LA CONVERGENCE DES PEUPLES : VERS UN NOUVEL IDÉAL COSMOPOLITE?

par | BLE, Démocratie, JUIN 2020, Politique

Le classique dilemme de la liberté se pose à partir de l’axiome suivant : l’étendue et la qualité de la liberté dont nous jouissons dépend de notre liberté collective, de nos liens avec les autres peuples, les autres puissances. Tous les philosophes de l’histoire ont dû se frotter à cette question, même Kant, dans Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Les peuples n’ont pas d’autres choix que de se confronter à cette réalité et d’envisager des relations pacifiques entres eux s’ils veulent garantir une liberté effective à leurs citoyens. L’Europe peut-elle être, ou devenir, un exemple ? Historiquement, les États-Unis se sont hissés au sommet du monde en évitant de reproduire les querelles du Vieux Continent et en choisissant le fédéralisme pour éviter les divisions qui les rendraient vulnérables face aux puissances extérieures.[1]

Comment penser la géopolitique et les solidarités en cette ère de révolte en réaction à l’irréversible torrent de la mondialisation ? Et que doit-on retenir de #blacklivesmatter sans, non plus, lire la réalité bruxelloise, ou d’autres réalités régionales, à partir d’une grille historique qui leur est étrangère ?

L’offre politique pour répondre à ces questions ne manque pas, mais la nuance nécessaire pour faire la part des choses, elle, manque trop souvent. Les digues se rompent. Les individus retrouvent la fierté de la citoyenneté, envisagent la solidarité avec un élan d’empathie élargi, car ils sont à bout. Ce sera une guerre d’épuisement. On sent cependant un parfum de fin de cycle politique. Il y a un désir de plus en plus partagé de vouloir changer le modèle de la pensée unique, néo-libérale, dominante depuis la fin des années 1980, avec l’essor du libre-échange, le consensus de Washington et la chute du mur de Berlin.

L’ouverture aux autres sera la clef. Un fédéralisme cosmopolite, adapté à nos degrés d’interdépendances sera la solution. Mais quelle forme prendra-t-il ? Quelle armée aura-t-il ? Nous sommes, malheureusement, encore loin de ces questions. Les peuples doivent d’abord pouvoir retrouver un contrôle effectif sur leur horizon politique pour envisager des questions complexes, que seule une relative paix sociale peut permettre d’aborder sérieusement.

Comment les peuples entre eux arriveront-ils à se concerter malgré les divergences philosophiques entre leurs institutions ? Doit-on mettre les individus ou les peuples d’abord ? Le libéralisme nous dit que les nations n’existent pas, qu’elles n’ont pas de pertinence morale. Mais le monde n’est pas simplement composé d’individus atomisés.

Il y a aussi des collectivités. Des populations, avec leur histoire. Des peuples qui ont bâtis des institutions pour habiter leur territoire, surmonter des défis, des problèmes d’actions collectives et offrir des opportunités à leurs enfants ainsi qu’à ceux qui venaient se joindre à eux par le biais des différents canaux d’immigration.

Il y a donc aussi une volonté d’être libres ensemble. S’il y a une réalité intemporelle, c’est bien l’interdépendance entre la liberté des peuples et celle des citoyens de ceux-ci. La création de l’Union européenne et ses tribulations au fil des crises qui l’ont constituée montrent bien comment un tel équilibre est difficile à atteindre, à maintenir et à renforcer.

BLACK LIVES MATTER

Comment se fait-il que ce soit encore controversé, en 2020, après la vidéo de l’assassinat de George Floyd aux États-Unis, de dire que la vie des noirs compte, que l’humanisme inclut les noirs ? Comment se fait-il que des gens répondent encore quelque chose quand on leur dit “Black lives matter” ? Comment se fait-il que la popularité de ces images sur les réseaux sociaux en galvanise certains, alors que notre humanité se meurt en direct ?

Comment peut-on encore dire “oui mais… il n’y a pas que vous. Tout le monde compte” ? Évidemment, chez certains, cela vient d’un authentique désir de convergence des luttes et d’universalisme. C’est surtout l’opposition d’un “slogan alternatif”, All Lives Matter qui pose problème, parce que celui-ci provient de la droite américaine réactionnaire, qui a pour but de discréditer le mouvement civique des Américains de descendance africaine. D’un point de vue laïque, il faut aussi pratiquer le doute face à ce slogan, car il renferme également un fond de conservatisme religieux qui s’oppose à l’avortement.

Bref : Black. Lives. Matter. Point.

Et oui, si on reconnaît humainement cette prémisse, cela change la discussion. Notamment sur la démocratisation du choix de ce qui est mis en avant dans l’espace public. La démocratie n’a pas pour mission d’exclure, même si elle l’exige. C’est tout là son paradoxe. Mais il y a suffisamment de personnes concernées pour que nous ayons collectivement une discussion sur la manière d’enseigner l’histoire, sur les mécanismes de biais individuels, sur la production systémique de formes de discrimination et de faire de la lutte envers ces vices de société un objet démocratique. Par exemple, la présence de certains monuments qui constituent le paysage bruxellois, ou belge de manière générale, mérite d’être débattue au sein d’institutions représentatives des intérêts concernés, afin de redonner au peuple, entendu au sens civique, et non nationaliste ou ethnique, son droit de ne pas se laisser dominer. Bref, il faut penser la citoyenneté comme non-domination dans un rapport qui dépasse strictement les frontières de nos pays.

Sans s’approprier ce combat, il est possible d’imaginer aiguiser nos armes dans un monde où ce dernier progresse et nous éduque tous collectivement. Il s’agit de concentrer nos énergies et notre intelligence à comprendre les révoltes, les formes de solidarité transnationales qui en émergent afin de répondre de façon humaniste et, ultimement, apaisée.

LE COSMOPOLITISME DU 21e SIÈCLE (?)

Dans le contexte européen et global actuel, on assiste à une multiplication des “crises”, notamment à une croissance de la fréquence des déplacements de populations et de leur grande ampleur. Or, le principal problème est l’incapacité des États à s’engager dans des relations de réciprocités, ce qui réduit leur propension et leur capacité à s’engager auprès des personnes en situation irrégulière. Le défi du 21e siècle, dans la sphère des relations internationales, sera de penser le cosmopolitisme au-delà de la dépendance des individus envers la jouissance effective d’une citoyenneté leur garantissant leurs droits fondamentaux. Que faire des apatrides, des migrants, des populations déplacées, des États qui usurpent la force et les ressources publiques, qui dominent des segments entiers de leurs populations ?

Le problème est que ce sont les états en place qui créent ces catégories de populations qui discutent entre eux de ces enjeux, alors que nombreux sont ceux qui sont déjà aux prises avec des révoltes populaires et des cas récents et documentés de violation des droits humains à grande échelle (les Américains d’origine africaine aux États-Unis, les Ouïghours en Chine, les populations autochtones au Canada, etc.). Si l’on ajoute à cela les disfonctionnements et les échecs de l’Union européenne qui empêchent d’actualiser l’équilibre de différentes institutions internationales, comme une possible refonte du Conseil de sécurité des Nations Unies, les espoirs sont minces. Du moins, sur le plan strictement politique. Reste à voir si les mouvements citoyens et les nouvelles formes de solidarité qui émergent pourront contribuer à mettre en place les conditions de possibilités de tendre vers de nouveaux équilibres dans les relations internationales, incarnant un idéal cosmopolite conséquent…


[1] Voir les Federalist Paper no. 9 (Alexander Hamilton) et no. 10 (James Madison).


image : Don Ross III

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