UNE ÉCOLE QUI RASSEMBLE LES HISTOIRES DE TOUS

par | BLE, DEC 2017, Education, Laïcité

Alors que des réminiscences du passé colonial surgissent de plus en plus dans l’espace public, celui-ci reste peu abordé dans l’enseignement secondaire. Si les réformes successives de l’enseignement encouragent une vision plus critique de l’impérialisme et des décolonisations, elles ont contribué à faire sortir ce chapitre du champ de l’histoire de la Belgique pour le faire entrer dans celui de l’histoire internationale. Il est donc question de colonisation, mais pas (ou très peu) de celle du Congo. Or, l’enseignement de l’histoire de la colonisation belge prépare, à notre sens, l’élève belge à vivre dans la diversité, l’égalité et le respect de chacun, quelles que soient ses convictions.

La récente adoption d’une nouvelle charte des référentiels par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles offre l’occasion de repenser le programme des cours dispensés en Belgique francophone. Le cours d’histoire, dont le référentiel encore en application remonte à près de vingt ans[1], mérite, lui aussi, qu’on s’y attarde en profondeur et ce, d’autant plus qu’il risque d’être incorporé dans un cours global de sciences humaines.[2] Dans ce cadre, l’intégration ou la revalorisation de l’histoire de la colonisation belge pourraient, nous semblait-il, remettre l’enseignement de l’histoire en phase avec les “missions” prônée par ledit décret de 1997, c’est-à-dire “comprendre le passé et le présent”(art. 9 al. 8).

77 ANNÉES D’HISTOIRE DÉLAISSÉES

Depuis plusieurs années – en crescendo, le passé colonial est au cœur des préoccupations de certaines sphères de la société belge. Du succès de Congo de David Van Reybrouck, aux photographies de Sammy Baloji, l’art s’est emparé de la problématique. Dans l’espace urbain, la remise en cause des statues et monuments coloniaux s’est conjuguée à la volonté d’ériger des lieux à la mémoire des populations colonisées. Ces deux requêtes s’intègrent aux nombreuses revendications postcoloniales qui ont marqué l’hiver 2011-2012 à Bruxelles. Peu à peu, le passé colonial s’est même insinué au Parlement fédéral (bien que le débat ne soit pas encore officiellement ouvert). Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles l’a, quant à lui, intégré en 2017 à sa politique de transmission de la mémoire aux côtés des autres “tragédies” du XXe siècle.

Cependant, parmi les totalitarismes mis en exergue par Hannah Arendt et qui sont traités dans les manuels scolaires, le colonialisme des XIXe et XXe siècles reste moins étudié que les mécanismes du fascisme, du nazisme et du communisme, qui sont expliqués en priorité aux élèves belges depuis les années 1990. Propageant une approche sélective et eurocentrée des évènements, le cours d’histoire reste silencieux lorsqu’il s’agit d’enseigner la colonisation belge en Afrique centrale en tant que fait historique national et élément mémoriel. En Belgique francophone, les 77 années d’histoire de la colonisation belge (l’État indépendant du Congo de 1885-1908, le Congo belge de 1908 à 1960 et le mandat de la SDN sur le Ruanda-Urundi entre 1924 et 1962) peuvent être totalement absentes du cursus d’histoire de certains élèves. Face à ce constat, de nombreux professeurs argüent que, le programme d’histoire étant déjà (sur) chargé de nombreuses thématiques par rapport au nombre d’heures prévues, il a fallu faire des choix. Soit. Mais 77 années d’histoire commune, à peine abordées dans le meilleur des cas, cela reste tout de même paradoxal pour un cours d’histoire qui se veut l’outil de compréhension des grands enjeux contemporains. À moins justement que cette histoire ne soit pas perçue comme commune, mais une histoire de l’Autre, et de ce fait, lointaine ?

À cet égard, les manuels scolaires belges, bien que n’étant pas les seuls indicateurs de l’enseignement, peinent à refléter – à de rares et heureuses exceptions près – la vitalité novatrice de la recherche scientifique en histoire de la colonisation.[3] Du côté francophone, ils traduisent la timidité du référentiel précité et la fébrilité de programmes qui, considérant cette matière comme un contenu optionnel, l’abordent parfois d’une manière qui laisse dubitatif. Bref, à l’instar de celle des migrations, l’histoire de la colonisation belge demeure une histoire “à part”que même les auteurs du Pacte pour un enseignement d’excellence ne semblent pas prendre au sérieux puisqu’ils l’associent à la distribution de plats végétariens dans les cantines scolaires.[4]

L’HISTOIRE DE LA COLONISATION POUR DÉCENTRER LE REGARD SUR LE MONDE

Pourtant, la formation historique en général – et l’histoire de la colonisation en particulier – demeure, tout comme le nouveau cours de philosophie et de citoyenneté, un apprentissage privilégié pour comprendre “la pluralité des formes de raisonnement, des conceptions du monde et (…) la pluralité des normes et des valeurs”.[5] En s’ouvrant davantage à des champs d’études jusque-là peu évoqués (tels que l’histoire des femmes et l’histoire des migrations), l’histoire de la colonisation peut, selon nous, encourager le ralliement à des principes communs, conçus comme universels, dont les éléments constitutifs sont en perpétuelle redéfinition. De la sorte, on assurerait le passage entre un enseignement à vocation patrimoniale et un enseignement plus critique et globalisant.

Comme l’a affirmé la sociologue de l’éducation Françoise Lantheaume, l’enseignement de l’histoire de la colonisation est une bonne illustration de cette transition.[6] Partant du local vers le régional, puis du national vers l’international, le cours toire a pour objectif de permettre à chaque individu de se situer, tant par rapport à lui-même et son histoire que par rapport aux autres. C’est une fenêtre idéale pour observer les processus liés à la mondialisation. Or, puisqu’à l’heure actuelle, le programme d’histoire cible essentiellement les périodes et les phénomènes constitutifs de l’histoire de l’Europe occidentale, l’enseignement de l’histoire coloniale outillerait les élèves pour décentrer leur regard sur le monde et se détacher, autant que possible, de la posture eurocentrée qu’induisent les thématiques inscrites au programme. Ainsi, les élèves s’exerceraient à ne plus envisager seulement les relations intercontinentales de manière unilatérale, du Nord vers le Sud, mais à prendre en considération la multiplicité des échanges et leur complexité. Il en va de même pour les populations colonisées : protagonistes souvent oubliés ou minorisés de cette histoire, elles seraient désormais (re)considérées en tant qu’acteurs à part entière dès les manuels scolaires, et non plus comme des spectateurs aliénés.

L’HISTOIRE DE LA COLONISATION POUR ACCUEILLIR ET CONTEXTUALISER LES MÉMOIRES

La question de l’identité est, à l’heure actuelle, des plus délicates. De nombreux élèves ne se reconnaissent pas dans le récit historique tel qu’il est présenté, et ont dès lors l’impression d’être déniés par l’histoire, ce qui peut fragiliser leur estime de soi.

En reliant au mieux l’enjeu du lien entre histoire scolaire et fabrication d’identité(s), l’enseignement de l’histoire coloniale peut constituer une solution. Nous rejoignons le philosophe Alain Brossat lorsqu’il déclare que “[c]’est du faux bon sens de penser que plus cela s’éloigne dans le temps et plus les tensions, les drames ou les crises s’atténuent. Dans la question coloniale, si les problèmes n’ont pas été réglés ; si les contentieux demeurent, alors au contraire, le temps qui passe tendrait plutôt à faire en sorte que cela s’envenime, du moins sur des points particuliers”.[7] En affrontant le passé colonial, on peut parvenir, au bout d’un processus qui peut certes être difficile à mener, à faire se rencontrer ces mémoires et à élaborer une histoire commune qui déconstruit (tout en respectant), rapproche et apaise.

Tout comme l’histoire des migrations, l’histoire de la colonisation offre, selon nous, des opportunités pour “donner une place”à tous les élèves et à leurs mémoires au sein même de la classe. Cela renforce l’idée d’une école comme lieu qui prépare à vivre dans la diversité, l’égalité et le respect de chacun, quel que soit son parcours. Par l’étude de l’action des populations colonisées, voire de leur résistance au sein d’un système de domination, le cours d’histoire permet de déconstruire les simplismes et les préjugés racistes. Plus largement, en replaçant les discriminations dans un temps long, le cours d’histoire contextualise la naissance des idéologies racistes et leurs applications les plus funestes, sans perspective moralisante. De cette manière, ça permet de lutter contre le paternalisme latent, la discrimination et la victimisation des Afro-descendants.

En effet, souvent, la simple évocation du terme “colonisation”dans une classe peut
susciter bien des réactions identitaires. Mais faut-il pour autant que le professeur adapte son cours à l’origine de son public, comme le suggèrent certains ? Nous ne le croyons pas. L’histoire de la colonisation belge nous semble le terrain idéal pour accueillir puis décoder les conceptions issues de mémoires individuelles, familiales, voire communautaires. Dans ce contexte, comme l’énonce l’historien Éric Bousmar, on désigne par mémoire toute représentation du passé partagée par une société ou un groupe social. Celle-ci comporte une dimension affective, voire émotive.

À contrario, on définit l’histoire comme la connaissance critique du passé élaborée collectivement et contradictoirement par les historiens, à l’aune de l’épistémologie et d’une méthodologie qui leur est propre.

L’HISTOIRE EN DIALOGUE AVEC D’AUTRES DISCIPLINES DE SCIENCES HUMAINES

La méthodologie spécifique de l’histoire interdit d’ailleurs, selon nous, sa fusion dans un cours global de sciences humaines. Cette méthode critique, qui a pour finalité première de doter l’élève d’une série de connaissances et de compétences, vient compléter les autres sciences humaines par son approche chronologique et diachronique de la temporalité. En outre, elle lui donne accès aux processus de transformation des sociétés humaines à travers l’analyse d’une documentation sélectionnée comme pertinente. Ainsi, l’acquisition de savoirs solides permet d’expliquer des réalités actuelles tandis que l’examen et l’interprétation rigoureuse de documents le rendent perspicace face au flux important d’informations produites par notre société numérique.

En ce sens, l’histoire a donc une dimension citoyenne. Cependant, elle ne doit pas être confondue avec un cours de philosophie et de citoyenneté, au risque de ne plus étudier un fait historique qu’à travers ses enjeux, qu’ils soient citoyens, mémoriels ou liés à l’actualité.

Selon nous, le cours d’histoire serait d’autant plus pertinent s’il était élaboré en dialogue avec les autres sciences humaines et non dans un cours unique. D’ailleurs, quel Super Professeur pourrait former à toutes les spécificités méthodologiques ? Quoi qu’il en soit, il nous semble primordial que l’enseignement de l’histoire établisse à l’avenir plus de ponts avec les autres disciplines, particulièrement le cours de philosophie et de citoyenneté, même si cela suppose par ailleurs que les professeurs soient mieux formés à l’interdisciplinarité. Ceux d’histoire le doivent d’autant plus que cela leur permettra de décharger le peu d’heures dont ils disposent pour mieux aborder certains processus historiques. À titre d’exemple, l’approche par l’enquête prônée actuellement rend sans doute de précieux services face à des élèves peu intéressés, mais lorsqu’elle conduit, par exemple, les élèves à dresser un bilan de la colonisation belge en termes positifs et négatifs, outre qu’elle nous parait indécente du point de vue mémoriel, cette démarche ne devrait plus relever du cours d’histoire, mais de l’apprentissage de l’argumentation au sein du cours de philosophie et de citoyenneté. La combinaison de méthodes et d’apprentis sages pluridisciplinaires permettra, in fine, aux élèves de “penser par eux-mêmes tout en développant la part d’inventivité et de créativité que l’on attend du citoyen dans une société” (4e objectif du cours de philosophie et de citoyenneté). Selon nous, stimuler l’inventivité des élèves suppose également de la créativité dans le cadre de la prochaine révision des cours d’histoire. Certes, nous prônons le maintien d’un cours d’histoire recentré sur ses fondamentaux et sur sa méthode singulière, mais nous encourageons sa réelle mise en dialogue avec d’autres disciplines de sciences humaines, notamment le cours de philosophie et de citoyenneté, qui viendraient la renforcer.

Dans ces échanges entre disciplines, la pratique de l’histoire de la colonisation s’avère féconde à bien des niveaux. D’abord parce qu’elle incite l’élève à décentrer son regard — jusque-là trop eurocentré — sur le monde. Ensuite, comme réceptacle de mémoires multiples, elle lui apprend, au travers d’une méthode scientifique exigeante, à mettre en perspective et à comprendre d’autres points de vue que le sien. Enfin, l’enseignement de cette histoire contribue surtout à la contextualisation et la déconstruction critique de l’idéologie raciste et des systèmes de domination qu’elle a justifiés ; en ce sens, elle concourt à lutter contre les discriminations encore bien trop vivaces dans notre société


[1] Une exception : le référentiel pour l’histoire en humanités professionnelles et techniques a été revu en 2014 [Fédération Wallonie-Bruxelles, Compétences terminales et savoirs communs en formation historique et géographique. Humani- tés professionnelles et techniques, Bruxelles, 2014].

[2] Fédération Wallonie-Bruxelles, Pacte pour un enseignement d’excellence. Socle de savoirs et de compétences du tronc commun. Charte des référentiels. Document approuvé par le gouvernement le 25 octobre 2017, Bruxelles, 2017.

[3] Karel Van Nieuwenhuyse, “Increasing criticism and perspectivism: Belgian-Congolese (post)colonial history in Belgian secondary history education curricula and textbooks (1990-present)”, dans International Journal of Research on History Didactics, History Education, and Historical Culture, vol. 36, 2015, p. 183-204.

[4] Amandine Lauro & Romain Landmeters, “Manger végétal ou colonial ? Les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation”, dans Éduquer, tribune laïque, n° 133, novembre 2017, p. 15-19.

[5] CPEONS/Fédération Wallonie-Bruxelles/FELSI, Cours de philosophie et de citoyenneté. 2e et 3e degrés de l’enseigne- ment secondaire, Bruxelles, s.d., p. 17.

[6] Françoise Lantheaume, “L’enseignement du fait colonial entre universalisme républicain et mémoires singulières”, dans Laurence De Cock (éd.), La fabrique scolaire de l’histoire, 2e éd., Marseille, Agone, 2017, p. 73-86.

[7] Alain Brossat, “Considérer le postcolonial, reconnaître le colonialisme”, propos recueillis par Aurélien Berthier, Agir par la culture, dossier : “Le temps des post-colonies”, n° 33, 2013, p. 11.

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