UN CADRE DE RÉFÉRENCE POUR LA QUALITÉ DANS LE SECTEUR DES ONG

par | BLE, MARS 2013, Politique

Depuis le début des années 2000, ACODEV, la fédération des ONG belges francophones et germanophones, anime une réflexion sur la qualité dans le secteur des ONG de coopération au développement. Partie de la généralisation des outils de  gestion  du cycle du projet, cette réflexion s’est élargie,  à partir de 2008, pour aborder l’ONG et ses interventions dans leur ensemble…

Le projet de doter le secteur d’un référent qualité commun a beaucoup hésité entre l’option de construire de toutes pièces un référentiel spécifique ou celle de s’appuyer sur un cadre existant. Les membres d’ACODEV se sont très récemment prononcés en faveur de l’adoption, en tant que cadre de référence au travail sur la qualité, du modèle de l’European Foundation for Quality Management (EFQM) Pourquoi les ONG se sont-elles tournées vers un système initialement conçu pour l’entreprise privée ? Quelles sont ses forces et faiblesses ? Comment le secteur aborde-t-il ce nouveau défi de la qualité ?

LES ARGUMENTS QUI ONT CONDUIT LA FÉDÉRATION A PROPOSER LE MODÈLE EFQM 2010

1- Bien qu’initialement développées dans le contexte marchand, les évolutions successives du modèle depuis 1988 ont rendu son utilisation possible et bénéfique pour un très large éventail d’organisations. Aujourd’hui, plus  de 30 000 organisations utilisent l’EFQM dans leurs processus d’amélioration continue, des multinationales, des TPE (très petites entreprises), des organisations sans but lucratif, le service public…

D’octobre à décembre 2010, cinq groupes de travail ont passé au crible les neufs domaines d’analyse du modèle EFQM pour vérifier leur adéquation au monde des ONGs. A part deux précisions interprétatives d’ordre mineur, le modèle dans son ensemble a été jugé pertinent par les ONGs.

  • C’est en outre un modèle qui aborde l’organisation de façon systémique. Les ONGs déploient depuis de nombreuses années des outils orientés qualité dans le cadre de la gestion du cycle du projet, l’approche du cadre logique et les autres méthodes de gestion pour les résultats du développement. L’évolution de leur environnement réglementaire les pousse à toujours plus d’efficacité et plus d’efficience. La démarche EFQM permet d’intégrer dans un cadre de référence unique l’ensemble des efforts, qualité d’une organisation. Ceci présente l’intérêt d’encourager une cohérence globale entre eux : la procédure de gestion financière est-elle en ligne avec la stratégie de l’organisation ? La gestion des ressources humaines vient-elle en soutien aux résultats de développement ? Par ailleurs, la portée globale du modèle remet en lumière l’importance de champs d’amélioration qui sont moins souvent approfondis par les ONGs (au contraire de ceux qui touchent directement leur objet social) tels que l’importance d’une politique adéquate des ressources humaines.
  • Le modèle n’oublie pas l’importance des partenaires et des groupes cibles. Un des premiers enjeux abordé dans le Groupe de Travail Qualité d’ACODEV1, fin 2008, était celui de la gestion des attentes contradictoires. En effet, la gestion de la qualité met l’accent sur la satisfaction des attentes des parties prenantes à l’organisation. Mais comment assurer un équilibre entre les parties prenantes qui ont une voix (les donateurs) et ceux dont la portée de la voix est plus faible (les bénéficiaires) ? Le modèle EFQM met l’accent sur ce nécessaire équilibre entre parties prenantes puisqu’il prône la satisfaction “des attentes de toutes les parties prenantes”.
  • C’est enfin un modèle qui offre des opportunités de dialogue avec des organisations en dehors du secteur des ONGs. La tentative de formulation d’un cadre de référence pour la qualité spécifique au secteur des ONGs s’est avérée un exercice difficile. Les différences d’approche ou les divergences d’idéologie du développement mettent rapidement en question la légitimité et le bien-fondé d’un tel effort. En s’appropriant un cadre de référence existant, le secteur peut éluder cette difficulté. Mais surtout, il peut engager le dialogue avec les autres organisations du secteur privé ou du secteur non marchand qui utilisent le modèle. Ce dialogue peut s’établir au niveau des méthodes et outils de gestion de la qualité (Comment réaliser une enquête de satisfaction du personnel ? Comment identifier des indicateurs de performance clés ? Quelles sont les bonnes pratiques de gestion par les processus ?) mais également au niveau du contenu même du modèle (Est-ce qu’une vision instrumentale du partenariat est satisfaisante ? La responsabilité sociétale et environnementale sert-elle un objectif d’image pour les organisations ?). Dans ce sens, l’utilisation d’un outil déjà largement diffusé pourra renforcer la capacité d’influence ou d’interpellation du secteur des ONGs dans d’autres secteurs.

LE MODÈLE EFQM N’EST CEPENDANT PAS UN SYSTÈME PARFAITEMENT ADAPTÉ AU SECTEUR ONG

Le vocabulaire de base du modèle reste largement emprunté au monde de l’entreprise. Un minimum de gymnastique d’esprit est nécessaire pour s’en approprier pleinement le contenu. Que signifie, par exemple, la “proposition de valeur” ou la “création de valeur pour les clients” dans un contexte d’ONG ? L’inadéquation du langage au contexte des ONGs est une question d’ordre purement symbolique.  En effet, de par son caractère générique, le modèle EFQM invite à son adaptation au contexte précis des organisations (ou des secteurs) qui l’utilisent. Mais en tant que principale porte d’accès à l’outil, la langue utilisée peut représenter une source de blocage. C’est dans cet esprit qu’ACODEV et Coprogram travaillent à une reformulation du modèle dans un langage plus facilement accessible aux ONG. Au-delà du langage utilisé, certains principes sont également très marqués par le secteur privé. A cet égard, on peut citer l’accent mis sur la comparaison de la performance entre organisations, pour pouvoir évaluer qui fait partie des “meilleurs de la classe.” La vision sur le partenariat reste faible même s’il faut saluer son existence dans le modèle. Le partenariat est vu de façon très instrumentale, comme une ressource de l’organisation (mise en place de synergies, spécialisation sur le corps de métier, sous-traitance durable), alors que les ONGs revendiquent généralement une portée nettement plus stratégique pour leurs partenariats où les objectifs sont recherchés ensemble. La reformulation entamée par ACODEV et Coprogram tente de prendre en considération ces éléments pour enrichir le modèle et améliorer son adéquation au secteur des ONGs.

Par ailleurs, certains éléments du modèle sont développés de façon trop légère par rapport à l’expérience du secteur. La question du partenariat a déjà été citée. Mais on peut aussi regretter que la gestion des connaissances n’y trouve sa place qu’à la marge et sous un angle principalement technologique ; ou encore que la responsabilité sociale et environnementale soit présentée comme un moyen pour assoir la réputation de l’organisation plutôt qu’un objectif transversal à part entière. Enfin, les questions de genre ou de pouvoir sont totalement absentes du modèle.[2]

En outre, la portée politique du modèle est faible. EFQM reste un outil technique. Il pourra favoriser l’amélioration des processus de gestion qui conduisent aux résultats de chaque organisation, mais en lui-même, il ne dit pas grand-chose sur la justesse des stratégies poursuivies. L’utilisation d’EFQM pourra aider une organisation à dynamiser son processus d’amélioration continue, mais ne l’empêchera pas de mener, sur le terrain, des interventions paternalistes. L’absence de dimension politique d’EFQM s’explique par son caractère non normatif et c’est justement cet aspect qui le rend utilisable dans des contextes très divers. Pour autant, la dimension politique n’est pas entièrement absente du modèle. A terme, la mise en route d’un cycle d’amélioration continue entrainera inévitablement le (re)questionnement des visions, missions et stratégies de l’organisation. Mais ce manque d’engagement politique direct peut refroidir les ONGs qui sont principalement attentives à la pertinence et la qualité des actions de coopération au développement.

UN DÉBAT ANIMÉ

Ce qui est bon pour l’organisation individuelle n’est pas forcément bon pour la collectivité des ONGs. Les témoignages recueillis montrent que des ONG de la fédération ayant utilisé EFQM estiment que, malgré ses limites, le modèle apporte une réelle plus-value à leur démarche, quitte même à se lancer dans la dynamique de base qui consiste en la réalisation d’une auto-évaluation, l’identification et la priorisation de trois projets d’amélioration et qui peut déboucher sur l’obtention du label “Committed to Excellence”. Pourtant, l’adoption du modèle comme cadre de référence commun au secteur suscite des craintes chez d’autres membres.

La principale réside dans le fait que l’adoption d’un référentiel qualité commun pourrait être la première étape d’un processus qui conduirait à terme à l’utilisation du modèle dans le cadre des relations avec les bailleurs de fonds. Ces derniers cherchent régulièrement à améliorer l’évaluation de la qualité de leurs interlocuteurs ONG.

ECHO, l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne,[3] a introduit un certificat “P” qui atteste de la qualité des procédures de l’ONG et donne des avantages à celles qui obtiennent ce certificat ; la Direction Générale Belge de la Coopération au Développement (DGD)[4] a introduit l’agrément “programme” sur base d’un screening indépendant qui permet aux ONGs d’introduire des programmes de financement acquis pour trois ans. Pourquoi le référentiel commun des ONGs ne serait-il pas valorisé dans ce cadre ? Certaines ONGs n’envisagent d’ailleurs de se lancer dans une démarche qualité formelle, telle qu’EFQM, qu’à condition que cela leur procure des avantages concrets en termes de financement : “EFQM est un effort inutile s’il n’est pas reconnu par la DGD”. D’autres estiment que l’utilisation d’un modèle qualité relève avant tout d’une dynamique interne aux ONGs et que l’objectif d’amélioration se suffit à lui-même. Exploiter le modèle comme outil de certification des ONGs pervertirait la démarche à deux titres : en l’orientant principalement comme un outil de positionnement externe plutôt que d’amélioration interne ; en favorisant l’exclusion et la concurrence au lieu du soutien mutuel.

Pour d’autres ONGs, enfin, il ne faudrait tout simplement pas “donner au bailleur de fonds le bâton avec lequel il va nous frapper.”

Il est difficile d’apaiser les ONGs membres à ce sujet, d’autant plus que le modèle  EFQM prévoit des instruments d’audits formels qui débouchent sur l’attribution d’un label officiel. Il n’en reste pas moins que cette démarche de labellisation s’inscrit plus, pour l’EFQM, dans une logique d’apprentissage[5] et d’encouragement interne en valorisant les efforts réalisés par les collaborateurs, que dans une logique de classification des “bons” et des “mauvais” élèves. D’ailleurs, moins de trois pourcents des organisations qui utilisent le modèle EFQM se sont inscrites, à un moment ou un autre, dans une telle  démarche de labellisation.

Une question de débat réside également dans le risque de formatage des ONG par l’utilisation d’un outil commun. Le monde des ONGs se targue d’être un monde d’innovations sociales et d’émergence de démarches originales. Est-ce que l’adoption d’un outil commun ne va pas empêcher l’apparition d’alternatives, de nouvelles façons de faire ?

Enfin, la question de savoir si le modèle apporte une valeur ajoutée à toutes les organisations, quelle que soit leur taille n’est pas tranchée. Même si le coût de mise en place de l’outil n’est pas un facteur d’exclusion,[6] mettre sur pied une démarche d’amélioration continue exige un investissement de l’organisation et de ses ressources humaines, qui n’est pas forcément à la portée des plus petites organisations.

Ces éléments de débat ne sont évidemment pas spécifiques à l’EFQM, mais ils sont symptomatiques de l’état  d’esprit  des ONGs sur la question. La récente adoption du modèle EFQM comme référent pour le travail qualité au sein d’ACODEV permettra d’approfondir ce débat et de baser, sur des éléments concrets et vérifiables, l’analyse du secteur quant à la plus-value d’un outil commun comme celui-là.


[1] Et aussi par d’autres, comme BOND, la fédération des ONG britanniques. Voir à cet effet : http://www.bond.org.uk/data/files/a_bond_approach_to_qu ality.pdf

[2] Dans le même ordre d’idées, alors que c’est un outil qui guide le changement organisationnel, il n’aborde que très peu les implications en termes de changement de rapports de force internes à l’organisation, ni les questions de résistance au changement.

[3] http://ec.europa.eu/echo/

[4] http://diplomatie.belgium.be/fr/sur_lorganisation/organigramme_et_structure/dgd/

[5] Le rôle des auditeurs EFQM est de donner aux organisations un feedback à valeur ajoutée sur leur démarche d’amélioration continue. Le certificat de réussite est accessoire.

[6] Le coût d’utilisation d’EFQM peut même être négatif si on tient compte des gains d’efficience obtenus par rapport à une démarche empirique “ad hoc” d’amélioration.

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