VOIX VULNÉRABLES ET EN COLÈRE QUI S’INVENTENT UN POUVOIR

par | BLE, DEC 2013, Social

Travailleurs avec et sans emploi en proie à une violence diffuse, mais dont les effets s’installent impitoyablement au plus intime de soi. Le sens de nos vies mis à mal, nous cherchons un lieu pour créer et pour nous recréer.

Voici une aventure collective d’expression et de solidarité en construction…

” Plan d’action”, “projet professionnel”, “ciblage”, “activation du comportement”, “preuves”, “justification”, “disponibilités” tant de termes et de concepts imposés dans le quotidien de personnes qualifiées de “chômeurs”. Jeunes, moins jeunes, malades, invalides, psychotiques, tous, peu importe comment, doivent faire en sorte d’avoir un projet professionnel. Et puis ? Et bien le réaliser, en mettant en place une stratégie de recherche active d’emploi. OK, un bon CV (avec titre), une bonne lettre et c’est parti pour l’aventure : candidature spontanée, réponse à des offres d’emploi. Si un contact téléphonique est passé, il faudra écrire un résumé de la conversation ainsi que noter les coordonnées de l’interlocuteur. Et oui, l’ONEM veut des preuves et pas n’importe lesquelles ! Si tu ne sais pas lire, pas écrire, que le Net et toi ça fait deux, tu meurs. En plus d’être traqué, blâmé, il faut se protéger.

En parallèle à la recherche d’emploi à laquelle on essaye de donner du sens, il est indispensable de mener une recherche d’emploi pour répondre à l’absurde : le fameux “contrat ONEM”, obtenu suite à une “évaluation négative” du comportement de recherche d’emploi. Il y est indiqué le nombre d’envois de candidature et les démarches à effectuer avant le deuxième entretien.

Le travailleur social, formé aux sciences humaines, soutenant et s’engageant pour la lutte contre l’expulsion sociale, se voit tiraillé : comment se centrer sur l’humain singulier et ses besoins en devant répondre à des absurdités qui prennent énormément de place et de temps ?

Comment accompagner sans participer à cette pression ambiante ? Comment soutenir avec bienveillance tout en ayant le nombre de “sorties positives à atteindre” en tête ? Comment donner du sens sous l’enclume si pesante de cette violence ?

En parallèle à cette violence institutionnelle, dans la rue, chez notre voisin, et parfois même dans notre propre foyer… dans la presse écrite ou télévisuelle, la violence symbolique à l’égard des demandeurs d’emploi est omniprésente.

Lorsqu’on est chômeur, la violence se vit de l’intérieur comme une atteinte à la dignité humaine.

“La violence je la vis tous les jours et depuis cinq ans, avec le statut de “chômeur” dont je “bénéficie” et dont je “subis” les effets au quotidien ! Je suis expulsée brutalement et violemment du statut de salariée, après plus de quinze ans de bons et loyaux service à travailler et donc à payer mes cotisations sociales, par un employeur mesquin qui a fait passer ses  intérêts  personnels  au‑dessus de toute autre considération. Travailleuse acharnée, ne comptant pas mes heures, à travailler même le soir, le week‑end et les jours fériés, j’allais au travail même malade (ce n’est pas grave !) et en mettant de côté mes soucis personnels.

La décision de me licencier, je l’ai apprise de façon violente par un e‑mail contenant un compte‑rendu de réunion (que je n’aurais pas dû recevoir, m’a‑t‑on annoncé ensuite).

Subitement, me voilà “chômeuse”, la terre s’effondre sous mes pieds ! Comment vais‑je y survivre ? A plus de 45 ans, universitaire et avec un long parcours professionnel derrière moi,  je  découvre  que ma recherche d’emploi n’est pas “efficace” que les lettres de motivation et curriculum vitae, que je faisais simplement et honnêtement, n’étaient pas assez “accrocheurs”.

Me voilà aussi obligée d’apprendre à “me vendre”. Attention mon néerlandais, mon anglais et mes connaissances en informatique, en gestion, en leadership… ne sont pas suffisants… Je dois me former pour améliorer tout ça ! Je m’inscris aux différentes formations en même temps que je réponds aux annonces et j’envoie de nombreuses candidatures spontanées bien ciblées mais toujours des réponses négatives ou pas de réponses !

Je dois vaincre ma peur de ne pas retrouver d’emploi, faire face à la déprime et à l’angoisse quotidiennes et, en prime, à chaque contact avec une institution (Actiris, l’Onem, le syndicat), on ne manque pas de m’exprimer, à travers les différentes convocations, contrôles et entretiens, que je n’en fais pas assez !

Quand je reçois une convocation ou une lettre aujourd’hui, c’est pour m’y présenter le lendemain ou deux jours après. Quand j’ai “la chance de décrocher un entretien d’embauche”, c’est la course folle pour avoir un maximum  d’informations sur l’institution, ses objectifs, ses missions, son organigramme, lire les derniers rapports d’activités et réalisations de l’institution, aller  sur  place  pour  réaliser quel est le bon code vestimentaire et langage corporel à adopter, bien étudier l’offre d’emploi, bien préparer l’entretien pour faire une bonne impression. Après avoir accompli ce gros travail et fait face au stress de l’entretien, les réactions sont souvent “vous n’êtes pas assez bonne en néerlandais ou en anglais”, “vous ne possédez pas tel diplôme”, “vous coûtez trop cher”, vous êtes trop “qualifiée”…

Je continue à me démener et à me battre pour sortir de cet engrenage et trouver une possibilité de m’exprimer, de sortir de mon isolement, des humiliations quotidiennes et de mon sentiment d’impuissance et faire quelque chose pour tenter d’arrêter toutes ces violences, m’unir à d’autres âmes en souffrance comme la mienne.”

Farida 53 ans

Dans un tel climat d’oppression, comment les chômeurs trouvent-ils des ressources pour continuer à vivre ou à survivre ? Comment font-ils, et que doivent-ils mettre en place pour éviter l’exclusion totale ? Quelles stratégies doivent-ils utiliser ? Et comment y répondre ?

Aujourd’hui, le travail des conseillers emploi subit une réelle mutation. Les personnes expriment nettement leur souffrance (les hommes surtout), parfois même dès le premier entretien. De plus en plus fréquemment, elles partagent avec émotion leur crainte “de perdre la tête” si leur situation devait perdurer. Ces personnes revendiquent une place dans la société, elles veulent récupérer un statut et rêvent de retrouver une identité. Ces chômeurs, déjà victimes de la longue crise économique, comment trouvent-ils les ressources pour continuer à vivre ou à survivre ? Comment font-ils et que doivent-ils mettre en place pour éviter cette exclusion qui leur pend au nez ? Quelles stratégies doivent-ils utiliser ? Et comment y répondre ?

Face à une telle souffrance, il arrive qu’on ne trouve pas les mots susceptibles de les rassurer mais… faut-il rassurer ? Si oui, comment rassurer ces personnes qui rêvent de pouvoir retrouver un travail, la sérénité, le calme, l’apaisement, une visibilité et une utilité dans cette société et dans ce contexte où moins de 10 % d’entre elles auront la chance d’être engagées ?

“En tant que travailleuse sociale, en lien direct avec des demandeurs d’emploi, j’ai envie de crier haut et fort à quel point le contexte sociétal actuel abîme les personnes. Les institutions existantes ne savent que très difficilement répondre à cette souffrance soit, parce qu’elles sont saturées, soit par manque de temps ou tout simplement parce que leur mandat ne le permet pas ! Vous allez me dire que les psychologues sont là pour ça… mais encore faut‑il avoir accès à ce type de démarche (aspect fi‑ nancier, impossibilité de faire ce pas…).

Alors, je suis là et je prends le temps de les écouter…

Et si nous pouvions rêver et partir du principe que le TRAVAIL n’est PAS l’unique finalité pour réussir sa VIE…

Et si nous n’étions pas tous soumis à cette pression…

Si chacun d’entre nous pouvait prendre le TEMPS : de se construire en renforçant ses acquis, d’apprendre, de participer à sa réussite… pour pouvoir rester debout, tout seul, sans avoir besoin de béquilles pour continuer à vivre. Pour ne plus avoir HONTE, ni PEUR de ce que pourrait réserver l’AVENIR.

Si nous rêvons tous d’une vie meilleure, toutes les personnes que je rencontre chaque jour à la Boutique Emploi rêvent de pouvoir retrouver la sérénité, le calme et l’apaisement.

Ces personnes attendent désespérément le moment où elles pourront peut‑être, à nouveau, se sentir utiles pour la société, être visibles aux regards des autres

Pascale

La violence prend différentes formes, parfois on trouve les moyens de s’en protéger, de retrouver sa dignité :

“Je ne suis pas un chômeur profiteur mais un homme qui a travaillé jusqu’à pré‑ sent en essayant de survivre à travers les restructurations depuis les années ‘90 et les pressions diverses des patrons et des chefs.

Je suis au chômage depuis peu, après que mon patron ait annoncé une restructuration à cause des difficultés financières de la société suite à la crise de 2008 et pourtant il y a toujours du travail… Ces difficultés étaient nombreuses comme les charges salariales, les diverses taxes et impôts, les clients qui ne payent pas car leur clients ne payent pas, les huissiers pour les dettes, etc.

Au début j’étais motivé car je pensais que j’allais trouver très rapidement du travail, mais après quelque temps je me suis per‑ du entre ma recherche d’emploi, de formation, de renseignement, de contacts et le montant de mon chômage ou le regard de mes connaissances et de ma famille envers un “sans emploi” ; ce à quoi je n’étais pas préparé.

Pourtant je ne suis pas resté inactif car j’ai participé à des “jobdays” et j’ai postulé dans le métier, là où j’ai des compétences, mais sans succès  car  apparemment  “je n’ai pas un bon C.V.”, “je ne sais pas me vendre” ou je ne suis pas dans la tranche d’âge souhaité (18‑30 ans).

Je pense qu’il faut d’abord “changer de vi‑ sion”, il faut que j’accepte la mort du plein emploi. Il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. Le chômage n’est donc plus cette chose à côté mais bien au centre de l’emploi.

Pour le moment je fais des formations et des initiations en informatique et en langues pour avoir des compétences supplémentaires en vue d’obtenir un emploi et un meilleur C.V. attirant l’attention d’un futur employeur.

Si on part du principe que j’ai besoin d’argent pour vivre décemment, alors que mes charges restent les mêmes,  c’est  à moi, chômeur, d’inventer ou d’organiser un moyen pour trouver ma place et mon utilité dans la société car je ne veux pas vivre dans la précarité !”

David 42 ans

“Vous dire combien je suis en colère. Je ne sais même pas expliquer ce sentiment ! Être une personne qui ne demande qu’à pouvoir travailler, partager et recevoir la reconnaissance, l’échange avec l’autre, pour construire ce monde dans lequel nous vivons.

Attendre, subir des regards, des paroles négatives des institutions qui ne nous voient pas comme des êtres humains, mais comme un chiffre, un code‑barre dans un listing.

Et pourtant, j’ai travaillé dès l’âge de seize ans ! Même avant je rendais service à ceux de mon entourage qui en avaient besoin. Depuis toute petite j’ai entendu “le travail c’est la santé”, “tu dois être quelqu’un” !

Mais voilà que maintenant je me retrouve loin de ces valeurs qu’on m’a inculquées ! Être chômeuse est déjà pour moi une situation difficile, désagréable, d’autant plus lorsque je vois dans les médias que “chômeur = glandeur”, lorsque j’entends lors de mes entretiens d’embauche : “vous êtes trop qualifiée pour le poste”, “vous coûtez trop cher”, “on cherche quelqu’un de plus jeune”, “vous ne correspondez pas au profil”.

Tout cela s’accumule !

Selon le système, on est censé être dans le marché de l’emploi jusqu’à 65 ans, alors quoi ?

Comment correspondre à ces exigences ? Être une personne “complète” et “adéquate” ? On investit des sommes faramineuses pour des formations qui n’aboutissent souvent à rien et puis voilà ! Nous sommes là, au gré des décisions de personnes qui ne nous voient même pas et pour qui nous sommes invisibles et inaudibles !

Tout ce que je demande, en tant que citoyenne de Belgique, c’est d’être respectée et de ne pas être une charge pour la société, pouvoir subvenir à mes besoins ! Laissez‑moi vivre ! Laissez‑moi exister !”

Touria

Chômeurs et professionnels de l’accompagnement partagent un vécu de la violence. Une violence diffuse, mais omniprésente, sans coupable identifiable.

Avec notre humanité comme seule arme, impossible de se battre contre un rouleau compresseur qui ne comprend que le langage de la compétitivité, de la rentabilité et de la productivité.

QUE FAIRE ?

Inventer, créer des lieux intermédiaires, un peu comme un sas où chacun pourrait s’exprimer, mais aussi partager. Serait-ce un remède pour contrer l’isolement et le sentiment d’inexistence, un moyen de se sentir plus fort pour ne pas sombrer ?

En tant que personnes défendant les valeurs telles que la liberté, l’égalité et la justice sociale, nous avons imaginé de créer un lieu qui serait le dépositaire de ces témoignages… et de penser à des actions qui nous permettraient de dénoncer, mais aussi de se construire autrement.


Et nos chemins se sont croisés…

Une histoire est née et nos énergies se réunissent, échangent et grandissent.

Nous nous appelons “GSEC”

Le GSEC, c’est un Groupe d’Expression Solidaire Citoyenne qui entend des voix en colère contre les institutions.

Ces voix sont celles des travailleurs et des chômeurs qui sont sans cesse mis sous pression.

Le GSEC, l’entendeur de voix et le constructeur de nouvelles voies.

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