L’ÉCOFASCISME, OU L’ACTUALISATION ÉCOLOGIQUE DE LA DOCTRINE FASCISTE

par | BLE, Extrémismes, Politique

Partout dans le monde, l’extrême droite semble hostile à toute politique écologique. La défense du mode de vie occidental, adossé aux énergies fossiles, semble en effet constituer sa priorité. Dans ses marges intellectuelles, l’extrême droite s’est pourtant lancée dans une vaste entreprise d’actualisation écologique de son socle idéologique. Ces renouvellements restent théoriques, mais risquent de bientôt se concrétiser, à mesure que la crise écologique s’aggrave.

Le risque écofasciste : une simple histoire de métaphore ?

Dans le champ politique francophone, l’écologie est naturellement affiliée à la gauche. Ce lien est d’abord politique, fruit des alliances répétées entre les organisations écologistes et socialistes. Il est également culturel, l’écologie partisane héritant des attributs progressistes de la gauche traditionnelle. Cette situation a imposé, dans l’imaginaire collectif, l’idée consensuelle selon laquelle l’écologie politique serait naturellement ancrée à gauche. Tout le champ politique semblait s’accorder sur ce point : même la droite manifestait fréquemment son hostilité vis-à-vis de toute mesure écologique, dont le fond politique était considéré comme tirant toujours vers la gauche. C’est précisément ce que traduit la métaphore de la pastèque, selon laquelle les écologistes seraient verts à l’extérieur, mais rouges à l’intérieur. Cette vision courante de l’écologie politique masque toutefois ses marges, notamment à l’extrême droite. En effet, une partie de celle-ci a sérieusement investi le problème écologique, depuis plusieurs décennies. Ce processus d’écologisation du fascisme a débuté dans les années 1980, lorsque la Nouvelle Droite, un groupe d’intellectuels, a radicalement changé de posture vis-à-vis de la destruction du monde vivant. Aujourd’hui, il se prolonge au sein de forces politiques importantes, comme le Rassemblement National en France, dont l’essayiste Hervé Juvin est désormais une figure importante. Désormais député européen, ce dernier a auparavant théorisé une conception identitaire du “localisme” écologique. Le danger que représente l’écofascisme ne résulte toutefois pas seulement de ce processus interne à l’extrême droite, mais aussi d’un autre processus externe à celle-ci, et qui s’apparente plutôt à une fascisation de l’écologie.

Fascisation de l’écologie, éco-logisation du fascisme

Dès le départ, le concept d’écofascisme fut flou. Ses premières formulations, dans la décennie des années 1970, appréhendaient plutôt celui-ci comme un “fascisme technocratique” (ou “technofascisme”) ayant pour objectif de gérer la rareté des ressources dans un monde en ruines, sur le plan écologique. Ainsi, Bernard Charbonneau écrivait en 1980 que cet écofascisme pourrait être aussi bien de droite que de gauche, puisque sa caractéristique première serait d’être technocratique. Le terme de fascisme est ainsi utilisé dans son sens d’insulte politique et l’écofascisme est alors déconnecté des fascismes historiques. Cette première formulation du concept d’écofascisme s’élargit progressivement depuis les années 1980, par l’intégration des raisonnements écomalthusiens[1] qui s’ajoutent, petit à petit, aux préoccupations technocritiques[2] initiales. Cette fois, le concept d’écofascisme est toujours déconnecté des fascismes historiques, mais son lien avec les renouvellements de la doctrine et du mouvement fascistes sont largement explicités.[3] Plus récemment, il faut aussi mentionner la misanthropie écologique (selon laquelle “l’être humain détruit inévitablement son environnement”) et les revendications écologistes de nature autoritaire (comme celle d’une “dictature écologique”) parmi les positions politiques aujourd’hui considérées comme “écofascistes” parmi les écologistes et/ou antifascistes. L’amalgame de toutes ces formes réactionnaires et/ou autoritaires d’écologie politique pose toutefois des problèmes, dès lors que ce flou masque d’autres appropriations idéologiques de l’enjeu écologique, notamment au sein de l’extrême droite elle-même.

Malgré son positionnement presque évident à gauche, l’écologie politique repose sur un certain nombre d’ambiguïtés conceptuelles. Celles-ci sont probablement inévitables, dès lors que les écologistes revendiquent une autre cartographie du champ politique, qui ne répondrait plus aux logiques droite/gauche ou progressiste/conservateur. Certaines de ces ambiguïtés pouvant parfois résulter en le passage à l’extrême droite de certaines personnes, il est possible de parler de fascisation de l’écologie. L’exemple de la décroissance est particulièrement représentatif : projet ouvertement socialiste lors de sa première formulation, il s’est rapidement désencastré de son socle social et politique pour devenir un objectif strictement économique, laissant ainsi la porte ouverte à d’autres registres de justification de la décroissance, issus de l’extrême droite. Mobiliser ici la notion de fascisation ne signifie pas que tout recours à la décroissance fait basculer vers l’extrême droite, mais que ce glissement est une possibilité à ne pas négliger. Derrière cet exemple saillant, une multitude d’autres concepts présente de profondes ambiguïtés reflétant la dangereuse fascisation de l’écologie.

L’étude du fascisme ouvre sur d’houleux débats historiographiques.[4] Bien qu’aucune définition consensuelle de celui-ci n’en émerge, les analyses multidimensionnelles du phénomène apparaissent comme les plus pertinentes. En effet, le fascisme n’est pas seulement une idéologie, un mouvement politique ou un régime particulier, mais il agrège ces trois dimensions.[5] Elles ne peuvent ainsi être étudiées séparément l’une de l’autre, car cela reviendrait à négliger l’importance du contexte historique dans la construction des idéologies et mouvements politiques. Le processus d’écologisation du fascisme doit être analysé dans cette perspective, en prêtant attention aux continuités et discontinuités entre la doctrine fasciste initiale et son renouvellement écologique.

L’enracinement, de la métaphore au projet politique

Conceptuellement, la doctrine écofasciste repose en grande partie sur l’idée d’enracinement. Celle-ci est courante à l’extrême droite, mais s’apparentait jusqu’alors à une métaphore : comme les plantes, les êtres humains auraient des racines, qui les lieraient au sol qui les a vus naître. Dans le cas des plantes, ce lien est présenté comme insécable, au risque de la tuer lorsqu’elle est déracinée. L’humanité ne serait pas différente : chaque personne est liée à son sol et ne devrait pas le quitter, sous aucun prétexte. Ce raisonnement fonde le rejet absolu de toute immigration, celle-ci étant alors appréhendée comme le déplacement d’êtres humains déracinés, qui n’auraient rien à faire sur un sol qui ne serait pas le leur. Ainsi conçu, l’enracinement est alors une métaphore qui révèle un rapport spécifique à la nature. Celle-ci apparaît comme un ordre, indépassable, dont les sociétés humaines devraient respecter la hiérarchie sociale, raciale et sexuelle. Dans la doctrine nazie, la nature était ainsi, à la fois, le berceau des cultures humaines (et notamment la culture germanique) et le théâtre territorial de la guerre des races[6], les plus puissantes d’entre elles étant supposées avoir droit à leur espace vital – selon une métaphore écologique. Celui-ci correspondrait ainsi au territoire auquel les races seraient enracinées.

Le geste théorique fondamental de l’éco-fascisme consiste à prendre au sérieux le concept d’enracinement, en ne faisant plus de celui-ci une simple métaphore : non seulement, il faut défendre les prétendues races (ou cultures) humaines parce qu’elles seraient naturelles, mais il faut également défendre les “natures” locales dont seraient issues les races (ou les cultures). Si la nature est effectivement la source de la race, alors elle est digne d’intérêt en elle-même. Elle n’est pas que le support matériel des communautés humaines, mais également l’origine hiérarchique et territoriale de celles-ci. Pour les écofascistes, la crise écologique apparaît ainsi comme un dépassement de cet ordre naturel : les sociétés humaines modernes auraient transgressé l’organisation jugée naturelle des groupes humains, selon laquelle les races/cultures ne se mélangent pas et les hommes dominent les femmes. Les continuités et discontinuités avec le fascisme traditionnel apparaissent ainsi clairement : l’écofascisme en reprend les grands concepts et les principales orientations, mais il les investit d’un nouveau sens “écologique” en retournant un certain nombre de références métaphoriques à la nature, considérée comme un ordre moral à ne pas dépasser.

D’autres métaphores, pour d’autres rapports au territoire

Renouveler le rapport au “territoire” apparaît aujourd’hui comme un lieu commun des pensées et stratégies écologistes. D’une certaine manière, cette réflexivité territoriale apparaît comme une nouvelle manifestation du localisme fondateur de l’écologie politique. Les principales figures contemporaines de la pensée écologiste francophone ont ainsi investi le concept de territoire depuis quelques années. Bruno Latour, le plus visible d’entre eux, propose notamment de (re)valoriser les “attachements” au territoire.[7] Derrière lui, une multitude d’universitaires se sont également emparé de ce nouveau thème territorial – par exemple lors du colloque “Attachements aux territoires ?”, organisé à Liège du 23 au 25 octobre 2019. Dans la plupart des cas, les formes écologiquement valorisées d’attachement au territoire ne sont pas qualifiées : considérer qu’un attachement au territoire est nécessaire sur le plan écologique apparaît en effet comme un lieu commun, le véritable débat politique se situant plutôt au niveau des sources et justifications de cet attachement. Parmi ces dernières, l’enracinement apparaît régulièrement.

Tel qu’il est promu par les écologistes n’étant pas écofascistes, l’enracinement prend alors un sens différent : il ne désigne pas un lien insécable entre l’humain et “son” sol, mais s’apparente au contraire au fait de “prendre racine” dans un territoire, sans lien nécessaire aux origines. Il se rapproche beaucoup plus de la conception géographique du territoire, qui considère celui-ci comme une appropriation individuelle et collective. En effet, le territoire n’est pas un donné, mais bien une construction humaine, composée à partir de contraintes terrestres que l’organisation sociale de l’humanité, à différentes échelles, peut permettre d’appréhender.

L’enracinement n’est pas la seule métaphore pouvant témoigner d’un attachement au territoire, une autre couramment mobilisée étant l’ancrage. Les deux idées d’ancrage et d’enracinement sont souvent présentées comme analogues, voire interchangeables : “prendre racine” dans un nouveau lieu reviendrait presque à “jeter l’ancre” dans une nouvelle baie. Leurs potentiels métaphoriques sont pourtant relativement différents, dès lors qu’ils ne sont pas frappés par le même niveau d’ambivalence. L’image de l’ancrage est relativement claire, la navigation étant historiquement apparue comme un symbole politique de liberté. Les marins sont libres de jeter l’ancre (presque) où ils le veulent, en fonction de leurs intérêts et volontés. Au contraire, l’image de l’enracinement mêle les imaginaires politiques divergents précédemment exposés : les racines insécables qui émergeraient du sol et le projet politique consistant à “prendre racine” sont diamétralement opposés sur le plan théorique, mais leurs usages concrets se mêlent et sont difficilement distinguables.

La politique n’étant pas une simple affaire de métaphores, il importe d’évaluer les conséquences concrètes qu’ont déjà (et pourraient encore avoir) ces dernières sur les vies humaines. La plus saillante des conséquences de la doctrine écofasciste est également la plus terrifiante : si l’on en croit son manifeste, Payton Gendron, le terroriste suprémaciste ayant perpétré la tuerie de Buffalo le 14 mai dernier, était sensible aux métaphores écofascistes. Ce massacre raciste de 10 personnes afro-américaines n’est pas le premier commis au nom d’une idéologie présentée comme environnementale. Avant Gendron, les tueries terroristes de Brenton Tarrant à Christchurch ou Patrick Wood Crusius à El Paso mobilisaient déjà un argumentaire mêlant écologie et suprémacisme blanc. Fréquemment présentés comme des loups solitaires, ces terroristes sont en réalité l’expression la plus saillante d’une doctrine plus largement diffusée dans la société. Si toutes les personnes en étant adeptes ne passeront à l’acte, il existe un continuum politique évident entre les terroristes et leurs soutiens à travers le monde. En Europe comme aux Etats-Unis, il existe d’ores et déjà des communautés écofascistes, qui revendiquent leur enracinement territorial et sont organisées selon des principes hiérarchiques. Plus la crise écologique s’aggrave, plus ces communautés enracinées risquent de se développer, au croisement des processus de fascisation de l’écologie et d’écologisation du fascisme. Contre cette tendance, il importe de clarifier le discours écologique pour rendre à nouveau visible sa dimension émancipatrice pour toutes et tous.


[1] Autrement dit, l’usage du malthusianisme dans une perspective écologique, telle que la restriction démographique au profit de la sauvegarde de la nature.

[2] Néologisme désignant un courant critique du “progrès technique” et de son expansion, des effets de la Révolution Industrielle et de la grande accélération technologique ayant eu lieu après la Seconde guerre mondiale. [Ndlr]

[3] Les travaux sur le suprémacisme blanc du biologiste Garrett Hardin sont un bon exemple des analyses de ces renouvellements, voir Fabien Locher, “Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs””,
Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 60-1, n°1, 2013, p. 7-36.

[4] Olivier Forlin, Le fascisme, La Découverte, 2012.

[5] Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, 2018.

[6] Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.

[7] Le philosophe s’est ouvertement engagé dans ce travail conceptuel et politique depuis 2017, année de parution de son ouvrage Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, et poursuivi depuis dans divers articles, entretiens et nouveaux ouvrages.  

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