TECHNOPHILES, TECHNOPHOBES, TECHNONEUTRES

par | BLE, JUIN 2017, Technologies

Le mot “technique” évoque entre autres les innovations liées au numérique : smartphones, ordinateurs, réseaux dits “sociaux”, objets connectés (brosse à dent, frigidaire, pèse personne ou bracelet électronique qui nous rappelle qu’il nous reste encore 3 647 pas à accomplir aujourd’hui). Il évoque aussi les changements dans le travail et dans nos activités quotidiennes, de la robotisation à la caisse enregistreuse du magasin et donc la disparition de postes de travail salarié.

La technique (et ses mises en pratique :   la technologie) suscite des réactions extrêmes : instrument de domination et d’oppression ou de disparition de l’emploi, solutions aux défis qui se présentent à l’humanité, outils de communication émancipateurs… Faut-il “aimer” la technique, la “détester” ou adopter une position plus nuancée, “ça dépend de ce  qu’on en fait” ?

La réponse proposée ici est double. Tout cela à la fois, d’une part. D’autre part, “pas que ça”, comme condition  nécessaire pour comprendre non seulement comment nous vivons avec la technique mais surtout ce qui arrive à cette espèce très particulière d’animaux appelés “humains”.

Se positionner par rapport à la technique en l’adorant, en la détestant, en la rejetant, en proclamant que “ça dépend” ou en se remettant à elle pour résoudre tous les problèmes, c’est considérer qu’il y a d’un côté l’humain et de l’autre la technique, qui lui serait extérieure, avec lequel il faut définir un mode de cohabitation (le rejet étant un mode de cohabitation radical). Ce positionnement est à la racine d’incompréhensions majeures et néglige que nous avons toujours été techniques et le serons toujours ; ce sujet sera abordé au premier temps de ce qui suit.

Le second  temps  consistera  à  explorer comment la technique pourrait nous réduire au statut de fourmis numériques.

Le troisième temps, qui sera aussi la conclusion, tracera des pistes sur le potentiel émancipateur de la technique, potentiel qui se manifeste par la relation entre technique et travail.[1]

NOUS AVONS TOUJOURS ÉTÉ TECHNIQUES ET LE SERONS TOUJOURS

Notre espèce se caractérise par un développement cérébral et physique qui nous donne de formidables capacités et nous rend à jamais inachevés et physiquement fragiles. Une communauté humaine dépourvue d’attributs techniques (vêtements, moyens de se nourrir…) vivant en pleine nature ne pourrait survivre plus de quelques jours faute de trouver des traces de civilisation, c’est-à-dire de technique. Les quelques cas recensés d’enfants-loups sont éclairants à ce sujet, au sens où d’une part ils concernent des individus isolés qui ont été pris en charge par des communautés d’animaux et, d’autre part, où ces individus identifiés n’ont jamais pu rejoindre pleinement la communauté humaine, ayant perdu jusqu’à la capacité de maîtriser un langage.

Nous ne sommes pas les seuls vertébrés à fabriquer des outils, mais nous sommes les seuls à avoir créé les moyens de nous en transmettre les plans de génération en génération, donc à les perfectionner, les déployer, les sophistiquer. En plus de la capacité de percevoir et d’avoir des souvenirs, nous avons conçu des  “codes”  qui constituent la base de ce que le philosophe de la technique Gilbert Simon- don appelait un “milieu associé”, des premières méthodes de chasse ou de peinture jusqu’aux codes qui permettent  le calcul informatique en passant par les langages, écritures, lois, sciences, arts, cuisine ou rites constituant nos pratiques sociales par lesquelles nous sommes à jamais inachevés.

Ces codes sont une réduction  (l’alphabet d’une œuvre littéraire, la gamme des notes d’une symphonie, les pixels d’une photo numérique) qui permettent la transmission et l’automatisation, soit le calcul au sens large, et donc de constituer  divers moteurs qui remplacent largement la force physique humaine ou animale : moteur à vapeur ou à pétrole ou moteur de recherche. Ces codes soulagent la charge de toute une série de tâches pour pouvoir déployer nos imaginations.

Les vertébrés supérieurs, dont les humains, partagent plusieurs caractéristiques, dont le fait d’organiser leur vie et celui d’être sujets à des pulsions. Ce qui distingue les humains est d’organiser leur vie en fonction de cultures communes. Ces cultures permettent de transformer ces pulsions en désirs et de vivre de manière civilisée. Ces cultures sont basées sur les techniques  et codes, nécessaires à la constitution du milieu associé, que nous ne pouvons pas voir si nous n’y prêtons attention, pas plus que le poisson ne voit l’eau dans laquelle il vit, précisément parce que ce milieu est associé. Ce milieu comprend nos pratiques artistiques, culinaires, de droit, de langage, d’écriture, de production de ce avec quoi nous vivons, de  la  nourriture au système GPS qui permet des déplacements relativement sécurisés d’un point à l’autre de la planète. Ce milieu est à la base de la constitution de toute intelligence humaine, qui est donc fondamentalement artificielle et collective mais “pas que” au sens où nous ne pouvons y être réduits. Nous sommes aussi fondamentalement émancipés de la sélection naturelle et en ce sens des “humains augmentés”, c’est- à-dire  soucieux  de  corriger  nos  défauts physiques, en développant des prothèses si nécessaire (des lunettes aux implants cérébraux en passant par le vélo).

FOURMIS NUMÉRIQUES

Qui est le propriétaire réel des moyens techniques qui font notre milieu associé, vers quoi orientent-ils notre destin ?

Notre environnement technique actuel est celui des technologies numériques détenues par un nombre très restreint d’acteurs économiques. Aussi bien ces technologies enrichissent nos perceptions (accès aux ressources  culturelles,  possibilités de la réalité augmentée) et nos moyens de communication, aussi bien ces technologies sont conçues pour que, en les utilisant, nous laissions des “traces numériques” qui nous rendent “calculables” sans que nous[2] en ayons conscience avec pour but sous-jacent que nous devenions des machines à consommer.

Quel est le rôle de ces traces ?

La lecture d’un ouvrage, l’écoute d’une musique, une discussion, une saveur dans la bouche, nous laissent avec à l’esprit cette question “et après ?” : comment reproduire le souvenir que ces interactions nous laissent ? Comment satisfaire notre désir de “faire pareil”, c’est-à-dire produire pour d’autres ces souvenirs qui nous sont laissés et ainsi se projeter dans un avenir singulier ?

Ces désirs sont enrichis par ce à quoi nous avons accès et par les moyens que nous avons de transmettre ce que nous créons. Cependant, les outils numériques que nous utilisons le plus souvent gratuitement ne fonctionnent que parce que nous y laissons des traces valorisées financièrement par les quelques sociétés détentrices de ces outils, Google, Amazon, Facebook, Apple, ou encore Uber, AirBnB. Cette valorisation ne fonctionne que parce que ces traces sont exploitables pour rendre nos comportements d’achats statistiquement prévisibles et en particulier les exacerber. Ce qui a fait de sociétés comme Apple ou Alphabet, la société faitière de Google, les plus grosses capitalisations boursières du monde, c’est non seulement leur capacité à capter une part énorme de la publicité du commerce mondial mais c’est surtout la “promesse” faite à leurs actionnaires que cela continuera à croitre dans l’avenir.

La satisfaction de cette promesse tient en la capacité des systèmes destinés à exploiter les traces numériques que nous laissons (comme les fourmis laissent des traces de phéromones qui structurent la fourmilière et lui permettent de se reconfigurer) non seulement pour guider nos achats mais surtout parce que nous savons que ces systèmes fourniront automatiquement une réponse à la question “et après ?”, exactement de la même manière que la bouteille ou la drogue répondra à la dépendance du toxicomane. Cette dépendance fonctionne d’autant mieux que nous n’avons plus les moyens de donner du sens au flux d’informations qui traverse notre esprit,  de nous y arrêter, de développer ce qui constituera un souvenir, d’inscrire notre activité dans des pratiques sociales. En résumé, cet édifice financier ne tient qu’en ceci qu’il se base sur les codes culturels qui constituent notre humanité mais en les court-circuitant  le  plus  souvent  possible pour accéder directement à ce qu’il y a en nous de pulsionnel et de compulsif.

Chacun se dira : “pas moi”. Et ce sera vrai. Dans une certaine mesure en tout cas au sens où personne n’est intégralement réduit à ce qui est décrit. D’un autre côté, nous sommes de plus en plus nombreux (et le renouvellement générationnel joue en ce sens) à ne pas y échapper. Avons-nous envie de nous passer de pouvoir réserver en quelques clics l’endroit où nous voulons passer nos vacances, répondant à ce que nous souhaitons, là où nos parents allaient acheter un guide de voyage, téléphonaient et réglaient des arrhes en envoyant un chèque par courrier ? D’autant moins que la chambre d’hôte qui ne serait accessible que de cette manière a disparu depuis longtemps et que nous ne la cherchons plus.

Ce fonctionnement concerne l’essentiel de nos activités, de ce qui nous nourrit, physiquement, moralement, symboliquement. De la même manière que cette chambre d’hôte-là n’existe plus, la source d’information est devenue principalement constituée de la reproduction quasi à l’infini du “buzz”. Le raisonnement politique construit, développé, expliqué, est remplacé par le fait de l’acte médiatique. La facilité avec laquelle  les  projecteurs  se concentrent sur, par exemple, le mot “islam” n’a d’égal que la difficulté à mener un débat sensé sur des sujets tels l’avenir de l’emploi salarié ou les tenants et aboutissants du réchauffement climatique.

Ce qui précède décrit la raréfaction des espaces non calculables dans nos vies et en particulier dans nos pensées. Et c’est précisément dans ces espaces non calculables que se développent nos singularités, donc le sens de la vie, notre propre réponse à “et après ?”. Caractéristique consubstantielle au fait (et aux joies) d’être humain, la technique engendre ainsi la capacité de faire disparaitre le sens de la vie. C’est le prototype du pharmakon de Platon, le remède ou le poison, selon la posologie et le patient.

TRAVAIL ET ÉMANCIPATION

L’irruption massive de la technique dans  le travail, fin XVIIIe, début XIXe siècle et la nature privatisable de la technique sont constitutifs du développement du capitalisme et de la sécularisation, par celui-ci, de l’emploi salarié. La combinaison du capital (fixe, machinique), de ressources naturelles et du salarié permet de produire… du capital pour son détenteur.

L’automatisation du travail dépossède dans une mesure de plus en plus large le salarié de son savoir-faire. Cette dépossession est symétrique aux possibilités toujours plus grandes de l’automatisation et en particulier de notre transformation en fourmis numériques. Certaines études (conduites par la banque ING, le cabinet Roland Berger ou l’université de Harvard) prévoient l’automatisation massive prochaine de nombreuses tâches et la réduction du salariat. Ces études sont évidemment contestables ; cependant, au vu des dernières évolutions (ubérisation, esclavagisme moderne d’Amazon…), on ne saurait être trop prudent face à ceux qui prétendent que rien ne change vraiment ou que le numérique crée également des emplois. Cette réduction ouvre sur une possibilité de catastrophe morale et sociale, jusque et y compris pour les détenteurs des moyens de production,  pris dans la spirale infernale de la concurrence à la compétitivité[3] qui créent eux-mêmes une insolvabilité massive.

Une interprétation de Marx restreinte aux luttes sociales[4] incite à inscrire ces luttes dans une perspective de protection et de préservation du salariat. Si ces luttes sont légitimes, elles passent cependant à côté de ce penseur de la technique et du travail que fut Karl Marx, travail étant compris non uniquement comme travail salarié mais comme sublimation et développement de nos capacités (scientifiques, artistiques, sociales…). Cette pensée situait l’automatisation dans une perspective historique de l’humanité, contenant en puissance la possibilité de réduire le volume de travail indispensable à nos vies dans une proportion telle que nous puissions nous consacrer au développement des capacités évoquées plus haut, développement dans lequel le potentiel d’échange, de co-création et de démultiplication de nos capacités par la technique joue un rôle central.

Contrairement à une autre interprétation erronée de Marx, rien n’arrivera de manière inéluctable. L’étape zéro d’un processus émancipateur par  la  technique  consiste à synthétiser l’ensemble des pratiques contributives contemporaines pour fonder les bases d’une société de la contribution qui soit désirable et porteuse d’un avenir civilisé. C’est le projet développé par l’Institut de Recherche et d’Innovation et la communauté de communes “Plaine commune” en Seine-Saint-Denis, qui se donnent dix ans pour aboutir, en regroupant acteurs politiques, économiques, associatifs et académiques. Le thème en est l’utilisation de la technique comme cœur d’une société de la contribution. Les deux principes fondateurs sont :

  • l’extension du statut d’intermittent ; actuellement réservé aux artistes, il est à étendre aux “contributeurs”, reconnaissant et valorisant le travail préparatoire contributif : on ne “produit” pas en permanence et le temps intermédiaire est nécessaire ;
  • l’appropriation et l’exploitation des techniques contemporaines, comme le font les précurseurs du logiciel libre.[5]

Ce projet vise autant la production académique que l’expérimentation avec les habitants.


[1] L’essentiel de cet article est en une interprétation personnelle de ce que j’ai lu de l’œuvre du philosophe Bernard Stiegler et de l’association Ars Industrialis. Cet article  est  écrit sous ma seule responsabilité et ne saurait remplacer l’œuvre originale, et en particulier Bernard Stiegler,  Dans  la disruption, Comment ne pas devenir fou, éd. Les Liens qui Libèrent, 2016 et Pharmacologie du Front National, éd. Flammarion , 2013.

[2] “Nous” et “notre” ne concernent pas 100 % des individus : certains d’entre nous n’ont pas de téléphone portable, d’adresse électronique, d’accès aux réseaux sociaux. Ceux-là doivent régulièrement faire appel à d’autres qui en disposent.

[3] En réalité, une partie de cette spirale se déroule sans concurrence, la première “ plate-forme” (Google, Facebook, Uber, AirBnB…) établissant un monopole de fait ; cela n’invalide pas le raisonnement général.

[4] Contestée par Marx lui-même dans son texte “Critique du programme du Gotha” au moment de l’unification des sociaux- démocrates allemands derrière le très ouvriériste “programme du Gotha” en 1875.

[5] Voir Sébastien Broca, L’utopie du logiciel libre, éd. Le passager clandestin, 2013, disponible en PDF et Creative Commons sur le site de l’éditeur : http://lepassagerclandestin.fr dans le catalogue.

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