LES POÈMES DES VILLES-MONDES

par | BLE, Culture, Habiter La(ï)Cité

179 nationalités, 100 langues parlées, le siège d’institutions internationales majeures et les associations qui les accompagnent, Bruxelles est un archipel. Ses îles internationales sont des quartiers polyglottes, dynamiques qui ne se mélangent que dans l’effort ou la volonté de s’extraire de chez soi, d’aller à la rencontre de l’autre.

Je ne m’aventurerai pas ici sur une nouvelle analyse de la typologie de notre territoire, pour laquelle je n’ai d’ailleurs ni les compétences ni les connaissances. Je m’exprimerai simplement sur nos devoirs culturels au sein d’une ville-monde, telle que Bruxelles.

Je choisis le terme de « devoir » en référence directe à la notion de « Droits culturels », c’est-à-dire la liberté et le droit de chaque citoyen d’agir sur le monde par le développement par l’imaginaire, individuel ou collectif. Pour être plus précis, je devrais parler du « devoir d’exercer nos droits culturels », mais nous rentrerions dans un tout autre débat que ces quelques lignes ne permettent pas.

Les opérateurs culturels mènent de formidables actions sur le territoire bruxellois, petits et grands se complètent en plusieurs langues et consolident un réseau complexe et performant, en se frayant un chemin dans ce sinueux réseau de pouvoirs subsidiants, à la simplicité toute relative.

De cette forêt institutionnelle, préférons y voir l’inépuisable biodiversité, plutôt que l’assurance de s’y perdre dans son offre abondante, sans eau et nourriture, en proie aux programmations les plus arrogantes dont « on-n-a-pas-toujours-les-codes ».

J’ai eu la chance de fréquenter les plus prestigieuses maisons bruxelloises, et je peux témoigner du fait que toutes, avec la plus grande préoccupation, s’acharnent sans relâche à briser les idées préconçues sur ce et pour qui elles existent, basées sur des perceptions erronées, des malentendus ou des généralisations excessives de la culture.

Chacun affronte cette bête noire qui dévore le public : le stéréotype culturel. « Ce n’est pas pour moi », « Ce n’est pas ma place », « Qu’est-ce que je pourrais y trouver ? ». Chacun multiplie les partenariats associatifs et affine ses tarifs pour rendre cohérent le ratio entre l’accessibilité, motrice d’une potentielle diversification sociale du public, et ce qui est difficilement acceptable et explicable : les coûts de fonctionnement, de production, les salaires des artistes, etc.

Il faut reconnaître que du point de vue du grand public, certaines programmations relèvent du mépris de classe et l’architecture imposante de certains bâtiments vous ruine au simple fait de regarder l’affiche. Mais le prix, la langue, la programmation ne sont peut-être finalement que de faibles obstacles face au temps, par exemple. La gestion du temps de nos modes de vie moderne est peut-être un ennemi beaucoup plus prégnant. Combien de personnes de votre entourage ont le temps de se rendre au concert ? Font-elles partie d’une catégorie de personnes ou de travailleurs en particulier ? Des jeunes ?

Dans quelle mesure nos modes de vie nous autorisent-ils encore à nous évader ?

Au final, le poids de l’histoire, les cadres institutionnels, les modes de communication poujadistes contemporains sont autant de freins que notre époque doit combattre, comme bien des générations avant elle… mais n’oublions pas que l’allure intimidante de ces grandes maisons, neuves ou anciennes, parle de leur fonction possible dans la cité.

Que les évènements culturels vivants ne soient presque plus fréquentés, qu’il s’agisse d’évènements coûteux en salle ou gratuits en plein air, est un danger pour la démocratie. Si une partie de la population se retrouve empêchée de jouir de ses droits culturels, elle a forcément de moindres chances d’être représentée dans les revendications portées par les fictions – ou elle le sera de façon clichée et non intégrée. Elle risque d’être absente des mouvements de contre-culture, et lorsqu’une partie du peuple ne fait pas culture en salle, elle doit impérativement la faire ailleurs.

La forêt institutionnelle évoquée plus haut n’est en réalité que l’infime partie d’une jungle foisonnante, non cartographiée, insaisissable. L’art se cache dans une cuisine à Schaerbeek, dans le souffle matinal et encore festif d’une clarinette d’un cabaret de Saint-Gilles, c’est la musique secrète et hypnotisante dans le casque du skateur des Marolles, dans le grenier de son ami apprenti DJ, dans la fête endiablée de la dernière pendaison de crémaillère pour laquelle il a mixé. En culture, c’est à l’endroit de l’insaisissable, de l’incompréhensible, car encore inouï (« qui n’a jamais été entendu ») que l’innovation se crée forcément.

Bien sûr, les représentations culturelles dont héritent les faiseurs et créatrices – conscients et conscientes, ou non – de contre-culture et les responsables des programmations culturelles les inspirent. La contre-culture, ce qu’on n’attendait pas, devient forcément culture et c’est un cycle sans fin duquel notre diversité sociale ne peut être absente.

Le manque de flexibilité de notre organisation de la vie culturelle risque de nous priver de nouveaux imaginaires. Nous devons recréer des espaces au sein d’une organisation culturelle surcodifiée, et de l’espace-temps dédié à l’innovation pour provoquer la rencontre et inventer les pratiques alternatives. Je ne m’exprime pas ici en termes de langage artistique – nous sommes malgré tout, en regard du reste du monde, bien outillés pour ce faire. Il s’agit de la façon de se rendre au concert, au spectacle, à une conférence… Il s’agit de l’expérience-spectateur.

Le manège politique offre son lot de bonnes intentions, de cadastres en tout genre ou de Tabulae Rasae, souvent bien nécessaires, pour assurer la transparence, la bonne gouvernance, un équilibre dans la répartition des fonds publics. Toutes ces initiatives ne peuvent que se confronter à la réalité de cette jungle, peuplée d’animaux étranges : des artistes… des travailleurs parfois manuels, parfois intellectuels, souvent les deux, et toujours sensibles.

Koert Debeuf, dans son livre Tribalization[1], oppose deux types de comportement globaux de la société, agissant en alternance :

– des périodes de Mondialisation  (à ne pas entendre qu’au sens économique) qui surviennent notamment dans les moments d’ouverture, comme par exemple l’après-guerre et la création d’un réseau d’institutions culturelles publiques comme la Cinémathèque de Belgique ou le Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

  • des périodes de Tribalisation, de de repli identitaire, de conflit et de méfiance, avec, pour ce qui nous préoccupe, une logique de restrictions budgétaires au profit d’une Softpowerisation des artistes subventionnés, c’est-à-dire la mise en avant de leur appartenance régionale au détriment de l’audace, des jeunes créatrices et créateurs, et de la recherche.

Si à l’échelle de l’histoire mondiale, ce postulat s’observe sur le plan des révolutions, des dynamiques diplomatiques et commerciales, il n’est pas impossible d’en saisir son miroir dans les représentations artistiques.

L’art sert aussi à détribaliser, à ne pas se laisser surprendre par les tournants de l’histoire, car il aurait travaillé aux représentations imaginaires qui anticipent la déconstruction des stéréotypes.

Prenons le cas de l’abjecte invasion de l’Ukraine. Il est impossible de cautionner raisonnablement les crimes de guerre qui ont lieu en ce moment. Alors comment peut-on expliquer le soutien d’une majorité de la population russe, même en prenant en compte la force de la propagande ? Comment expliquer une frustrante glorification du passé capable de faire perde la raison d’un peuple entier ? Même si cela n’aurait certainement pas empêché la guerre, a-t-on fourni suffisamment d’efforts pour comprendre la psychologie russe, sans bien sûr ne jamais, au grand jamais, justifier le moindre crime de guerre ?

La tendance est contraire : la Monnaie est contrainte de produire des communiqués pour maintenir Tchaïkovski au programme. Le parlement ukrainien interdit la musique provenant d’artistes de nationalité russe dans l’espace public. Qui pense ici que le public est stupide ? La privation de ces œuvres est-elle réellement une punition, au même titre que les sanctions économiques ?

Une ville-monde implique la cohabitation de ces différents, et potentiellement, de ces stupidités relatives. Notre façon d’appréhender l’information autour des conflits actuels et à venir est capitale si l’on veut optimiser les périodes d’ouverture d’esprit futures.

Dans une ville-monde, je crois en une culture et une contre-culture qui seraient, comme elles, mondiales, attentives à l’approche artistique documentaire, sensiblement différente d’un travail journalistique. Il s’agit d’offrir une éducation géopolitique du sensible et un sentiment d’empathie pour appréhender les conséquences des prochains conflits armés, notamment ses conséquences migratoires, qui concernent directement notre éthique de la cohabitation et notre exercice direct de la démocratie.

Pour cela, il faut que la ville-monde soit davantage porte-parole des voix du monde.

Les communautés artistiques du Caire, de Beyrouth, de Tunis, par exemple, font preuve d’innovation et d’inventivité en termes d’entrepreneuriat culturel sur leur territoire. Elles opèrent dans une précarité évidente, souffrent de l’absence de salaires et de moyens de production, d’un manque de reconnaissance et de compréhension de leur geste artistique par leur gouvernement. Mais l’engagement de ces artistes et leur capacité à se déployer sur leur territoire auprès de la population est absolument intact. Les formes qu’ils déploient sont absolument inspirantes et résonnent dans les programmations internationales avec la population locale et les diasporas.

La culture peut offrir à Bruxelles un décryptage alternatif du monde, perçu par le regard activiste et poétique de celles qui le contestent et le remettent en question depuis d’autres zones.

Bruxelles jouit d’un maillage culturel de proximité très riche et d’une tradition de culture participative de quartiers, mais l’internationalisation est souvent l’affaire du privé ou d’un public-cible, fortuné et expatrié.

Les programmations internationales existent bien entendu à Bruxelles, mais leur contexte de représentation devrait être plus ouvert, moins institutionnalisé, devrait appartenir aussi à la contre-culture. Mais la programmation internationale est onéreuse bien qu’elle soit un potentiel populaire et éducatif majeur. Des évènements gratuits auraient une grande légitimité à intégrer cet aspect international. Ce serait bien logique pour un évènement ouvert au grand public d’une ville-monde.

Concernant la transdisciplinarité, si les politiques culturelles ont bien compris depuis des décennies que l’heure est à la croisée des disciplines et des publics, elles peinent à l’intégrer. En Fédération Wallonie-Bruxelles par exemple, on pousse les artistes à la création transdisciplinaire tout en leur proposant de définir leur discipline lorsqu’ils ou elles sollicitent un subside. Plus absurde encore, il existe bien un service pour les arts transdisciplinaires, mais il est un tiroir parmi les autres, et bien moins doté. Le transdisciplinaire ne devrait pas être considéré comme une discipline en soi, mais plutôt le caractère particulier d’un projet artistique et, dès lors, cette enveloppe devrait s’additionner dans tel ou tel cas aux autres. Nous paraissons nous éloigner du débat, mais en réalité, cette notion de croisée des arts dans un même lieu invite à l’expérience plus large : on peut venir dans un lieu pour différentes raisons.  On peut y vivre collectivement des choses différentes et variées au même moment.

Comment dès lors inviter à cette croisée des publics et provoquer la rencontre improbable tout en étant garant de l’identité artistique d’un lieu ? L’éclectisme dans l’alternance des propositions ne suffit pas : Forest National peut accueillir une même semaine les fans de Disney on Ice et de Björk sans que jamais ils et elles ne se croisent (l’exemple en grand écart est volontaire).

C’est en partie en cela que réside le défi des tiers-lieux culturels, qui se déploient (trop) timidement en Belgique. Un tiers-lieu artistique consiste à y faire au moins deux activités publiques différentes. Un réparateur de vélos, une bibliothèque, une salle de concert et un salon de coiffure dans un même lieu par exemple.

La Tricoterie, à Saint-Gilles ou le CBO, à Jette, en sont des exemples encourageants. Ce qui les distingue des espaces artistiques traditionnels, c’est leur engagement en faveur de la collaboration et de l’impact social. Ils permettent ainsi de stimuler l’innovation et de favoriser l’émergence de nouveaux projets. Ces impulsions sont bien nécessaires afin de dés-institutionnaliser les artistes, de provoquer des formes contre-culturelles. La dimension internationale, ou plutôt de la parole-monde, est un enjeu capital pour Bruxelles dans le développement de ces structures. Les ressources du public, participatives ou non et la mixité des récits trouveraient dès lors, des possibles traductions artistiques.

Aujourd’hui, nous nous tenons debout dans la ville-monde, face à l’ancien cinéma des Variétés. Dans les prochains mois, nous devrons établir la programmation – ou inviter d’autres à le faire –  de ce qu’est un nouveau lieu à Bruxelles.

À partir de quand ce lieu deviendra-t-il un agent du service public comme un autre ? Nous ne le savons pas, mais nous espérons qu’il sera impétueux, que son projet artistique résistera à l’influence de son contexte institutionnel, qu’il soit libre, adolescent, en mutation constante et dans la conscience que la politique culturelle idéale n’existe pas, ou plutôt qu’elle réside dans un paradoxe : elle est un outil d’éducation, de recherche, d’appréhension du sensible, tout en devant se déployer à contre-courant, qui deviendra un jour le courant lui-même.

Nous souhaitons créer un laboratoire artistique et citoyen, un outil de décryptage des pensées citoyennes mondiales par leurs différentes approches artistiques et activistes locales. Une offre culturelle transdisciplinaire, qui viendra compléter le travail acharné du tissu associatif et culturel existant.

Notre chance et notre défi sont de pouvoir inventer cet endroit, de n’hériter d’aucune histoire institutionnelle. Dès lors, à nous de le rendre insaisissable et d’espérer un jour qu’on en parle comme la Friche-Belle-de-Mai à Marseille, la mère des Tiers Lieux de France :

« Si tu as compris la Friche-Belle-de-Mai, c’est qu’on te l’a mal expliquée… »


[1] Koert Debeuf, Tribalization, ASP Editions, 2018

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