LEÇONS DE COLOGNE

par | BLE, Féminisme, Justice, MARS 2016

Pour tout ce qui concerne la lutte contre les violences faites aux femmes, les “événements de Cologne” resteront un cas d’école, pour le pire et… le encore pire. On y chercherait en vain le meilleur.

Reprenons les faits, pour les générations futures : la nuit du Nouvel An, dans et devant la gare de Cologne, un grand nombre de femmes ont été agressées avec insultes, attouchements, vols de portables. Plus de 1000 plaintes ont été enregistrées, dont près de la moitié pour violences à caractère sexuel.

Les agresseurs ont été très vite désignés comme étant “d’origine nord-africaine”. Par quel transfert ces “Nord-Africains” se sont transformés en “réfugiés syriens et irakiens”, voilà déjà une première énigme. Dont la solution est simple, en fait, car on était en pleine contestation de la politique d’accueil de réfugiés d’Angela Merkel, et l’occasion était trop belle, pas seulement à l’extrême-droite, de se trouver un argument de poids : cet accueil mettrait en péril “nos” femmes et leurs droits, qui ne sont jamais autant brandis par certains que quand ils peuvent servir de carburant au racisme.

Quelques semaines plus tard, la réalité reprend ses droits : sur une cinquantaine d’agresseurs identifiés, on a retrouvé quelques Syriens et Irakiens – et autant d’Allemands… – les autres étant principalement algériens et marocains. Les anti- racistes auraient cependant tort de s’en réjouir, comme on le lit ici où là : troquer la haine du réfugié de pays en guerre contre celle de migrants du Maghreb ne peut “soulager” que si l’on défend l’idée d’une “sélection” entre “bons” et “mauvais” migrants, entre celles et ceux qu’il nous faut protéger et les autres, à renvoyer dans leur misère…

LE “VIOL BRUTAL”…ET LES AUTRES

Mais revenons-en à la dénonciation des violences contre les femmes pour défendre un tout autre agenda. Depuis Cologne, il y a eu d’autres événements, hélas d’une certaine banalité et qui seraient probablement passés inaperçus des médias sans cette funeste nuit du Nouvel An.

Ainsi, on a pu voir dans un JT de la RTBF la journaliste Esmeralda Labye entourée d’hommes mimant des actes sexuels ou lui chuchotant des insanités à l’oreille – dans un allemand parfait et puant la bière à un mètre, ce qui semble exclure la piste “islamiste”. Après le direct, les choses ont encore dégénéré.[1] Plainte a été déposée. Ce n’est pas la seule : durant le carnaval de Cologne, début février, le nombre de plaintes pour violences sexuelles a été multiplié par quatre[2], signe que les langues se délient. On sait que les femmes hésitent à dénoncer les faits : il y a parfois de la honte (oui, de la part des victimes), la crainte de ne pas être prises au sérieux, mais aussi un certain fatalisme, l’idée que “cela ne sert à rien”. Il est vrai qu’au détour d’un article[3], on apprend que dans cette Allemagne tellement indignée par les événements de Cologne, jusqu’ici les agressions sexuelles n’étaient guère punissables : le viol n’est reconnu que dans des cas très strictement délimités, quand la victime peut prouver qu’elle s’est défendue (un “non” ne suffit pas) ; quant à la main baladeuse, même sous la jupe, il n’est tout simplement pas prévu de la sanctionner. De nouveaux projets de loi, plus sévères, ont été déposés depuis.

En Belgique, où la législation est plus stricte, on a tout de même entendu des magistrats faire la différence entre le “viol brutal” (vous savez, l’inconnu qui guette sa proie au coin d’un bois…) et les “petits viols entre amis” qui seraient finalement moins graves, par exemple parce que l’agresseur n’aurait “pas compris les signaux venant de la victime”, comme dans la désormais célèbre affaire de Gand.[4]

Or il faut rappeler ces quelques chiffres : il y a en Belgique 10 plaintes par jour pour viol, et le Moniteur de Sécurité de la Police fédérale estime lui-même que seuls 10% des faits sont rapportés. Dans trois cas sur quatre, la victime connaissait son agresseur : membre de la famille, voisin, ami. Sur l’ensemble de ces (déjà rares) plaintes, seules 4% mènent à des condamnations.[5] A noter aussi ce chiffre terrible : une enquête récente recense 28 000 femmes victimes de violences ces 12 derniers mois en Wallonie.[6]

Voilà qui en dit long sur le souci de protection de la sécurité des femmes, dès lors qu’il ne s’agit plus de pointer les migrants…

NE PAS CHOISIR ENTRE FÉMINISME ET ANTIRACISME !

Contrairement à ce que certains ont prétendu, les féministes ne sont pas restées sans réaction après les agressions de Cologne. Elles ont réfléchi, elles ont débattu, elles ont dénoncé. Certaines sont tombées dans le panneau du grand complot islamiste, comme la féministe historique Alice Schwartzer, que La Libre n’a pas hésité à mettre en Une[7] (pour qu’une féministe ait une telle place dans la grande presse, il faut évidemment qu’elle parle de l’islam, comme si c’était le seul problème des femmes allemandes). D’autres (souvent parmi les jeunes, ce qui est plutôt encourageant) se sont insurgées contre cette instrumentalisation des femmes pour justifier des positions racistes.[8]

En Belgique, la secrétaire d’Etat bruxelloise Bianca Debaets s’est laissée aller à déclarer que “Certains jeunes d’origine maghrébine perçoivent les femmes comme du gibier en liberté”, phrase aussitôt mise en exergue dans la presse.[9] Mais d’autres, comme l’asbl Garance[10] rappellent que les agressions sexuelles se passent en tous lieux et dans tous les milieux, tandis que la militante féministe Amelie Mangelschots propose dans un article percutant[11], d’appliquer à l’ensemble des hommes, en commençant par “les nôtres”, le cours de “respect de la femme” suggéré par Theo Francken à l’intention des migrants.

Un malaise persiste pourtant : c’est comme s’il fallait choisir entre “défense des réfugiés” et “dénonciation des violences envers les femmes”. D’un côté, pour ne pas stigmatiser les migrants, les femmes sont priées de ne “pas exagérer” la gravité des actes subis (on lit ainsi parfois qu’à Cologne, il n’y aurait eu “que” 450 agressions sexuelles sur 1000 plaintes). A l’inverse, si l’on refuse de sacrifier la liberté des femmes, il faudrait “oser nommer les choses”, dont (au choix ou en cumul) un échec du multiculturalisme, la frustration sexuelle au sein de l’islam, ou encore le danger de frontières ouvertes.

Apparemment, pour défendre les un/e/s, il faudrait sacrifier les autres.

C’est un piège qu’il faut absolument éviter, en insistant sur ceci : ce qui s’est passé à Cologne est et reste grave – aussi bien les agressions commises que leur instrumentalisation à des fins racistes. L’interprétation est classique : lorsqu’un étranger agresse une femme dans la rue, ou frappe sa compagne, c’est une question de “culture” ; quand c’est un Européen, il s’agit d’un acte individuel, d’un problème psychologique. Rappelons donc que tous ces agresseurs ont un point en commun : ce sont des hommes. Et si on peut parler d’un problème de “culture”, c’est celui d’une certaine culture de la virilité, et c’est celle-là qu’il nous faut remettre en cause, ailleurs comme chez nous, parmi “les nôtres” comme parmi “les autres”, ensemble.


[1] La Libre Belgique, 4 février 2016 : Esmeralda Labye victime de gestes obscènes lors d’un duplex à Cologne: “Cette scène m’a choquée”

[2] La Libre Belgique, 5 février 2016 : Cologne: 22 plaintes pour motifs sexuels signalées pour le 1er jour du carnaval (au total, il y en a eu plus de 60).

[3] http://www.slate.fr/story/112615/scandale-cologne-allemagne-durcir-droit .

[4] Un présentateur radio a bénéficié d’une suspension de prononcé, bien que la réalité du viol ait été reconnue par l’accusé comme par le juge. Mais il aurait “mal interprété les signaux de la victime”, qui lui a pourtant dit non à plusieurs reprises.

[5] Chiffres cités par Amnesty, dans sa campagne 2014.

[6] La Libre Belgique, 5 février 2016.

[7] La Libre Belgique, 6 février 2016 : “A Cologne, les islamistes nous ont déclaré la guerre”.

[8] Comme le collectif Ausnahmlos, http://ausnahmslos.org/ : Against sexualised violence and racism. Always. Anywhere.

[9] Carte blanche dans La Libre Belgique, 8 janvier 2016.

[10] www.garance.be/news

[11] De Morgen, 7 janvier 2016.

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