POPULISME ET DÉMOCRATIE

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017

Le populisme : tout le monde parle du populisme mais personne ne peut en donner une définition, le mot sert surtout à connoter, de manière péjorative, toute forme d’appel au peuple. Et si on se le réappropriait ?

Le populisme fait en effet partie de l’attirail d’outils servant à discréditer la cause du peuple : ce concept-écran est en fait  un mot repoussoir qui connaît une fortune très grande.

Le populisme, par son utilisation abusive et intempestive est un terme difficile à définir. Il n’explique rien sur ceux qu’il prétend désigner mais beaucoup sur ceux qui l’emploient à tort et à travers. Ainsi, quand le processus politique va dans le sens des élites, c’est la “démocratie”, lorsqu’il va dans un sens contraire, c’est le populisme. Il est ainsi présenté comme une pathologie, voire une défiguration de la démocratie, et lorsqu’il est utilisé de cette manière-là, c’est afin de réduire au silence toute critique des rapports néolibéraux dominants.

Nonobstant les divergences de vue entre spécialistes, ces derniers s’accordent généralement sur deux éléments permettant de distinguer le populisme d’autres modes de faire de la politique (car il s’agit plus d’un style que d’une idéologie à proprement parler).

Ces deux éléments sont l’appel au peuple et un discours contre les élites.

Même si, malgré sa dimension polémique, le discours populiste a toute sa place dans un régime démocratique, force est de constater que le mot est souvent utilisé pour dénigrer et disqualifier un adversaire politique. Il se mue dans ce cadre en un terme opérateur d’illégitimation.

Annie Collovald voit dans la connotation stigmatisante du populisme, la description d’un peuple, devenu un problème à résoudre et non plus une cause à défendre, un peuple “réduit au statut de problème et refait par les préjugés d’une élite sociale et pour les besoins de la cause néolibérale qui projette la construction d’un avenir radieux, conduit par la mondialisation des logiques financières, contrôlé par des experts […] le peuple doit être méprisé et méprisable pour que se réalise l’utopie conservatrice du néolibéralisme rêvant d’une démocratie dépeuplée et réservée à une étroite élite ‘capacitaire’”.[1]

Son instrumentalisation obsessionnelle présente l’avantage presque magique de clore le débat d’emblée en diabolisant la contradiction ; la mécanique est imparable, elle permet de fermer la discussion avant de l’avoir ouverte et donc, précisément, de circonscrire ce qui peut être dit dans l’espace public.

DU CÔTÉ PRATIQUE D’UNE NOTION IMPRATICABLE

Pourquoi ce terme péjoratif est-il utilisé à tort mais à dessein ? En fait, il sert notamment à disqualifier les critiques du système politique : la critique du système et des élites est rendue inaudible par le recours  à l’adjectif populiste : “on veut ranger sous le terme de populisme toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant”.[2] Il stigmatise et permet de rendre illégitimes certaines opinions politiques, en particulier lorsqu’elles deviennent populaires. Le populisme se mue en un argument stratégique qui vise à inculper la parole populaire, à la caricaturer.

Cette disqualification des classes populaires est également le meilleur héraut de TINA (There Is No Alternative) : puisque toute alternative politique est ainsi jugée inaudible, le choix politique peut unique- ment se porter sur celui proposé sur un plateau d’argent par la doxa, c’est-à-dire  la pensée dominante.

POPULISME : MASQUE ET RÉVÉLATEUR

Outre ces aspects déjà suffisamment graves, pourquoi est-il important de se préoccuper de l’utilisation manipulatrice du terme ? Pourquoi est-il pertinent de se demander si le vocable de populisme doit plutôt être un mot à assumer et à détourner qu’à démonter et à ranger au placard ?

D’une part, parce que cette vision dépréciative du concept “n’épuise pas la richesse du sujet. Car le populisme peut aussi se lire comme un signal d’alerte, comme un cri politique poussé  au  nom du peuple, comme un mal nécessaire de la démocratie… comme s’il n’en fallait pas trop, certes, mais tout de même un peu pour être véritablement démocrate[3] :  il est ainsi indissociable de la démocratie représentative et est très souvent présenté comme une maladie de celle-ci. Mais ne devrions-nous pas y voir plutôt les symptômes d’autres maladies : celles du monde politique, d’une société en crise, d’un système représentatif lui-même malade de sa représentation, affectée du virus du désenchantement ? En outre, et contrairement à ce que la doxa prétend, la force d’attraction du populisme ne témoignerait-t-elle pas, non d’une prétendue crétinisation de l’électorat mais bien d’une individualisation et d’une émancipation dudit électorat, qui n’admettrait plus que des élites pensent à sa place, qui ne prendrait plus pour argent comptant ce qu’on lui assène, puisque le populisme est toujours issu d’un mécontentement par rapport à la manière de gouverner ? Il ne traduirait donc pas une dépolitisation mais une demande de politique.

POUR UN POPULISME DE GAUCHE ?

La question du populisme divise la gauche. Ainsi, Laurent Bouvet soulève en effet que “stigmatiser sans cesse le peuple, l’accuser de dérives populistes, le condamner moralement en raison d’un comportement électoral qui ne satisferait pas des critères établis bien souvent par une élite qui l’a laissé tomber, voilà quelques-uns des travers qui menacent aujourd’hui la gauche”.[4] Pour lui, le populisme est un outil indispensable pour comprendre ce qui est à l’œuvre et est indissociable de la démocratie et, partant, si beaucoup de populisme éloigne de la démocratie, un peu en rapproche tout aussi sûrement. L’auteur voit par conséquent dans le populisme un instrument dialectique permettant de prendre le pouls de la démocratie.

Au vu de ce qui précède, faut-il laisser le populisme aux élites ou à l’extrême-droite ou conviendrait-il de plaider en faveur  d’un populisme de gauche ? L’écrivain flamand David Van Reybrouck développe dans Pleidooi voor populisme[5] l’idée selon laquelle la critique actuelle du populisme est “comparable à la critique du socialisme voici maintenant plus d’un siècle : l’élite politique et sociale d’Europe a réagi avec la plus grande réserve face à un mouvement populaire et rebelle[6] et la peur du populisme n’est pas fondée quand ce dernier “s’en tient aux principes de la démocratie : le respect inconditionnel de l’égalité sociale, des droits de l’homme, de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit”.[7] Lui aussi voit dans le populisme non une maladie mais un symptôme qui apparait quand la culture politique dominante est malade.

Il identifie deux causes inhérentes à ce symptôme : la présence décroissante des peu qualifiés au sein du Parlement et le fossé culturel de plus en plus grand entre les peu qualifiés et les personnes plus qualifiées.

Pour lui, le populisme est l’expression de la rancune par rapport à l’égalité promise et qui tarde à se concrétiser. A ses yeux, pour que la démocratie fonctionne de manière optimale, plus de populisme est nécessaire, notamment à gauche, car le sort des peu qualifiés est trop important pour le laisser dans les mains du populisme sombre. Ainsi, à ses yeux, ce n’est pas moins de populisme mais un meilleur populisme qui est nécessaire.

Ce retournement du stigmate serait garant d’une forme de renouvellement démocratique. Partant, l’urgence du moment serait donc moins à condamner le populisme qu’à régénérer un populisme émancipateur qui ramènerait le conflit au cœur de la démocratie.

CONFLIT ET DÉMOCRATIE

La réhabilitation du conflit comme point nodal de la démocratie implique par conséquent la construction d’institutions plus accessibles à tous et plus égalitaires. Dans un premier temps, il s’agirait de “récupérer la démocratie avant de pouvoir la radicaliser car nous vivons désormais dans un  système  post-démocratique  :  les procédures et institutions démocratiques continuent à exister, mais elles ont perdu leur sens car elles ne permettent pas aux citoyens d’exercer un véritable choix : lors des élections, les citoyens devraient avoir un véritable choix entre différents projets politiques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui”.[8] Ainsi, pour Chantal Mouffe, s’exprimant à propos de la social-démocratie en  complète  déliquescence,  il s’agirait de “reformuler le projet socialiste sous forme d’une radicalisation de la démocratie. Le problème, dans nos sociétés, réside moins dans les idéaux proférés que dans la façon dont ils ne sont pas mis en pratique. Radicaliser la démocratie suppose à la fois de transformer les structures de pouvoir et d’établir une autre hégémonie que celles que nous vivons.”[9]

UN POPULISME DE GAUCHE, FORT BIEN MAIS À QUELLES FINS ET POUR QUOI FAIRE ?

Citons ce slogan de Podemos : pour politiser la douleur, organiser la rage, défendre la joie, mobiliser les passions pour construire un nous, pour fédérer le peuple pour refonder la gauche. Dans un entretien pour Fakir, Chantal Mouffe développe l’idée d’un “populisme de gauche avec un “nous” qui inclut les immigrés mais qui pointe comme adversaires les multinationales, les grandes fortunes… [Avec comme] travail politique à faire : donner à voir l’oligarchie, son mode de vie,  ses  rémunérations  grotesques,  sa puissance, ses décisions sur nos existences”.[10] Le terme devrait alors être revendiqué positivement : il faudrait opposer un “populisme de gauche” à la gouvernance des élites néolibérales et le rôle de la gauche serait d’orienter le populisme vers un sentiment démocratique dans l’optique de rendre le pouvoir au peuple plutôt que de s’en remettre à un chef. Car, en l’absence de ce populisme inclusif de gauche qui viserait à co-construire une intelligence collective, le risque est grand de voir le  spectre du passé resurgir, de nouveaux boucs-émissaires être érigés en victimes de la vindicte populaire.

La réhabilitation et la reconstruction du peuple s’avèrent également prépondérantes et urgentes parce que, en ces temps propices à la disqualification de la démocratie, cette dernière ne peut s’offrir le luxe de perdre les couches populaires en disqualifiant leur vote. Elles sont vitales aussi parce que le succès des partis démagogiques de droite tient majoritairement – et il faut le reconnaître – au fait qu’ils formulent et répondent, même de façon très problématique, à de véritables demandes démocratiques, superbement ignorées par les partis traditionnels. L’incapacité des social-démocraties à contrer l’ouragan néolibéral et à affronter les différentes formes d’insécurisations culturelles et sociales est à l’origine des succès de ces droites démagogiques, sécuritaires et xénophobes.

L’objectif est de faire basculer le dégoût abstentionniste en goût électoral et, pour ce faire, les partisans du populisme de gauche proposent de se battre sur le terrain des symboles pour ne pas les abandonner à l’adversaire : l’idée est de ne pas abandonner aux populistes réactionnaires le monopole de l’émotion et de la lutte contre l’establishment.

Pour Chantal Mouffe, parler de populisme de gauche signifie prendre acte de la crise de la social-démocratie, qui ne permet plus de rétablir cette frontière entre la gauche et la droite et, puisqu’elle considère que la rationalité ne suffit pas à mettre le peuple en mouvement, elle cherche à définir les affects mobilisateurs qu’elle trouve dans la vieille opposition du peuple et de l’élite.

Pour elle, il ne sert à rien de tourner le dos à un populisme qui n’est que l’expression exacerbée d’un peuple dépossédé de ses droits à décider. Mais, pour éviter que l’antagonisme ne tourne à l’affrontement liberticide d’ennemis et pour qu’il s’en tienne au combat politique d’adversaires, il faut disputer au populisme d’extrême droite le leadership sur les catégories populaires dominées par le ressentiment.

Par ailleurs, avec Laurent Bouvet, il est possible de voir dans le populisme une manière de réimposer et de définir la place du peuple, non pas ce peuple qui, dans la bouche de certains, devient la masse ou l’opinion pour finir en populace, un peuple dissous dans la multiplicité des individus consommateurs mais un peuple politique délibérant. Le populisme de gauche peut  y contribuer. Une nouvelle ère se présente à nous, une nouvelle ère qui requiert une autre manière de faire de la politique, qui réponde aux besoins urgents et aux espoirs de la population plutôt qu’à ses peurs. C’est le moment de réhabiliter la politique et la démocratie, pas de les répudier.


[1] Annie Collovald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, éditions du Croquant, 2004, p. 234.

[2] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 88.

[3] Laurent Bouvet, “Retrouver le sens du peuple” in Plaidoyer pour une gauche populaire, Laurent Baumel et François Kalfon (eds), éditions du Bord de l’eau, 2011, p. 105.

[4] Laurent Bouvet, Le sens du peuple, la gauche, la démocratie, le populisme, Gallimard, 2012, p. 230..

[5] David Van Reybrouck, Pleidooi voor populisme, Querido, 2008. Un extrait en français de ce livre peut être lu dans la revue Politique : http://politique.eu.org/archives/2008/10/729.html.

[6] David Van Reybrouck, “Le populisme en tant que démocratie”, in Revue Ah ! – Ah Ces Flamands !, n° 12, Geert van Istendael (dir.), Cercle d’art, 2011, p. 67.

[7] Ibidem, p. 71.

[8] Chantal Mouffe, “Obtenir un consensus en politique est par principe impossible”, Libération, 21/04/2016.

[9] Chantal Mouffe, “Il est nécessaire d’élaborer un populisme de gauche”, Mediapart, 11/04/2016. 10 François Ruffin, “La démocratie, c’est du conflit”, Fakir n°77, p. 23.

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