op. cit., p. 97.