RÉSEAUX SOCIAUX ET ESPRIT CRITIQUE

par | BLE, Culture, Education, Laïcité, MARS 2020, Technologies

On le lit souvent, c’est devenu une sorte de mantra, notre monde vit une mutation, tout va plus vite, moins en profondeur, nous vivrions de plus en plus dans une émocratie. Il est vrai que si on n’y prend garde, il est aujourd’hui difficile de ne pas être entraîné dans le tourbillon de la vitesse, de l’immédiateté, de l’overdose d’informations et de messages de toutes sortes. Mais l’heure n’est évidement pas au défaitisme, et conformément aux valeurs que nous défendons et qui nous sont chères, replacer l’humain et la diversité au centre de cette problématique nous semble toujours aussi fondamentalement important. Car si effectivement des choses ont changé, rien n’est réellement totalement neuf, et ce n’était pas nécessairement « mieux avant ».

Il y a plus de 12 ans maintenant, au Centre d’Action Laïque de la Province de Liège, nous avons commencé notamment à travailler plus spécifiquement ces questions pour aboutir à une première exposition, « Voyage au centre de l’info », en 2011. Nous avons développé plusieurs outils, expositions, et organisé nombre de rencontres-débats autour de sujet directement ou indirectement liés à notre monde médiatique, et son influence sur nos quotidiens. Dans sa première version, l’exposition permettait une remise en perspective des différents mass medias, de leurs spécificités, enjeux, limites, forces et faiblesses. En rappelant évidemment toujours que l’élément central est, et reste, l’humain au départ de la production d’information. Très vite il est apparu indispensable d’agrémenter celle-ci d’un module supplémentaire sur les réseaux sociaux.  Par la suite, au fil du temps, nos réflexions, échanges, animations et outils se sont déclinés naturellement autour de l’esprit critique, des stéréotypes, de la publicité, de l’importance du plaisir dans l’apprentissage, des questions de croyances au sens large…


Mais pourquoi la laïcité s’emparerait-elle de ces questions, et pourquoi avoir pris conscience de notre point de vue, de l’importance et de l’urgence d’outiller ceux qui le désirent face à la déferlante d’informations qui n’a depuis eu de cesse d’augmenter ? La réponse se trouve évidemment dans la question. Au travers des animations et activités menées, nous avons rapidement pris conscience que tous publics confondus, il y avait une forme de détresse, quand cela ne devenait pas un dégoût, face à la masse toujours croissante d’informations dont tout un chacun est bombardé. Or, pour être un citoyen émancipé, libre, dans une communauté qui lui permet à la fois un épanouissement personnel mais aussi collectif, il est important aussi d’être acteur éclairé du monde.


Chacun, aujourd’hui plus qu’hier, est devenu un vecteur d’information à potentiellement grande échelle. Ou en tous les cas, un communiquant. Mais il est utile de se rappeler qu’il y a une différence fondamentale entre informer et communiquer. Entre débattre et jouter. Entre ouverture et polarisation. Car ces réseaux affichent une prétendue ouverture qui est plus que questionnable comme nous allons le voir.

Comme tout media, les réseaux sociaux ne sont pas si nouveaux. L’utilisation du terme date de 1954. Mais c’est bien avec son arrivée sur internet et l’explosion du « tout connecté » qu’ils ont pris une toute autre dimension dans le paysage médiatique.

Selon les sites (il existe à l’heure actuelle plusieurs dizaines de réseaux sociaux populaires, et un nombre incalculable d’autres réseaux sociaux au sens large sur internet, du plus spécifique et pointu au plus généraliste), on trouve une offre de possibilités de partage d’informations et de réseautage social basée sur plusieurs critères. Certains ont des spécificités propres, tandis que d’autres se basent sur le partage de contenu (vidéos, musiques, ou images). Les concepts et les modèles économiques sont également nombreux et variés. Ils répondent par ailleurs à un contexte économique et social global dont les réseaux sociaux ne sont qu’une caisse de résonnance ou le reflet. Car le paysage médiatique n’a pas fait exception à la règle, il est lui aussi soumis aux règles du marché, qu’il soit économique ou idéologique. Impensable il y a encore à peine un quart de siècle, l’accès à une information (prétendue) gratuite, du contenu culturel et artistique de tous bords, d’archives et de contenu encyclopédique est devenu pour beaucoup aujourd’hui la norme. Cela crée une illusion d’avoir accès à l’ensemble de l’actualité, à l’ensemble de la production, à l’ensemble de la population mondiale et à sa diversité. Or, rien n’est moins vrai.

Si ces réseaux permettent évidemment des contacts plus faciles et une communication plus efficace, on peut s’interroger sur leur prétendue ouverture. En effet, bien souvent, les personnes se rassemblent selon leurs points communs, ou se mettent simplement en scène. Il est ainsi rare d’y trouver des débats réellement constructifs. On y retrouve fort logiquement tout et n’importe quoi : des attitudes d’ouverture autant que des réflexes de replis et de rejet.

S’ils ont connu une expansion sans précédent depuis leur popularisation en Europe à partir de 2004, les réseaux sociaux sont également devenus incontournables pour les autres medias traditionnels. Aujourd’hui, les maîtres-mots sont partage, échange, interaction directe et instantané.

Tous les acteurs du paysage médiatique se sentent dès lors obligés de rentrer dans la danse sous peine de rater le coche. Les rédactions en ligne donnent ainsi la possibilité de réaction quasi instantanées, mais donnent aussi accès à du contenu « augmenté » et remis en question, parfois instantanément, par les internautes. Là encore, le meilleur peut côtoyer le pire, notamment dans les commentaires figurant sous des articles de presse, surtout lorsque ceux-ci manquaient déjà de la plus élémentaire nuance.

Cela permet donc effectivement une implication – et donc une responsabilité et un rôle critique à jouer – à tout utilisateur dès lors qu’il décide de relayer, ou non, une information. Les réflexes critiques sont plus que jamais importants sur les réseaux sociaux, car ils permettent de faire le tri dans la foule d’informations de toutes origines et de toutes validités. Ces outils présentent un potentiel formidable, couplé à une nécessité pour chacun de s’y comporter de façon responsable pour en augmenter la qualité générale.

Pour en revenir aux questions de modèles économiques, lorsque quelque chose est présenté comme gratuit, il faut souvent comprendre que le produit vendu, c’est l’utilisateur lui-même. Un réseau comme Facebook, pour le prendre en exemple, demande des ressources colossales pour fonctionner, des employés, de la maintenance, des serveurs puissants. Cela a un coût. Enorme. Et cela rapporte. Enormément aussi. On a donc pu voir des algorithmes de plus en plus précis se développer pour, au final, ne proposer à l’utilisateur que du contenu qui le rassure ou qui est susceptible de l’intéresser, posant clairement la question du potentiel de découverte d’autres horizons, et favorisant, de facto, communautarisation et repli. Cela conforte les utilisateurs dans leurs préjugés et idées reçues s’ils ne restent pas vigilants. C’est là une des explications de la prolifération des « fakes news » ou autres théories du complot, couplées à de nombreux autres facteurs. Revers positif, c’est aussi un formidable levier de révolte, un vecteur de causes importantes et progressistes (pensons au récent #metoo dans l’actualité brûlante), un outil efficace, qui construit autant qu’il peut détruire.

De nos jours Internet, et par extension les réseaux sociaux, semble avoir détrôné la télévision dans le cœur des adolescents et jeunes adultes. Plus encore depuis la démocratisation des smartphones qui sont entre les mains de citoyens de plus en plus jeunes, de plus en plus tôt.  Nombre de promesses et évolutions sont en permanences annoncées concernant l’utilisation future et l’interconnexion de tous par le réseau des réseaux (via les téléphones portables, la domotique…). Il semble que ce soit également devenu le principal, lorsque ce n’est le seul, vecteur et source d’information et de communication chez un nombre croissant d’utilisateurs.  Capable du meilleur comme du pire, Internet met également l’utilisateur face à ses responsabilités. A ce jour aucun contrôle total du réseau n’est effectivement possible, si tant était que cela soit souhaitable, ce qui donne une formidable liberté d’expression, mais aussi une responsabilité d’acteurs et de critiques à ses utilisateurs. Par ailleurs, la pression sociale est d’une incroyable intensité sur ceux qui résistent, par conviction, par envie ou par manque de compétence. La fracture numérique est un élément également très important à rappeler, débattre, considérer dans ce contexte.

Comme toujours face à la nouveauté, en particulier lorsqu’elle est aussi rapide, les cadres juridiques et normatifs peinent à suivre. Il est donc fondamental de rappeler les cadres légaux de la liberté d’expression, de la propriété intellectuelle, du droit à l’oubli (car tout reste dans la toile, et il est aussi difficile de faire disparaître sa mémoire digitale qu’il est facile de trouver une quantité affolante d’information sur tout qui en est utilisateur).


De notre point de vue, l’importance de regards croisés, de réhabilitation de la réflexion, du temps différé, de la transversalité des compétences et savoirs font partie d’un arsenal de compétences devenu indispensable à toute personne désireuse de s’émanciper, d’exercer sa liberté de conscience et de penser.

Au final, ce qui reste bien au centre de nos préoccupations c’est le maintien, autant que faire se peut, l’ouverture à la diversité, en ce compris celle d’opinions, de points de vues et de culture au sens large, et ce quelle que soit l’évolution technique de notre société. Car au centre de tout, il reste le plus petit dénominateur commun, à la fois émetteur, récepteur, producteur et, rêvons-le, utilisateur éclairé et critique : l’Humain.

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