ACCÉLÉRER L’ÉMANCIPATION

par | BLE, Economie, JUIN 2017, Technologies

Le mot “accélération” a mauvaise presse. Depuis que le sociologue allemand Hartmunt Rosa a décidé d’en faire le concept central d’une analyse du contemporain centrée sur les mécanismes d’aliénation qui s’y trouvent à l’œuvre, il est devenu le nom même de tout ce qui va mal. À l’en croire, nous vivrions désormais dans un monde où nous serions soumis à d’intenables injonctions à la vitesse, nous obligeant toujours davantage à transformer nos vies en courses – dans tous les sens du terme. Qu’il soit exact que, du travail à la famille, du sport au divertissement, de l’engagement à l’éducation, de multiples pressions se font désormais sentir, qui nous donnent le sentiment d’une existence saturée, est une chose. Qu’il faille en déduire que le présent se trouve tout entier rangé sous un principe général d’accélération en est une autre, dont il est permis de douter – c’est du moins ce qui a motivé Nick Srnicek et Alex Williams à réfléchir à la question.

En 2013, la parution en ligne du “Manifeste pour une politique accélérationniste” constitua le premier moment de l’inflexion décisive qu’ils contribuèrent à donner au débat à propos du triomphe contemporain de l’accélération. Au contraire de Rosa, Srnicek et Williams soutinrent que, bien loin d’être gouvernées par quelque forme d’accélération que ce soit, nos sociétés sont en réalité engluées dans un terrible moment de régression. Quoi que l’on puisse en penser comme sujet, les influx traversant le contemporain ne sont plus ceux du progrès, de l’invention, de  la création – du moins, plus sur un mode qui soit susceptible d’emporter des transformations véritables. Les seules innovations auxquelles nous sommes confrontées sont celles des gadgets à renouveler tous les deux ans et des mises à jour que l’on nous intime d’accepter plus vite que nous ne soyons capables de les utiliser. De la conquête de l’espace à la protection de l’environnement, des moyens de communication à ceux de déplacement, de la médecine aux conditions de travail, le temps des grandes avancées semble être derrière nous.

Pour Srnicek et Williams, le  coupable  de ce ralentissement dissimulé sous les atours épileptiques des innombrables petites stimulations  que  nous  adresse  le marché porte un nom : exploitation néo-libérale de la plus-value. Depuis l’avènement politique du néolibéralisme, à la fin des années 1970, le culte du prélèvement de la rente offerte par les différentiels infimes existant, par exemple, entre deux modèles de smartphone est devenu la règle. A quoi bon consacrer des investissements considérables à imaginer le futur, dès lors qu’il est possible de gagner tout autant, voire plus, en se contentant de proposer au public des produits ne différant des précédents que d’un simple détail ?

Partant de ce constat, Srnicek et Williams, dans leur “Manifeste”, proposèrent de se réconcilier avec l’histoire de l’accélérationnisme – l’histoire du  désir de progrès dont le marxisme s’est longtemps fait le défenseur. Plutôt qu’une tendance mortelle de l’humanité, nous ayant tout droit menés aux camps de la mort (ainsi que continuent à raisonner les contempteurs de la technique, quelle que soit  leur  orientation  politique),  il faut voir dans le progrès une source possible d’émancipation. Une telle émancipation, bien entendu, n’aura jamais rien d’automatique : il est tout aussi stupide d’attendre d’une invention qu’elle  nous  sauve  du  désastre   que de la considérer comme ce qui nous y précipite. Pour Srnicek et Williams, ce que l’accélérationnisme, de Karl Marx à Gilles Deleuze et Félix Guattari, du futurisme aux expérimentations du Cybernetic Culture Research Unit (Université de Warwick), nous aide à considérer, ce  sont les possibles que l’innovation rend envisageable. Et ce à quoi, dans leur “Manifeste”, ils en  appelaient,  c’était  à  la  constitution  d’usages  nouveaux  de  la technologie, venant en support d’une véritable politique d’émancipation vis-à-vis des forces qui s’efforcent de rendre nos vies si invivables.

Parmi ces usages, il en était un en particulier qui leur paraissait devoir être considéré en priorité, auquel ils consacrèrent leur premier livre : celui des technologies autorisant désormais à penser à un futur débarrassé du fardeau du travail. Non seulement le travail est-il inéluctablement en voie de disparition, mais cette disparition est vécue comme une tragédie – celle du chômage, et du cortège de misères matérielles et sociales qui est supposé l’accompagner pour l’éternité. Pour Srnicek et Williams, au contraire, cette disparition devrait être tout sauf une tragédie ; elle devrait être l’occasion de réfléchir à ce que signifie une existence, à comment la mener, et à quel type de projet la consacrer. Mais pour que cette occasion donne lieu à autre chose qu’à un aimable rêve, il convient d’abord de prendre en considération que nous vivons dans une situation technique dans laquelle l’automatisation peut être vue comme une alliée. Ces machines qui mangent les emplois sont aussi les machines qui sauvent du travail – pourvu que leur multiplication s’accompagne d’une politique de soutien des vies appuyée par les richesses produites par celles-ci. Car tel est le paradoxe fondamental du capitalisme néolibéral  :  que  la production de richesse  à  laquelle  il  se livre permettrait sans le moindre problème d’imaginer des existences libérées du travail. D’une part, le renforcement de l’automation le rend possible du point de vue technique ; d’autre part, la richesse effective du monde concerné par cette automation le  rend  possible  du  point  de vue économique. Si tout cela paraît encore relever de la science-fiction, ce n’est donc pas à cause de la structure  technique et économique du monde ; c’est à cause de sa structure politique – du type de politique refusant de prendre en considération la fin du travail.

L’alliance du néolibéralisme et du néo-conservatisme a en effet engendré un univers où la seule chose qui importe est que les sujets continuent à participer à leur propre aliénation dans la consommation des micro-innovations que le marché propose. C’est cette alliance que l’accélérationnisme propose de défaire, à travers la réconciliation avec les possibles laissés en friche par l’histoire du progrès comme par celle de l’économie – possibles dont la péremption du travail n’est qu’un aspect. Il est temps d’en finir avec les déplorations sur l’ “accélération” dont nous sommes les victimes, et d’embrasser à nouveau une accélération véritable, une accélération émancipatoire, après des décennies de réaction, de régression et de stase.

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