LA TECHNIQUE : FAUSSES SOLUTIONS ET CRITIQUES POUR NE RIEN CHANGER

par | BLE, Environnement, JUIN 2019

Depuis décembre dernier et les manifestations étudiantes sur le climat, on a assisté à cinquante nuances de propositions vertes pour sauver la planète. Le progrès technique1 occupe une place importante au sein de ces discussions, qui témoignent de positions fondamentalement différentes sur l’origine des destructions environnementales et les stratégies pour les combattre.

LES “FAUSSES SOLUTIONS”… QUI RAVAGERONT LA PLANÈTE

Du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat), à l’Union Européenne, en passant par le MR, Ecolo et le PTB, on voit fleurir toutes sortes de propositions techniques pour répondre aux défis énergétiques et environnementaux : le stockage hydrogène (PTB), les villes intelligentes et voitures électriques (MR), le développement massif des renouvelables (Ecolo), la capture de carbone, l’ajout de fer dans les océans ou l’injection  d’aérosols dans l’atmosphère (GIEC). Sans parler des innovations dans les tiroirs scientifiques, qui vont des “feuilles artificielles” pour imiter la photosynthèse, capter les rayonnements solaires et produire de l’hydrogène, aux routes intelligentes qui rechargeraient des voitures électriques en cours de déplacement.2

Selon le GIEC, si on arrêtait aujourd’hui toute émission de CO2 , on atteindrait malgré tout un réchauffement de 1,3°C.3 La majorité de ces techniques vise donc à ne pas produire de CO2 mais surtout à en retirer de l’atmosphère, ou à limiter l’impact du rayonnement solaire, de façon à pouvoir rester sous la barre d’une augmentation générale de température de 1,5°C.

Ces techniques sont entourées de très fortes incertitudes et pourraient avoir des impacts environnementaux bien plus élevés que ceux contre lesquelles elles prétendent lutter. Par exemple, des surfaces énormes de terres cultivables – environ l’équivalent des Etats-Unis – seraient ainsi nécessaires à la bioénergie4, ce qui  menacerait  la  biodiversité,  la sécurité alimentaire, et émettrait du protoxyde d’azote ; injecter du sulfate de fer dans les océans pour doper la croissance du phytoplancton et capturer du carbone pose évidemment le problème  de l’extraction des minerais et de la pollution des eaux profondes ; capturer  du CO2 dans les sols agricoles pourrait s’accompagner d’un arrêt du labour, qui amènerait à l’utilisation de plus d’insecticides ou pesticides.

Le projet de “neutralité carbone” auquel ces innovations sont censées répondre n’a rien de neutre politiquement : il ne remet aucunement en question nos modes de production, ni le choix de ce que nous produisons, mais invite à continuer à polluer en “aspirant” les émissions. Ces “fausses solutions”5 reçoivent un très fort soutien des industries fossiles, agroalimentaires, pharmaceutiques, agrochimiques et des gouvernements qui cherchent un moyen facile de “décarboner” leur économie sans pour autant toucher à leurs profits.6

EFFICACITÉ TECHNIQUE NE FERA PAS MOINS PRODUIRE

L’idée sous-jacente derrière de telles propositions est que l’on pourrait continuer à augmenter le PIB mondial (soit l’ensemble des biens et services produits mondialement) en diminuant la quantité de ressources prélevées, grâce au progrès technique (c’est l’idée de “découplage”). Evidemment, il est possible qu’un bien devienne moins polluant ou moins énergivore à produire, mais cela nécessitera toujours de l’énergie et des matières premières : il n’existe pas de découplage “absolu” au niveau mondial. Plus fondamentalement, cette croyance du découplage nie un mécanisme économique essentiel au capitalisme : la surproduction (et la consommation de ce surplus). Sous le capitalisme, si une entreprise décidait d’adopter une innovation – rentable – lui permettant de produire plus de biens pour moins de ressources, elle gagnerait dans un premier temps un avantage par rapport à ses concurrentes  ; mais cette innovation serait ensuite peu à peu adoptée par l’ensemble des entreprises d’un même secteur. Il faudra alors augmenter les quantités produites (et achetées), peu importe si cela nuit à la planète. C’est ce qui a été résumé par Joseph Schumpeter  dans une formule limpide : “Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes.7

Il faut ensuite pousser chaque individu à consommer ce surplus. Sans en être l’unique cause, cela nous amène à un deuxième mécanisme qui vient remettre en cause les scénarios de type “croissance verte” : c’est l’effet rebond, selon lequel une modification des comportements annule les économies d’énergie (ou de ressources) réalisées grâce à des avancées techniques. Concrètement, l’argent économisé grâce à une baisse de chauffage ou à un moindre gaspillage alimentaire sera réinjecté dans d’autres dépenses (effet rebond indirect) ; ou encore, une moindre consommation de carburant par kilomètre sera compensée par une plus grande utilisation de la voiture (effet rebond direct). Selon
une étude publiée par le Breakthrough Institute, entre 10 et 30 % des économies d’énergie réalisées grâce à des voitures ou des logements performants seraient ainsi perdues.8 L’Agence Internationale de l’Energie en conclut que le progrès technique ne représentera que la moitié de l’effort nécessaire pour atteindre nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre.9

DES RAVAGES DE CERTAINES TECHNIQUES…

Certaines techniques sont évidemment des  sources  particulièrement  fortes  de pollution ou d’épuisement des ressources naturelles ; il suffit de songer aux marées noires, aux smogs, à la contamination radioactive des terres et des océans, à la destruction de la couche d’ozone, à l’élimination des forêts et de leurs habitants, à la propagation de maladies, etc. Les “nouvelles technologies” comme les énergies renouvelables, les voitures électriques ou les “villes intelligentes” (smart cities) sont également particulièrement gourmandes en métaux lourds, dont  une douzaine sont déjà menacés de pénurie.10

Cette finitude des ressources matérielles terrestres face à l’augmentation de la production de biens, ou simplement  à  son maintien, nourrit le courant écologiste des “décroissants”.11 Ces derniers insistent – notamment – sur plusieurs phénomènes physiques comme l’impossibilité d’un recyclage à l’infini12  ou la diminution du taux de retour énergétique (c’est-à-dire l’augmentation de la quantité d’énergie qu’il faut investir pour extraire du pétrole ou du gaz) pour souligner que la technique ne pourra pas pallier l’érosion des ressources naturelles.13

La question de la technique dépasse également les impacts strictement environnementaux. L’utilisation de certaines techniques implique la mise en œuvre d’un système plus vaste reposant sur des institutions et des réseaux d’acteurs particuliers. L’exemple le plus connu est l’énergie nucléaire civile, intimement liée à son utilisation militaire, et qui repose sur l’existence de réseaux d’experts transitant entre sphères publique, privée et parfois militaire, nourrissant une tradition de secret et d’opacité.

Certaines techniques soulèvent également des questions éthiques, démocratiques et transforment les rapports humains : c’est le cas de l’ensemble des techniques utilisées pour collecter des données à des fins commerciales  ou  de surveillance politique, des GPS dont l’usage diminue l’utilisation de certaines zones du cerveau, ou des techniques OGM qui modifient le vivant d’une manière potentiellement incontrôlable.

Dès le début du XXe siècle, des auteurs comme Hans Jonas, Jacques Ellul, Ivan Illich, Bernard Charbonneau ou Günther Anders ont émis diverses critiques de la technique comme système aliénant plus l’homme qu’il ne lui permet de s’émanciper, que ce soit par une perte de temps ou par une séparation d’avec ses congénères et la nature.

… À UNE ERREUR D’ANALYSE

Néanmoins, les pensées critiques de la technique pêchent – souvent – par leur grande confusion, leur soutien à un relativisme culturel qui nie la notion de progrès, et par le manque d’armes qu’elles fournissent pour penser radicalement et combattre les dégradations environnementales (et sociales).

Technique, progrès, civilisation sont assimilés et souvent rejetés, sans la moindre définition ou analyse factuelle, et sans présenter de stratégie pour changer la société. L’ennemi devient une “civilisation thermo-industrielle”14 dont le fonctionnement n’est pas expliqué ; ses pourfendeurs dénoncent souvent “la croissance”, sans expliquer en quoi cette croissance – et de quelle croissance parle-t-on ? – est un mécanisme intrinsèque… au capitalisme.

On peut ainsi lire sur le site d’une des têtes de proue du mouvement de jeunes Génération Climat :

Les écologistes dits “radicaux” se définissent comme ceux qui rejettent l’existence et la domination de la civilisation industrielle. […] Ainsi, l’écologie radicale, le courant anti-civ[ilisation], anti- industriel, […] rejette toutes les formes de domination, de l’être humain sur la nature, de l’État et du capital sur l’être humain, de l’être humain sur l’être humain, de l’homme sur la femme, d’une culture ou d’une société sur une autre. C’est donc une perspective anti-civilisatrice, contre l’imposition d’un système à tous les êtres, contre la domination d’une culture sur les autres”.15

Que veut dire  critiquer  l’industrialisme ou la civilisation ? De quels mécanismes parle-t-on, à quelle  époque  ?  Et surtout, pour les remplacer par quoi – par un retour à un règne de chasseurs cueilleurs ? – et comment ? On se heurte ici le plus souvent à des phrases vides de sens16, qui tendent à figer, à naturaliser les relations sociales.

Depuis 1980, la productivité du travail (définie comme la production de  biens  ou de services par heure travaillée) a  plus que doublé en Europe17 ; ce progrès technique devrait permettre de diminuer collectivement le temps de travail. S’il  n’en est rien pour l’instant, c’est que nous n’avons pas été capables de conquérir cette avancée. L’augmentation des gains de productivité n’en demeure pas moins une condition nécessaire – objective – à une future émancipation, encore à réaliser. Ce n’est que par le développement de certaines techniques – traditionnelles ou super sophistiquées – que l’on peut satisfaire des besoins vitaux comme l’accès à l’eau potable, au chauffage, à l’éducation, à la santé, etc.

CONTRÔLER POUR POUVOIR CHOISIR

L’autre écueil de certaines critiques de la technique est donc de ne pas prendre en compte le contexte économique dans lequel les techniques naissent et sont utilisées : à l’heure actuelle, 90% des innovations techniques disparaissent car elles ne remplissent aucun objectif de profit économique.18  Peut-on attendre que des industries investissent massivement – et sur le long terme – dans des  énergies renouvelables dont les taux de profits décroissent ?19 Ou que les capitalistes renoncent de leur plein gré à l’obsolescence programmée, alors qu’elle leur permet d’écouler des stocks de marchandises ?

Les solutions proposées à certains problèmes environnementaux comme l’agro-écologie, la permaculture ou les “low-techs”, ne rapportent – économiquement – rien : elles ne seront  donc  pas développées à grande échelle. Prenons l’exemple  des  low-techs : selon ce concept, “[les] objets doivent être réparables, modulaires, récupérés au maximum sans perdre de ressources au moment de leur recyclage.20 Sont souvent cités : le moulin à café manuel à la place du moulin électrique, le vélo à la place de la voiture, le rôle des circuits courts, des consignes, du vrac, ou encore toutes les alternatives agricoles à l’agriculture à base de robots et de drones.21 Les low-techs nécessitent ainsi que certains tâches robotisées (par exemple des travaux agricoles) incombent de nouveau à des humains. Or, le capitalisme fonctionne sur la base du remplacement de la main d’œuvre humaine par des machines : on ne peut donc pas promouvoir les low-techs ou arbitrer librement entre l’utilisation d’énergie humaine ou mécanique sans renverser le capitalisme.

Par-là arrive l’épineux problème de la faisabilité politique du remplacement des techniques “néfastes” par d’autres : qui va décider de l’utilité de certaines techniques et comment sera-t-il possible d’en promouvoir d’autres ?

Comme dans beaucoup de combats, deux voies se dessinent. La première, consistant à rejeter l’utilisation de la technique, revient à créer en parallèle une micro société avec ceux qui le veulent et le peuvent. Or, ce n’est pas parce qu’une petite entreprise locale redéveloppera des engrais bio en circuit court (et c’est loin d’être gagné) que Monsanto arrêtera de produire du Roundup avec un système d’injection connecté au smartphone de millions d’agriculteurs surendettés.

L’autre voie enjoint d’utiliser toutes les avancées qui permettraient de s’organiser pour s’approprier les outils de production et les techniques destructrices, et pouvoir ensuite décider des objets à produire, des domaines de recherche, et de l’organisation de la société. Ainsi, le philosophe Hartmut Rosa, après avoir longuement décrit les conséquences  terribles  de l’accélération des sociétés – permise par certaines techniques et nécessaire au capitalisme – enjoint-il ses lecteurs à dépasser la simple prise de conscience   et la tentation de décélérer seuls  dans leur coin, pour remplacer  collectivement la “machine “aveugle” d’exploitation capitaliste”.22


1 Dans la suite de cet article, le terme de “technique” désigne l’ensemble des procédés utilisés pour produire un certain résultat (service, bien). Cette définition pourrait être discutée, mais elle semble la plus pertinente pour questionner le lien entre technique et environnement. La technologie est la science étudiant les techniques, les deux termes sont souvent utilisés de manière interchangeable.

2 Emily Buchanan, ”Eco Technology now and in the future”, The Ecologist, 11 juillet 2013. Consultable en ligne : https://theecologist.org/2013/jul/11/eco-technology-now-and-future 

3 Novethic, « GIEC : cinq solutions de géo-ingénierie qui ne relèvent (presque) plus de la science fiction », 23 octobre 2018. Consultable en ligne : https://www.novethic.fr/actualite/ environnement/climat/isr-rse/les-5-solutions-de-geo-ingenierie-presentees-par-le-giec-ne-relevent-presque-plus-de-la-science-fiction-146472.html

4 Selon Anne-Laure Sablé citée dans https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/les-5-solutions-de-geo-ingenierie-presentees-par-le-giec-ne-relevent-presque- plus-de-la-science-fiction-146472.html

5 Voir, à ce sujet, le travail de veille de Corporate Europe Observatory : https://corporateeurope.org/en/blog/diary-corporate-cop-how-polluting-industry-presenting-its-false-solu- tions-cop19

6 Corporate Watch Report, “Techno-fixes, a critical guide to climate change technologies”, 2008. Consultable sur : https://corporatewatch.org/product/technofixes-a-criti- cal-guide-to-climate-change-technologies/

7 Joseph Schumpeter, 1943, “Capitalism in the postwar world” dans Saymour Harris (Ed.),”Postwar Economic Problems”, New York and London: McGraw-Hill.

8 Breakthrough Institute, 2014. Résumé consultable sur : https://thebreakthrough.org/issues/energy/faq-rebound-effects-and-the-energy-emergence-report-1

9 Centre d’Analyse Stratégique, La documentation française, n°33, 2011. Consultable sur : http://archives.strategie.gouv.fr/cas/system/files/2011-03-30_-_rapport_consommation_ durable_web_0.pdf

10 Rachida Boughriet, “UE : huit métaux stratégiques sous le risque de pénurie”, Actu-environnement, 8 novembre 2013. Consultable sur : https://www.actu-environnement.com/ae/ news/JRC-rapport-metaux-strategiques-terres-rares-europe-penurie-energie-19901.php4

11 Pour une présentation théorique et pratique de ce courant, voir notamment Agnès Sinaï (ed), 2013, “Penser la décroissance”, Presses de Science Po.

12 Deux raisons sont données à cela : l’usage dispersif (l’impossibilité de récupérer l’entièreté des matériaux mélangés dans un produit) et la dégradation de l’usage après recyclage (une perte de performance).

13 Victor Court, “La dure loi de l’EROI : l’énergie va devenir plus rare et plus chère”, Reporterre, 16 octobre 2017. Consultable sur : https://reporterre.net/La-dure-loi-de-l-Eroi-l-ener- gie-va-devenir-plus-rare-et-plus-chere

14 “la civilisation industrielle constitue une catastrophe mortifère qui détruit, exploite, torture et asservit au quotidien humains et non-humains”. Nicolas Casaux, 2018, sur http://par- tage-le.com/2018/01/8648/

15 Miguel Amorós, “Qu’est ce que l’anti-industrialisme, que veut-il ?”, mai 2014. Consultable sur : https://journaldecologiecritique.wordpress.com/2019/04/23/quest-ce-que-lanti-in- dustrialisme-et-que-veut-il/

16 Un autre exemple : “C’est précisément parce que la civilisation industrielle est profondément et fondamentalement narcissique, qu’elle ne se soucie que d’elle-même, qu’elle est amenée à détruire tous les autres (les autres espèces et les autres cultures), tout ce qui n’est pas elle”. Nicolas Casaux, 2018, op.cit.

17 OCDE, Données 2018, consultable sur : https://data.oecd.org/fr/lprdty/pib-par-heure-travaillee.htm

18 Maximes Combes, “Réflexions sur le “capitalisme vert””, Mouvement, n°63, 2010. Consultable sur : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2010-3-page-99.htm

19 The Economist, 22 février 2017. Consultable sur : https://www.economist.com/free-exchange/2017/02/22/clean-energys-dirty-secret

20 Sophie Chapelle, “Low tech : comment entrer dans l’ère de la sobriété énergétique pour vivre sans polluter”, Bastamag, 27 octobre 2015. Consultable sur : https://www.bastamag. net/Low-tech-comment-vivre-sans-polluer-Entrons-dans-l-ere-des-low-tech-ou-les#nb102-2

21 Philippe Bihouix, “Osons une innovation “low-tech”, sobre et résiliente !”, 27 janiver 2018. Consultable sur : https://entrepriseecontributive.blog/2018/01/07/osons-une-innovation- low-tech-sobre-et-resiliente-par-philippe-bihouix/

22 Fabien Escalona, “La “resonance”, comme clé d’une vie réussie”, Médiapart, 4 janvier 2019. Consultable sur : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/040119/la-resonance- comme-cle-d-une-vie-reussie?onglet=full

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