RÉSISTANCES À LA GENTRIFICATION: LE CAS DE LA TOUR KEY WEST/A’RIVE À CUREGHEM

par | BLE, Démocratie, Habiter La(ï)Cité

Interview avec Lora Verheecke, du collectif « No Key West »

Key West est au départ le nom d’un îlot au sud de la Floride, destination de luxe favorite des croisiéristes et des amateurs de plongée sous-marine. De manière significative, Key West est aussi le nom d’un projet immobilier (récemment rebaptisé A’rive) de construction de tours de logements où les appartements les moins attractifs se vendront à hauteur de 2 700 €/m2, à proximité du Pont de Cureghem – une référence sans fard à l’intention du promoteur, soutenue par les pouvoirs publics, de créer un îlot de richesse dans l’un des quartiers populaires les plus denses de Bruxelles. Le projet Key West/A’rive est un cas d’école des processus de gentrification à l’œuvre dans la capitale de la Belgique, notamment dans les quartiers longeant le canal. Si l’on peut suivre l’évolution de cette saga immobilière dans le détail grâce au remarquable travail d’Inter-environnement Bruxelles (IEB)[1], nous avons désiré connaître la perspective sur cette affaire de Lora Verheecke, riveraine et membre fondatrice du collectif d’habitants « No Key West » qui se mobilise contre la construction des tours à Anderlecht.   

G.T. : Depuis quand le collectif existe-t-il et pourquoi vous êtes-vous impliquée dans la mobilisation contre le projet Key West (récemment rebaptisé A’rive par les promoteurs) ?

L.V. : Le collectif date de juin 2020, date à laquelle j’ai pris connaissance du projet immobilier inutile voire nocif grâce à un article d’IEB. Je l’ai partagé dans mon entourage, j’ai créé un mailing list et une page Facebook. Je me suis vite rendu compte que nous étions plusieurs à ne pas vouloir de cette tour.

G.T. : Quelles actions ont été menées jusqu’à présent par votre collectif et par d’autres acteurs s’étant impliqués dans la mobilisation ? Quels en étaient les principaux résultats ?

L.V. : Notre première action fut une pétition. Nous sommes aujourd’hui à plus de 800 signataires. L’idée était de faire connaître le projet dans le quartier, en parlant à nos voisines et voisins et sur les réseaux sociaux.

Nous avons également participé à la commission de concertation, pour partager notre avis critique et nous avons organisé une interpellation communale, pour exprimer nos désaccords aux conseillers communaux et conseillères communales.

Mais nous savons que les représentants et représentantes politiques locaux ne bougeront pas. Ils et elles sont très liés aux promoteurs immobiliers, certains participant facilement à leurs événements de lobbying.

Des actions plus ludiques et combatives ont également eu lieu. Nous avons mis des affiches aux alentours de la tour que nous avons dessinées nous-mêmes. Nos arguments étaient simples et nos messages drôles. Elles sont restées très longtemps visibles. Mais, ce qui a fait beaucoup parler de la tour, est l’occupation des bâtiments par un collectif ami, Digue du Canal. Tout en occupant le bâtiment, elles et ils ont également organisé de nombreuses activités avec les habitants et habitantes du quartier : jeux, stands de crêpes, etc. qui ont amené de la vie dans ces lieux.

G.T. : Quels sont les raisons et les principaux enjeux qui motivent votre collectif à se mobiliser contre ce projet ?

L.V. : Le projet est une tour de 84 mètres le long du canal à Cureghem, sur un ancien site industriel. Nous y voyons de nombreux problèmes. Tout d’abord, cela ne correspond pas aux besoins essentiels des habitants actuels de Cureghem, notamment des parcs et espaces verts, des logements sociaux pour des familles nombreuses et moins nanties, de services publics de qualité et plus de facilité de déplacements, en l’occurrence autrement qu’en voiture.

Ensuite, la tour risque de créer un enclos de richesse dans un quartier pauvre et, par-là, augmenter les tensions sociales et raciales dans le quartier. Comme nous le disons dans notre pétition[2], Key West/A’rive est « un îlot de richesse exclusif et excluant » et sera un facteur de gentrification très massif.

Enfin, l’augmentation du nombre d’habitants et d’habitantes va avoir un impact considérable sur les axes routiers et cyclistes près de la tour. Les routes sont déjà saturées lors des heures de pointe, les transports publics ralentis et la circulation cycliste dangereuse.

G.T. : Qui a participé à la mobilisation jusqu’à présent ?

L.V. : Nous avons reçu le soutien de personnes du quartier qui ont notamment aidé à des actions d’affichage ou de collecte de signatures, à l’interpellation communale ou à des rendez-vous avec les élus et élues locaux. Comme mentionné, d’autres collectifs ont aussi permis de visibiliser les enjeux en occupant des bâtiments. Leur soutien a été décisif. Finalement, grâce à IEB (Inter Environnement Bruxelles asbl), nous avons pu utiliser des recours juridiques pour ralentir le projet.

G.T. : Comment voyez-vous le rôle et l’attitude des pouvoirs publics et des partis politiques anderlechtois dans cette affaire ? Avez-vous des soutiens institutionnels stables et fiables ?

L.V. : Un parti de l’opposition partage nos propos mais nous n’avons pas de contact avec eux. Nous ne cherchons d’ailleurs pas les soutiens institutionnels. Hélas, le Bourgmestre d’Anderlecht croit en ce projet et aucune personne de la majorité au pouvoir ne veut remettre en question sa position. Leur argument principal est que les revenus pour la commune, générés par le projet, permettront le financement d’une « école innovante », publique, ouverte à tout le monde et encadrée par le Commissaire aux droits de l’enfant à Anderlecht, à Studio City Gate. Il nous semble toutefois que la commune a de l’argent (comme pour la rénovation du Parc Astrid), mais qu’elle préfère l’investir dans d’autres quartiers d’Anderlecht. Ainsi, le parc Crickx, en très mauvais état, près de la (future) tour à Cureghem, n’a fait l’objet d’aucune rénovation… Nous avons l’impression que le constat qui fait l’unanimité dans la majorité, que le PS ne dit pas, mais qu’un conseiller d’un autre parti a indiqué ouvertement un jour en conseil communal, est tout simplement qu’« il y a trop de pauvres à Anderlecht ».

G.T. : Où en est le projet actuellement ? Quelles sont les étapes suivantes de la mobilisation ? Pensez-vous possible que les promoteurs renoncent au projet ?

L.V. : Le projet pourrait voir le jour prochainement. Le permis d’environnement d’A’rive a été annulé grâce à une action en justice d’IEB mais depuis, une étude d’incidences a été réalisée et l’enquête publique vient de s’ouvrir. C’est toujours le même projet : 524 logements privés avec une tour de 24 étages et donc 84 m de haut, 383 places de parkings.

Nous ne lâcherons rien. D’ailleurs, prochainement, pendant la campagne pour les élections communales, nous montrerons aux habitants et habitantes d’Anderlecht le soutien politique de toutes les conseillères et tous les conseillers de la majorité. Mettre un nom et une tête sur ceux et celles qui oublient que le logement est un droit et pas un produit financier pourrait contribuer à ce que les politiques prennent leurs responsabilités.


[1] Voir notamment l’analyse de Claire Scohier, « Key West : un Far West immobilier à Biestebroeck », publication d’IEB, accessible à l’adresse https://www.ieb.be/Key-West-un-Far-West-immobilier-a-Biestebroeck.

[2] La pétition est accessible à l’adresse suivante : https://www.change.org/p/commune-d-anderlecht-pas-de-tour-%C3%A0-anderlecht

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