LIVRE-EXAMEN : L’ENFANT INTERDIT. COMMENT LA PÉDOPHILIE EST DEVENUE SCANDALEUSE

par | BLE, DEC 2020, Justice

Auteur : Pierre Verdrager (2012)

L’étude sociologique sur des thématiques taboues est un exercice qui relève d’une rigueur et d’une clarté sans compromis. Sans jugement, sans complaisance ni sensationnalisme, Pierre Verdrager a livré en 2012 un travail précis et documenté qui concerne une séquence particulière dans l’histoire des tabous contemporains. Un exemple de pensée scientifique et de rationalité critique trop peu présentes dans l’espace de la discussion publique. Comment une séquence de légitimation de la pédophilie a-t-elle pu émerger il y a moins de 50 ans ? Comment a-t-elle échoué ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Le présent article en propose une synthèse agrémentée de quelques questions que l’on pourrait poser dans le débat public actuel.

LA PERCÉE ET LA DÉROUTE

L’analyse de Pierre Verdrager prend place dans les années 1970 à 1980, période durant laquelle un discours inédit sur la pédophilie voit le jour, ainsi que dans les années suivantes qui ont connu la déroute et la mort du mouvement pro-pédophile. Voici en résumé ce qu’elle contient :

Dans la foulée des revendications de mai 68 et la déconstruction des dominations et des normes de l’époque, on a assisté à l’émergence d’un discours autour de la pédophilie, de sa définition et de sa place dans la société qui semble, aujourd’hui, inconcevable.

Dans ces temps de  révoltes  sociales  et sociétales, la pensée intellectuelle critique a été riche en conceptualisation des structures sociales et en remise en question de leur “allant de soi”. Libération sexuelle, expérimentation des mœurs, dénonciation des institutions… des mouvements dont la portée a profité à un mouvement aujourd’hui très marginalisé, le mouvement pro-pédophile. S’appuyant sur la vague de déconstruction sociétale, la question de la définition de la pédophilie, dans une conception non pathologique, mais bien progressiste, a pu s’imposer comme légitime en France durant cette période de tumultes et de mutation.

Circonscrire la légitimé de la pédophilie s’est beaucoup construit par la définition dégradante de leurs détracteurs, qui auraient hier persécuté les communistes, condamné la masturbation ou brûlé les sorcières, cultiveraient une forme de racisme ou encore d’homophobie. En faisant cette équivalence, le rejet de la pédophilie devenait donc selon cette logique illégitime, au même titre que les rejets précédents.

Dans le travail de déconstruction des normes sociales, la légitimation de la pédophilie était présentée comme un progrès humain en devenir, qui serait le fruit d’un processus d’émancipation à gagner progressivement.

S’appuyant principalement sur les théories des dominations de Marx et de la sexualité infantile de Freud, le discours consistant à faire de la pédophilie un objet politique se retrouve dans les écrits d’écrivains, de psychologues et de philosophes, dont Michel Foucault ou encore Elisabeth Badinter. On y trouve principalement  des arguments constructionnistes, les notions de famille et de sexualité étant contingentes, la pédophilie le serait également, ce qui revient à se libérer de ce tabou.

Il faut par ailleurs entendre que cette mouvance affirmait également libérer les enfants de la dénégation de leur sexualité, leur offrant ainsi une échappatoire à la domination et l’aliénation parentale. La possibilité des relations sexuelles entre enfants et adultes étaient vus comme un bienfait pour la société dans son entièreté. Les arguments pro-pédophiles se construisaient dès lors à partir de toutes les disciplines : biologie, psychologie, psychanalyse, sexologie, histoire, anthropologie… Et bien entendu la littérature, cercle au sein duquel la pédophilie pouvait être considérée comme propre à une posture d’artiste, d’esthète libéré de la morale, des illusions médiatiques et de la bien-pensance.

On peut dès lors se demander quelle était la portée de ces discours au sein de la population large ? Quels ont été ses relais médiatiques ?

On trouve au cours de ces années la publication de quelques magazines spécialisés, proposant une iconographie consacrée. Le propos est défendu par ailleurs un soutien qui n’est ni généralisé ni marginal au sein de la presse gay. En effet, il existe à cette époque une alliance objective entre ces deux mouvements, voire une considération par certains  que la question pédophile est une question homosexuelle, bref comme si la pédophilie s’inscrivait légitimement dans le mouvement de libération sexuelle en œuvre à l’époque, parallèlement aux luttes sociales.

En termes de revues spécifiques, l’auteur pointe également la présence d’articles consacrés dans des revues consacrées à l’éducation ou encore au travail social.

Mais le sujet pédophile comme question sociétale se retrouve également dans les colonnes de grands journaux. Dans Libération, on peut lire des témoignages d’enfants ayant vécu des expériences amoureuses avec des adultes. Le rejet du système judiciaire étant très prégnant, on peut aussi y retrouver  des  prises  de position de défense de pédophiles dans des affaires en cours. La critique du capitalisme étend par ailleurs sa logique à celle de parents qui se comporteraient en propriétaires de leurs enfants. Le journal Le Monde tient une ligne à peu près similaire, et offre à Gabriel Matzneff une chronique jusqu’en 1982.

Cependant, il serait faux de penser que la valorisation de la pédophilie n’aurait été active qu’à travers un discours égalitariste entre adultes et enfants au sein d’une pensée plutôt ancrée à gauche. En effet, la droite, et plutôt son extrême, a également défendu pour partie la pratique pédophile au nom d’un principe quasi-symétrique à celui de l’égalité, à savoir la promotion d’une forme de distinction, de singularité d’une pratique de l’élite qui se tiendrait – à distance de la petite bourgeoisie bien- pensante.

Ainsi donc, si l’ensemble de la société était loin d’adhérer à la normalisation, le débat en lui-même était bien présent, et légitimé par la présence même de cette discussion et par sa promotion au sein des discours intellectuels, artistiques, activistes et médiatiques.

On le voit pourtant, ce projet politique n’a pas abouti.

LA DÉROUTE ET LE SCANDALE

Aujourd’hui pourtant, force est de constater que cette entreprise de légitimation n’a pas eu gain de cause.

Progressivement, les causes homosexuelles et pédophiles se sont détachées et leur confusion est rejetée. De plus, l’agenda de la communauté homosexuelle militante est occupé par d’autres causes, bien plus fédératrices,

comme celle du VIH. Par ailleurs, nombres d’acteurs opèrent des retournements et condamnent la pédophilie au cours des années 1980-90. La multiplication des associations de défense de l’enfance, la mort d’acteurs importants et les fragilités au sein même du mouvement finiront par avoir raison de la cause.

Ce qui  avait  été  considéré  comme une lutte politique se dépolitise et la pédophilie perd dès lors ses attraits de lutte sociétale progressiste.

Enfin, la pédophilie, contrairement à l’homosexualité, reste une catégorie pathologique dans la littérature psychiatrique.

Quarante-cinq ans après les  tumultes de mai 68, parmi les représentations joyeuses et décomplexées qu’évoque cette période, le souvenir du débat pro-pédophile entache le tableau, et son souvenir se rappelle à bien de ses acteurs ou sympathisants.

La pédophilie prend aujourd’hui la place d’un spectre menaçant sur l’enfance, dans une tension parfois obsessionnelle. Les pouvoirs judiciaires, policiers et politiques, sont jugés à l’aune de leur efficacité face à ce qui est considéré comme un des principaux fléaux touchant à l’enfance. La logique de prévention s’est étendue vers une logique de suspicion, notamment envers les acteurs de la petite enfance.

Le scandale pédophile au sein de l’église catholique n’a de cesse de se révéler continuellement, allant d’affaire en affaire, et donnant à voir le spectacle anxiogène d’une communauté qui a entretenu une impunité rendant possible les abus de manière systémique.

Il faut bien évidemment prendre en considération les multiples affaires pédophiles qui ont ébranlé le système judiciaire en même temps qu’elles ont donné à voir la figure pédophile perverse, multirécidiviste et dangereuse, prête à surgir avec violence dans la vie de tout enfant ordinaire.

C’est également cette obsession qui peut donner lieu à des excès comme ceux de l’affaire d’Outreau, les suicides liés aux accusations, les allégations dans le cadre des gardes d’enfant.

Pierre Vergrader conclut son ouvrage en soulignant la symétrie d’argumentaire entre ces deux époques et par questionner ce qu’il en deviendra de cette question, alors en l’état dans la fin des années 2000.

ET MAINTENANT ?

Il serait présomptueux de tenter d’inscrire une observation actualisée de ce travail tant il est conséquent en termes de ressources et tant le travail sociologique est rigoureux en termes éthiques.

Il est pour autant difficile de ne pas pointer l’appropriation de cette  cause  au sein des mouvements féministes. La question des violences faites aux femmes, et de violences sexuelles en particulier, est un enjeu central du discours féministe contemporain. Des notions comme celles de domination, de culture du viol ou de consentement s’en trouvent dès lors très à propos également pour le sujet qui nous occupe.

On pourra d’emblée pointer la lutte sémantique qui se joue dans la réfutation du terme “pédophilie”  au  profit  de  celui “pédocriminalité”, plus propre à criminaliser une pratique qui n’aurait  rien de l’amour. On semble retrouver dans cette revendication les stigmates d’une époque qui ne serait pas tout à fait révolue, tant les affaires impliquant de jeunes pubères et des adultes célèbres font encore l’objet de discussions et de débats inapaisés.

La notion de consentement est également devenue très discutée, et se révèle particulièrement à vif lorsque l’on parle de l’enfance ou de l’adolescence. Si elle était une entrave à la liberté dans les discours pro-pédophiles des années 1970, elle en serait aujourd’hui plutôt la garante. Le respect du consentement serait aujourd’hui perçu comme l’assurance de l’intégrité physique et psychologique de toutes et tous.

Par ailleurs, les féministes introduisent une notion de genre dans le phénomène pédophile. Les abus sexuels commis sur les fillettes sont décrits comme les conséquences d’une domination des enfants doublée d’une domination des femmes. La conception de la relation de domination des adultes envers les enfants est dès lors perçue non pas comme une aliénation contingente à déconstruire, comme c’était le cas il y a 40 ans, mais comme une circonstance de facto, un biais établi qui donne lieu à des abus, dont il faut protéger les plus faibles. Admettant la même conception de la domination, le paradigme est donc quasi-inverse selon que l’on considère que cela doit mener à une dénégation ou à une protection amplifiée. Il s’agit là d’un renversement de paradigme à partir d’une conception pourtant commune.

Dans la  séquence  de  dénonciation  des abus,  harcèlements,  viols…  qui  se succèdent depuis trois années, le témoignage d’Adèle Haenel auprès de Médiapart a donné à voir une réalité peut-être plus méconnue du phénomène pédophile. La puberté et le trouble qu’elle semble dégager ayant été longuement traitée dans les lettres et les arts par  des adultes fascinés, a pris dans cet événement la forme de la parole d’une enfant concernée.

Le tabou de la pédophilie aura donc connu des mouvements importants au cours du 20e siècle. D’horizon désirable pour le bien commun à traumatisme sociétal, il reste un sujet ardu à la pensée, et le travail de Pierre Verdrager en est d’autant plus singulier.

Devant le vertige relativiste que l’observation  peut  susciter, on   peut  se sentir parfois désorienté. S’il est intéressant de prendre le temps de comprendre et d’analyser dans une démarche scientifique, l’examen ne doit pas pour autant empêcher les principes d’orienter le jugement. Le détour réflexif proposé dans cet ouvrage force à la confrontation de points de vue,  trop  rare dans le débat public. Il démontre également la variabilité de la morale en cours et déconstruit par là une représentation communément admise du progrès comme un mouvement linéaire et exponentiel. L’histoire de l’émancipation humaine est bien plus dentelée et ce constat ne peut que nous inviter à une vigilance, une mise en perspective et un questionnement constant.

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