C’est dans le contexte d’après-guerre qu’est créé, en 1950, le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR). Dans la foulée est adoptée la Convention internationale relative au statut des réfugiés signée à Genève, le 28 juillet 1951. Le monde voit alors apparaître ce que l’on qualifiait déjà à l’époque de « camp de réfugiés ». C’est d’ailleurs une représentation commune dans l’imaginaire du camp : des tentes à perte de vue, alignées, avec le logo HCR bien visible. Mais aujourd’hui que nomme-t-on « camp » ? Que nous apprend-il sur notre gestion des populations déplacées ?
Depuis les camps de réfugiés ont proliféré dans le monde. Le HCR en administre à lui seul plus de 300. Au total, sur les plus de 80 millions de réfugiés contraints de fuir guerre, violence et violation des droits humains en 2020, plus de 20 millions de personnes[1] vivent sous protection internationale du HCR. Le camp de réfugié tel que présenté ici a pour objectif initial d’apporter une réponse humanitaire. En commençant par trouver un emplacement adéquat, les ONG/HCR se chargent alors d’organiser la réception et la distribution d’équipements et biens essentiels. Ils assurent aussi un accès aux soins de santé. Certains de ces camps peuvent abriter jusqu’à 450.000 personnes et prendre la forme d’une ville comme le camp de Dadaab au Kenya. Et si le camp a pour vocation d’être temporaire, certains sont là depuis des années, voire des décennies. C’est le cas du tristement célèbre camp de Chatila au Liban, créé en 1949 à la suite de l’instauration de l’État d’Israël. Soixante ans plus tard, le camp existe toujours. Aujourd’hui encore, c’est 18.000 personnes qui y habitent selon le HCR. En réalité, il en compterait entre 30 et 40.000 sur un territoire d’un 1km2[2] (ce qui correspond à la population d’une ville comme Wavre). Cette imprécision sur le nombre de personnes présentes s’explique en partie par la difficulté du recensement et par l’arrivé ces dernières années de nombreux réfugiés ayant fui la guerre en Irak et en Syrie et venus encore grossir le rang des réfugiés déjà présents.
Les camps se multiplient donc dans le monde et embrassent aujourd’hui une multitude de réalités. Cette politique de mise en camp des personnes migrantes a créé le terme « encampement » : ce terme d’origine anglaise, est une notion utilisée par Barbara Harrell-Bond, la fondatrice du Centre d’études sur les réfugiés à l’université d’Oxford. Repris et traduit par Michel Augier[3], il permet de penser la mise en camp comme une politique de gestion mondialisée des populations migrantes. Si le camp peut prendre différentes formes comme nous le verrons, il se caractérise, pour Michel Augier, par un espace de « l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion », à des degrés divers.
Hotspots ou les camps aux frontières de l’Union Européenne ?
Les camps de réfugiés ont, depuis leur création, évolué, se sont transformés pour répondre à des réalités différentes. Ils se sont aussi rapprochés de nous pour désormais s’établir aux frontières de l’Europe. Les objectifs humanitaires sont relégués au second plan pour évoluer vers une logique coercitive, de contrôle afin de faire le tri entre le « bon » et le « mauvais » réfugié. Le bon refugié serait celui qui se déplace pour des raisons politiques. À l’opposé, le mauvais viendrait pour des considérations économiques. Les hotspots remplissent cette fonction du triage des migrants.
L’approche hotspots est l’une des réponses à ce que l’Union européenne a appelé la « crise migratoire » de 2015. Une réponse apportée via Frontex (Agence européenne de garde-frontières) pour aider les pays concernés (Grèce et Italie essentiellement) à faire face à ce que la Commission européenne qualifie de « pression migratoire démesurée ». Les hotspots sont financés en grande partie par l’UE et ont vu le jour en Grèce et en Italie pour venir en « aide » aux pays directement touchés par la migration. Lampedusa ou encore le camp de Moria sur l’ile de Lesbos sont les plus grands et plus connus. Ce que leur nom ne dit pas, c’est que les hotspots sont ni plus ni moins des camps de rétention, pour ne pas dire de détention ou la dimension humanitaire est quasi inexistante. Le camp de Moria, par exemple, était avant son incendie en septembre 2020 entouré de grillages et de barbelés. Les conditions de vie y étaient exécrables et régulièrement dénoncées par les ONG. Prévu initialement pour 2.500 personnes, le camp a vu jusqu’à 13.000 personnes entassées sur un sol boueux avec des toits faits de bric et de broc.
Il en va de même pour les conditions dans le camp de Lampedusa, en Italie. Les principaux accès sont bloqués et contrôlés en permanence par la police et l’armée. Plutôt que de protéger les réfugiés comme à son origine, le camp a ici pour ambition de les maintenir à l’écart avec l’idée sous-jacente qu’il faut protéger les citoyens européens d’une « vague » migratoire qu’on nous présente régulièrement comme une menace pour l’Europe.
Le hot spot est devenu le « spectacle de la frontière » pour reprendre les mots du chercheur Paolo Cuttitta après ses observations du camp de Lampedusa. Ce spectacle de la frontière, cette mise en scène de la question migratoire sous l’angle de la crise, de la menace doit nous interroger sur les biais de représentations qui construisent politiquement un « problème » public.
Le hot spot peut ainsi donner symboliquement l’idée que le politique contrôle ses frontières et maîtrise ses flux migratoires. Il permet surtout à l’UE et ses États membres de construire un espace de l’exception, d’extraterritorialité exempté de ses obligations juridiques et morales d’assistance envers les réfugiés. Dans son ouvrage « Le mirage des hotspots » Louise Tassin souligne le rôle de tri opéré dans ces camps : « De fait, d’après les témoignages recueillis sur place, ils contribuent ainsi à attribuer aux étrangers des statuts – demandeurs d’asile ou migrants économiques – qui reviennent à faire un tri tant pratique que symbolique entre les « bons » réfugiés, qui seront accueillis dans des structures ouvertes, et les « mauvais » migrants, destinés à être expulsés du territoire ».[4]
Le camp est donc un espace clairement identifié, délimité en dehors des règles applicables aux « Européens ». Un espace de gestion humanitaire et, en même temps, de mise à l’écart. Un espace où il est possible en dehors de tout cadre judicaire de priver une personne de sa liberté. De lui dénier un examen attentif et individualisé de sa demande d’asile. Bref, de prendre quelques libertés pour contourner ses obligations en matière de droits humains et de respect de la convention de Genève.
Une fois libéré du camp et pour une immense majorité d’entre eux, les réfugiés recevront un ordre de quitter le territoire qui ne sera pas respecté, ils contribueront ainsi à grossir les rangs des travailleurs sans papiers, main-d’œuvre exploitable à souhait, à qui l’on refuse un accès légal tout en tirant bénéfice de son nouveau statut de « migrant illégal ».
Chacun son camp
Si la responsabilité des pouvoirs publics est directe dans la fabrication des hotspots, l’absence d’une politique d’accueil européenne coordonnée favorise également le développement d’une autre forme de camp : le camp informel (et de fortune) construit en dehors des logiques institutionnels. Vintimille à la frontière Italienne, la « jungle » de calais ou encore plus près de chez nous, le parc Maximilien. Des camps souvent autogérés, avec le soutien d’associations, de bénévoles qui tentent d’ apporter aux réfugiés le minimum pour leur survie. Une façon de refuser le « laisser mourir » (au sens de Foucault) de l’État dans sa gestion des migrants. Ce type de camp construit sans autorisation devient le lieu de cristallisation de la question migratoire.
Un véritable bras de fer politique entre ceux qui voudraient les voir littéralement disparaître et ceux qui veulent pouvoir accueillir ces personnes dignement. C’est le cas notamment de ce qu’on appelait la jungle de Calais, où l’évacuation manu militari du camp relève bien plus d’une action de politique spectacle que d’une quelconque résolution politique d’un problème humanitaire. Tel un magicien, le politique donne l’illusion de régler un problème. Depuis, la jungle de Calais n’existe plus en tant que telle. Conséquence directe d’une répression policière féroce, les camps se sont depuis déplacés, cachés et réduits dans leur taille, ce qui constitue une difficulté supplémentaire pour les associations qui essayent d’apporter une aide matérielle ainsi qu’un soutien physique et moral.
Deux logiques d’intervention et de deux registres narratifs, apparemment opposés, mais en fait complémentaires. D’un côté la logique sécuritaire qui se réfère à la nécessité de protéger les frontières de la « menace présumée » de l’immigration irrégulière. De l’autre la logique et le registre de l’humanité, qui se réfère à la nécessité de sauver des vies et de respecter les droits humains. Ce narratif politique autour du camp a pu s’observer avec intensité à l’arrivée des Syriens dans le parc Maximilien avec un Theo Francken Secrétaire d’État à l’asile au pouvoir à l’époque.
Si personne ne voulait voir des gens dormir dans un parc, c’est bien par une autre forme d’encampement nouvellement instituée qu’une solution a été trouvée. Un centre d’hébergement qui concentrait 350 personnes a ouvert dans un bâtiment inapproprié à de l’hébergement, puisque destiné initialement à des bureaux. Désormais à l’abri des regards, l’encampement s’organise par une mise à l’écart dans des centres d’hébergement. Surpopulation, absence d’intimité, de vie privée, douches froides et en nombre insuffisant sont les nouvelles conditions de l’encampement. Des normes d’hébergement très particulières, autorisées uniquement pour un public de migrants et qui répond à l’exceptionnalité du camp.
In fine, avec plus ou moins d’humanitaire ou plus au moins de sécuritaire, la remise en question d’une politique de mise en camp n’est que très peu, voire jamais remise en question.
Du Liban au parc Maximilien, on a vu qu’il existe des formes différentes de camps, mais ce qui donne une unité cohérente à l’ensemble c’est l’exception sur le plan juridique et politique : l’extraterritorialité et une mise à l’écart des structures sociales. La mise en camp semble répondre à une forme de gouvernance mondiale partagée dans la gestion des flux migratoires.
L’observation du camp nous en apprend beaucoup sur notre manière d’organiser le rejet de l’Autre. Il a su, depuis sa création, s’adapter pour répondre aujourd’hui à une volonté d’exclure l’étranger, figure par excellence de l’indésirable qu’il faudrait dissuader, repousser jusqu’à le faire disparaître dans l’illégalité et ce, au mépris des droits humains qui fondent nos sociétés dites modernes. Un véritable changement de paradigme sera nécessaire, si l’Europe, ses États membres veulent un jour renouer avec les principes et valeurs qui l’ont fondée.
[1] Source : HCR Aperçu statistique https://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html
[2] Rafaëlle Berthault Mai 2020 : CAMP DE RÉFUGIÉS DE CHATILA. Observatoire des Camps de Réfugiés
[3], « Michel Agier (dir.), Vettraino Jean : Un monde de camps.
[4] Tassin Louise, « Le mirage des hotspots . Nouveaux concepts et vieilles recettes à Lesbos et Lampedusa », Savoir/Agir, 2016/2 (N° 36), p. 39-45