DÉVOITURAGE: PEUR, DÉRIVES ET APPROPRIATION DE L’ESPACE

par | BLE, Environnement, Politique, SEPT 2020

Afin d’étudier le lien entre sécurité et liberté dans l’espace public urbain, nous verrons comment la peur est le moteur de la construction urbaine depuis son origine jusqu’à nos jours. Avec comme hypothèse que la voiture est la nouvelle peur contemporaine, nous étudierons ensuite deux dérives possibles de transformation de l’espace public : circulatoire et privatisée. Nous analyserons enfin une troisième voie, celle de l’appropriation citoyenne de l’espace public, comme source de liberté potentielle.

LA PEUR : MOTEUR DE LA CONSTRUCTION URBAINE

Dans son livre Architecture of fear[1], Nan Ellin explique comment la peur a construit la ville depuis son origine. À la Préhistoire, la peur de la nature sauvage amène l’homme à construire son abri, temporaire quand il est nomade, puis de plus en plus renforcé à mesure de sa sédentarisation. La menace vient de l’extérieur, il faut donc se protéger au mieux derrière des remparts. Cette notion d’abri va perdurer jusqu’à la fin du Moyen-Âge, même si la forme et les matériaux évoluent (palissade en bois, château-fort en pierre, etc.).

L’apparition du canon va bouleverser cet ordre établi : l’outil permet en effet d’attaquer le cœur de la ville fortifiée sans pénétrer son enceinte. La ville commence alors à perdre son statut d’enclave protégée. Cette évolution va s’accélérer du fait de problèmes systémiques : l’accroissement urbain pose progressivement des soucis de salubrité et de criminalité. Preuve de cette évolution, la classe bourgeoise nouvellement apparue se replie alors sur son logement privé, amenant la spécialisation des pièces à vivre par fonction (création du boudoir, fumoir, etc.).

Au niveau urbanistique et suite à la Révolution française, la peur des grandes insurrections populaires entraîne la création des boulevards haussmanniens. Sous couvert de mesures sanitaires, cette transformation brutale a pour objectif d’empêcher la formation des barricades dans les ruelles étroites et de faciliter ainsi le passage de l’armée. Ce rationalisme sécuritaire et cette politique de la tabula rasa seront plus tard le socle du mouvement moderniste, avec ses conséquences sur notre ville contemporaine : destruction du patrimoine, zonage de la ville par fonction, prédominance de la voiture, etc.

À partir du XXe siècle et avec l’émergence de la sociologie, plusieurs théories questionnent la sécurité dans l’espace public urbain. L’école de Chicago aborde, dès 1920, le lien entre ville et délinquance sur base des statistiques criminelles. En 1961, le lien entre urbanisme et sentiment d’insécurité est posé par Jane Jacobs[2], il apparaît alors que le contexte peut avoir une influence sur le passage à l’acte délinquant. Oscar Newman reprend ces idées[3] et suggère que le taux de criminalité peut être diminué grâce à la conception d’un espace défendable par ses habitants. Au-delà de la simple surveillance et du sentiment d’appartenance, l’idée d’un impact du design sur la sécurité émerge. Sur cette base théorique, et face à l’apparition de nouvelles insurrections (mai 68 en France par exemple), l’espace public voit apparaître de nouveaux dispositifs de prévention. Cette pratique, théorisée en 1980 par Ronald Clarke, porte le nom de prévention situationnelle et se définit comme “l’ensemble des mesures qui visent à empêcher le passage à l’acte délinquant en modifiant les circonstances dans lesquelles les délits pourraient être commis par le durcissement des cibles”.[4] Cette vision de la sécurité urbaine s’impose rapidement auprès des pouvoirs publics et donne naissance à des espaces possédant du mobilier renforcé, où la dégradation et la possibilité de se cacher disparaissent.

La peur, et sa conséquence pratique, la sécurité, participent donc à façonner le tissu urbain. A chaque nouvelle peur, la ville s’adapte pour répondre au besoin de sécurité demandée. Ce fut le cas pour le rempart protégeant de l’extérieur comme pour le mobilier urbain renforcé empêchant la délinquance. À partir de ce constat, l’hypothèse étudiée dans cet article est la suivante : si la voiture est la nouvelle peur contemporaine, quelles adaptations va connaître la ville ?

LA VOITURE : NOUVELLE PEUR CONTEMPORAINE

L’objet a révolutionné les transports en permettant une accélération des déplacements et offert une liberté jamais connue auparavant. Vecteur social fantasmé, la voiture occupe aujourd’hui une majorité de l’espace public (70 % à Bruxelles, selon Bruxelles Environnement).[5] Plusieurs éléments participent pourtant à la transformer en sujet de crainte. L’impact écologique est connu, le secteur des transports produit 14 % des émissions mondiales des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique.[6] La pollution de l’air, entraînée par les gaz d’échappement, a aussi un impact sur la santé publique. Cette pollution serait à l’origine d’environ 9 millions de morts par an à l’échelle de la planète[7], soit plus que le tabac (“seulement” 7,2 millions de décès selon l’Organisation Mondiale de la Santé). Au niveau de la sécurité, sans parler des accidents de la route, involontaires, a priori, le nombre d’attentats terroristes à la voiture bélier a significativement augmenté ces dernières années. Avec peu de moyens, la voiture semble être un outil privilégié pour ces actions, comme le prouvent les événements survenus à Nice en 2016, mais aussi à Berlin, Stockholm, Londres, New-York…

L’ensemble de ces facteurs écologiques/ sanitaires/sécuritaires ont changé l’image de la voiture. Cette dernière incarne à présent une peur contemporaine entraînant une nouvelle transformation urbaine. Le besoin de sécurité engendré, ainsi que les problèmes de congestion automobile, se traduisent logiquement par le dévoiturage, autrement dit la diminution de la place de la voiture en ville : péage urbain, piétonnier, piste cyclable… À Bruxelles, le nouveau Plan Régional de Mobilité adopté le 5 mars 2020 prévoit la suppression de 65 000 places de stationnement dans les 10 prochaines années, soit une diminution de 25 %. Le devenir de cet espace anciennement dévolu à la voiture devient la principale question urbaine. Plusieurs schémas sont possibles, mais certaines tendances actuelles pourraient s’accentuer, dérivant vers des modèles liberticides pour le citoyen.

INTERDICTION DU DROIT À L’IMMOBILITÉ

La question de la sécurité, soulignée précédemment, transforme déjà l’espace public. La rue comme espace partagé, où mobilité dure et douce se confondent, est présenté comme un modèle de convivialité dans les manuels d’urbanisme. Ce modèle ne résistant pas face à la menace de la voiture bélier, la séparation entre flux automobile et piéton devient actuellement la norme dans les métropoles. Cette spécialisation des flux pourrait dériver vers une vision de l’espace public uniquement circulatoire, afin de préserver au maximum la sécurité de chacun.

Séparé des flux automobiles, l’espace piéton n’est pas pour autant totalement sécurisé. Afin de réduire encore les risques, il peut être vu comme un système fluide où tout obstacle est à proscrire.[8] Cette théorie se base sur l’architecture des grands complexes sportifs, où les mouvements de foule peuvent entraîner des drames de masse. Pour exemple, les rues permettant d’accéder depuis les sorties de métro au stade de France en région parisienne sont vidées de tout mobilier urbain. En cas d’urgence, aucun obstacle ne doit entraver la route. À l’échelle urbaine, ces obstacles sont constitués de bancs, arbres ou autres éléments constituant “les derniers refuges d’intimité de notre vie quotidienne”.[9] L’objectif n’est plus d’empêcher le passage à l’acte malveillant, il s’agit d’éviter au flux de personnes de s’arrêter, d’entraver le droit à l’immobilité.

Cette transformation se traduit dans les nouveaux aménagements urbains par une diminution du nombre d’infrastructures permettant l’immobilité. Les rares équipements mis en place sont étudiés pour empêcher un usage prolongé, afin de limiter les attroupements. Cette pratique se nomme architecture hostile et ses manifestations sont déjà nombreuses dans l’espace public : accoudoirs sur les bancs pour empêcher la position allongée, piques sur les rebords de fenêtre, assis-debout dans les stations de métro. Au-delà des questions sécuritaires et urbanistiques, cette politique pose une question sociale : ces aménagements permettent en effet un contrôle de la population. Les premiers affectés sont les utilisateurs réguliers de ces aménagements, jeunes, SDF, mais aussi personnes âgées et à mobilité réduite. Cette “architecture du mépris”[10] impose un contrôle social de l’espace et a pour conséquence une autre dérive de l’espace public : sa privatisation.

ESPACE PUBLIC PRIVÉ

Dans un contexte urbain de plus en plus sécurisé, la privatisation de l’espace public apparaît comme une solution privilégiée par les pouvoirs publics. Ensembles résidentiels fermés (gated communities), concession de terrasse pour les restaurants et cafés ou même business improvement district (privatisation de tronçons de rue à des fins commerciales) sont les démonstrations de cette collaboration public/privé qui revêt plusieurs avantages : coût nul voire négatif pour l’administration, expertise locale pour le réaménagement urbain et sécurisation personnalisée.

Cette fragmentation de l’espace public pourrait mener à terme à l’émergence d’un nouveau modèle urbain, la “fortress city”[11], composé d’une multitude de territoires privés, sécurisés et réservés à une population aisée. Ces territoires, soumis auparavant à la loi générale, se transformeraient alors en espaces privés possédant leurs propres réglementations, permettant par exemple l’éviction d’une partie de la population (SDF, skaters…) ou la restriction des activités (interdiction de manifester). L’espace public se transformerait en un pur espace de circulation, où l’immobilité ne serait permise que dans ces zones privées appliquant leurs propres règlements. Les populations n’ayant pas les moyens de consommer en seraient exclues et contraintes de rester chez elles ou dans des zones délimitées pour elles.

Les modèles circulatoires ou privatisés sont dystopiques mais ils montrent que le besoin de sécurité peut amener une diminution des libertés citoyennes. Une autre vision de l’espace public existe heureusement. Il s’agit du droit à la ville[12], défini par Henri Lefebvre comme un droit de base de la démocratie, où la ville est un bien commun accessible à tous les habitants. Pour défendre cette vision de la ville et profiter de l’espace créé par le dévoiturage, les citoyens doivent s’approprier directement l’espace public. Cette pratique se nomme l’urbanisme tactique et elle constitue une alternative réelle à la fabrique classique de la ville.

URBANISME TACTIQUE

En 2005 à San Francisco, le studio de design Rebar installe un “parc public temporaire” sur une place de parking. Composé d’un banc et de végétation, le premier parklet (module d’extension du trottoir sur la bande de stationnement) est né et avec lui l’urbanisme tactique. Ce dernier se définit comme une série d’actions réalisées à petite échelle et dont l’objectif est de répondre à quelque chose de plus large.[13] Il s’agit d’interventions éphémères, ponctuelles et initiées par les citoyens. Le mouvement provient d’une insatisfaction collective par rapport aux politiques urbaines et à la façon dont les pouvoirs publics agissent sur la ville.[14] En se réappropriant les lieux d’expression de leur quotidien, les citoyens mettent en pratique la pensée de Lefebvre et construisent la ville à leur image.

Une des caractéristiques du mouvement est la multiplicité de ses interventions. Au-delà du parklet, le guerilla gardening utilise par exemple les zones de terre délaissées comme potager collectif et revendique un droit à la terre. Le mouvement cyclo guerilla critique le manque de place pour les cyclistes et trace clandestinement des pistes cyclables sur les voiries. Cette nouvelle façon de fabriquer la ville est d’ailleurs tolérée voire acceptée par les autorités, qui pérennisent parfois ces actions. C’est le cas de certains passages piétons dessinés par des citoyens et officialisés par la suite.

L’actualité récente, avec le confinement lié à l’épidémie de coronavirus, nous montre le manque d’espace extérieur appropriable dans les métropoles densément peuplées. Beaucoup de ménages se trouvent enfermés dans leurs logements, parfois avec enfants, sans possibilité d’utiliser l’espace public par manque d’infrastructures adaptées. L’urbanisme tactique peut être une réponse à cette demande d’espace, sous réserve d’acceptation par les pouvoirs publics. En tant que citoyen, il faudra cependant être vigilant : l’émergence massive des terrasses commerciales sur les stationnements automobiles répond certainement à un besoin économique du secteur de la restauration. Cette émergence démontre également que la privatisation de l’espace public est une dérive déjà réelle dans notre quotidien.


[1] Nan Ellin, Architecture of fear, Anglais, Princeton Architectural Press, 1997.

[2] Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, traduit de l’anglais par Claire Parin, Parenthèses, 2012 (1961).

[3] Oscar Newman, Defensible Space : Crime Prevention Through Urban Design, Anglais, Macmillan Pub Co, 1973.

[4] Eric Chalumeau et Lucinda Dos Santos, “Prévention sociale, prévention situationnelle, fondements complémentaires d’une politique de sécurité”, Les cahiers du DSU, vol. 22, 1999, p. 1116.

[5] https://environnement.brussels/thematiques/mobilite/ la-mobilite-bruxelles/chiffres

[6] Cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 2014.

[7] Stéphane Mandard, “La pollution de l’air tue deux fois plus que ce qui était estimé”, Le Monde, 2019.

[8] Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, Presses Universitaires de France, 2009.

[9] Mike Davis, Dead Cities : And Other Tales, Anglais, The New Press, 2002.

[10] Mickaël Labbé, Reprendre place  : contre l’architecture du mépris, Payot, 2019.

[11] Mike Davis, City of quartz : Los Angeles, capitale du futur, traduit de l’anglais par Michel Dartevelle et Marc Saint-Upéry, La Découverte, 2006 (1990).

[12] Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Economica, 2009 (1968).

[13] Mike Lydon et Anthony Garcia, Tactical urbanism: shortterm action for long-term change, Anglais, Island Press, 2015.

[14] Sophia Michelle Benner, Tactical urbanism : from civil disobedience to civic improvement, Anglais, Mémoire de master, Université du Texas, 2013.

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