LIVRE-EXAMEN : QUOTIDIEN POLITIQUE. FÉMINISME, ÉCOLOGIE, SUBSISTANCE. G. PRUVOST (2021)

par | BLE, Dominations, Féminisme

Après un premier ouvrage sur la violence des femmes[1] ayant fait l’objet d’un Livre-examen[2], Geneviève Pruvost nous propose une recherche ethnographique, longue de dix ans, qui lui a permis de s’immerger dans plusieurs « terrains » un peu partout en France. Elle pose la question de comment le quotidien peut être source de dominations patriarcales et capitalistes. Dans une perspective féministe, elle démontre comment la vie quotidienne est un terrain politique fondateur, en mettant en lumière une dimension écologiste très actuelle, malgré, peut-être, une ambivalence sur les vertus de la modernité qui peut laisser sur sa faim.

Les terrains ethnographiques à la base de l’ouvrage pourraient être décrits comme étant des alternatives écologiques : ZAD[3], écohameaux, communautés hippies, villages mixtes mélangeant populations locales ancestrales et néorurales, etc. Géneviève Pruvost s’y est immergée afin de saisir les contours d’une vie en marge des infrastructures qui semblent nécessaires à la vie moderne, au progrès, au mode de vie urbain et post-industriel qui s’érigent comme horizon pour toute la planète. Horizon qui coûte cher d’un point de vue écologique. À l’échelle mondiale, il faudrait 4,3 planètes pour supporter le mode de vie du Belge moyen.[4]

Quotidien et subsistance pour repenser le progrès

À partir d’une discussion sur le quotidien comme objet philosophique, sociologique et politique, il est question de déconstruire les activités de la vie de tous les jours qui nous semblent indispensables, incontournables, immuables et nécessaires, afin d’opérer une prise de distance radicale avec tout ce qui nous semble constituer l’essence même du progrès.

L’auteure propose de regarder la banalité et l’implicite avec les lunettes de la subsistance : « Adopter une perspective de subsistance, c’est inscrire sa réflexion dans un projet d’histoire globale qui change les manières de faire récit … L’étrangeté change de camp : ce ne sont pas les travaux de subsistance qui sont « prémodernes », « péricapitalistes » ou « non capitalistes », mais le capitalisme qui est postsubsistance, non-subsistance, antisubsistance » (p.166).

Des connaissances vernaculaires sont (re)mobilisées par les personnes qui se lancent dans ces projets de « vie alternative ». Elles sont souvent en rupture avec des métiers urbains et avec toute perspective de carrière ou de soumission à des logiques de reconnaissance officielle de leur (nouvelle) activité de reconversion.

Cela va parfois causer des tensions – notamment lorsqu’il s’agit d’activités en lien avec la santé – qui sont souvent un motif de dispute avec les autorités sanitaires : l’herboristerie, l’accompagnement non médicalisé de la naissance et d’autres pratiques alternatives font parfois l’objet de sanctions, démontrant qu’il s‘agit d’une branche régulée par les autorités.

Il est cependant utile de préciser que l’objectif d’un contrôle et de sanctions de certaines pratiques alternatives relève aussi de la protection des populations face à tant de faux médecins se faisant passer comme tel, d’entreprises qui s’enrichissent à coups de communication mensongère sur le dos d’une population fragilisée ou des croyances populaires faisant des ravages auprès de certaines communautés. Bref, autant d’autres dominations qui provoquent directement ou indirectement des morts contre lesquelles les institutions doivent agir pour protéger leurs citoyens.

Néanmoins, en confinant les pratiques alternatives de santé à une place marginale dans le paysage, la médecine moderne opère une prise de pouvoir et provoque une perte de savoirs et de savoirs-faires. Ainsi, l’intérêt de la prise de distance vis-à-vis de la légitimité du pouvoir médical que l’auteure nous propose ne va pas dans le sens de nier l’impact positif des avancées dans les sciences biomédicales ou de les mettre sur un pied d’égalité avec les approches alternatives de santé.

Il est plutôt question de mieux comprendre les tensions entre médecine et populations marginalisées ou vulnérabilisées. En effet, la médecine, en tant qu’institution, n’est pas exclusivement pratiquée sur base de principes et de preuves scientifiques. Des pratiques découlant des rapports de pouvoir au sein des institutions médicales, ainsi que les rapports de domination (notamment le sexisme, mais aussi le racisme institutionnel). Depuis quelques années, la reconnaissance croissante des effets délétères des violences gynécologiques et obstétricales est un exemple parmi d’autres de cet état de fait.

Ainsi, les multiples tensions autour des pratiques liées à la santé auront comme effet un renforcement des liens entre personnes partageant la même démarche alternative, avec le risque d’une radicalisation qui n’est pas violente, mais qui comporte une exposition à des risques bien réels lorsqu’elle pousse à la marginalité et à la méfiance réciproque entre les institutions et les individus ou collectifs.

Geneviève Pruvost qualifie de « monopole radical » (Ibid., P 71) les agissements que certaines professions, comme la médecine, exercent sur notre organisation sociale, disqualifiant notre savoir-faire au nom d’une sécurité qu’ils omettent de définir et en mobilisant exclusivement des références et données appartenant à un système de professions qui « a pour vocation de détacher les êtres humains de leur milieu et de lui substituer un environnement d’objets préfabriqués » (p.76).

« Ainsi, le recours aux techniques industrielles dans tous les domaines de la vie permet-il d’instaurer à la fois une dépendance et une perte de confiance en la capacité du vivant à se reproduire de manière autonome, sans ingénierie, ni médecine : les populations sont conditionnées à faire confiance aux substituts marchands et aux experts chargés de les vendre. Cette vaste entreprise de substitution fonctionne en deux temps : tout d’abord sont lancés des opérations (hygiénistes, chimiques, mécaniques) qui aseptisent, purifient l’environnement à fertiliser […] Viennent ensuite les services rémunérés de firmes qui repeuplent le vide avec des plantes qui poussent sans terre, des machines à reproduire des humains et des animaux » (p. 192).

Solidarités ancrées dans le quotidien : l’action avant le discours

La précarité qui découle des choix en matière d’activités (non)professionnelles, mais aussi les liens forts que les « alternatives » créent avec le territoire qu’elles habitent et avec leur entourage, aboutissent à la consolidation de communautés locales qui partagent des valeurs et des modes de fonctionnement en rupture avec des modalités de fonctionnement des sociétés urbaines post-industrielles : l’homogénéisation, la standardisation et aussi la déconnexion territoriale des activités avec les contextes de vie de ceux qui les réalisent.

Ces caractéristiques d’un mode de vie qui nous offre le confort et la facilité des déplacements d’un nombre croissant de personnes et de marchandises sont analysées sous le prisme de la subsistance et attirent l’attention sur les coûts environnementaux, mais aussi en termes de gouvernabilité et de viabilité de la démocratie, là où « la délégation du travail de subsistance et la spécialisation corrélative de la majorité de la population dans des activités de non-subsistance constituent la première source d’inégalités entre les sexes, entre les classes, entre le Nord et le Sud global» (p. 331).

Identifier à la fois les modes de vie, les modalités de fonctionnement, les caractéristiques de la gouvernance, de la justice sociale globale ou encore les pratiques de solidarité ne découle pas d’un processus d’analyse à partir d’une idéologie ou d’une théorie prédéterminée (même si l’auteure mobilise des concepts issus de théories diverses allant du marxisme à l’anarchisme, tout en intégrant l’écoféminisme et le féminisme matérialiste).

Il s’agit de placer le curseur au niveau de ce qui est le plus proche, l’omniprésent : « Adopter un quotidien politique, c’est entrer dans un espace-temps de réalités tangibles, concrètement vérifiables, par leur mise à l’épreuve dans le monde des proches. Bâtir une maison bien isolée sans recourir à des produits toxiques, cultiver des légumes dont les graines se gardent, privilégier les circuits courts d’approvisionnement. La critique de la vie quotidienne a vocation à réorienter très concrètement les activités et à produire des effets observables. Le couperet tombe très vite : est-ce que tu dis que tu vas le faire ou est-ce que tu le fais ? » (p. 45).

Le comment on le fait brasse différents niveaux d’actions et mobilise des méthodes pour explorer « les effets de la matérialité ancrée dans un milieu de vie » (Pruvost, G. Ibid., p. 289). Ces méthodes sont issues des féminismes de la subsistance[5], alliant à la fois éthique du care[6], écoféminisme[7] et approche matérialiste des rapports de genre[8].

Ces courants se méfient de la modernité. À cet égard, ils éveillent notre vigilance : peut-on déconstruire ou questionner les bienfaits de la modernisation de nos sociétés ? Est-il souhaitable de remettre en question les acquis de la modernité, notamment en ce qu’elle porte en elle-même comme potentiel d’émancipation, notamment pour les femmes ? Si certains courants dits « spiritualistes » de l’écoféminisme[9] refusent l’idée de progrès dans et par la modernité, il ne s’agit pas de la démarche prônée par Géneviève Pruvost.

Ainsi, parmi plusieurs propositions méthodologiques de l’auteure, nous en soulignons une qui semble refléter une volonté matérialiste d’analyse des faits sociaux et qui consiste à « mener un inventaire sous la forme d’un tableau synthétique, qui distingue 1) les transactions, 2) le travail, 3) l’entreprise de production et de distribution du surplus, et de décliner chaque activité selon qu’elle suit les lois du marché, une organisation alternative ou s’inscrit dans une logique non capitaliste » (p. 292).

Le but d’inventorier ainsi les activités, c’est de voir plus précisément où, dans quelle portion d’activité, dans quelles plages horaires celles et ceux qui cherchent des issues sont plus à même de s’extraire du capitalisme. Loin des féministes de la subsistance l’idée d’une révolution violente qui renverserait le système économique et politique par l’imposition d’un régime quelconque. Il s’agit de faire avec ce qui existe, à partir de la conviction qu’il existe, au sein du système qui nous englobe, des interstices à investir.

Ainsi, la construction même de cet inventaire d’interstices non capitalistes est une activité susceptible de regrouper des personnes autour de cette prise de conscience et de créer une communauté « dans l’activité même de recherche de cette communauté potentielle, selon l’idée que la communauté ne préexiste pas à l’action de mise en commun. L’enquête sur les activités non capitalistes à coaliser est en capacité de créer du lien » (p. 293).

Il s’agit d’une solidarité qui renonce à un programme définitif de lutte révolutionnaire. Nous sommes face à des pratiques qui invitent plutôt à l’abandon d’un mode de vie déconnecté du quotidien et de la subsistance et non d’une volonté de tout résoudre en une seule fois. S’inspirant peut-être de la diversité des écosystèmes, le féminisme de la subsistance mis en exergue par Geneviève Pruvost fait le pari du renforcement volontaire des modes de solidarité déjà présents dans des expériences actuelles, mais qui ne seraient pas appréciés à leur juste valeur, dans leur potentielle viabilité, pour instaurer une véritable alternative au système socio-économique en place.

Le quotidien qui donne envie de fuir ou de rester

L’ouvrage tente de valoriser des démarches et des pratiques qui défient la société de consommation et le mode de vie urbain en voie de dématérialisation numérique. Elle réussit à recadrer ces démarches dans une grille de lecture féministe, mais aussi écologiste. Elle peine, malheureusement, à discerner ce que la modernité apporte comme potentiel émancipateur. Pourrions-nous, à la suite de la lecture de cet ouvrage, envisager une mise au défi des dérives consuméristes de nos sociétés modernes sans perdre de vue les bienfaits du mode de vie basé sur ses avancées technologiques ? Comme bien d’autres démarches sociologiques, celle proposée par Géneviève Pruvost place des points d’interrogation et des brèches pour la déconstruction de quelques certitudes. Certaines parmi nous sommes plus à l’aise que d’autres avec ce que la démarche de Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance comporte comme inconfort lorsqu’il s’agit de regarder son quotidien comme un espace de créativité possible, plutôt que comme un lieu d’où s’échapper avec un vol low cost vers là-bas, où l’herbe est plus verte. Lisez donc à vos risques et périls.


[1] Cardi C., Pruvost G., Penser la violence des femmes. La Découverte, « Sciences humaines », 2012.

[2] Hidalgo Noboa, P. Basculer de l’autre côté du miroir, in Bruxelles Laïque Échos, avril 2013.

[3] Zones à défendre : « L’expression zone à défendre (ZAD) est un néologisme militant utilisé en France, en Belgique et en Suisse pour désigner une forme de squat à vocation politique, la plupart du temps à l’air libre, et généralement destinée à s’opposer à un projet d’aménagement (ainsi qu’à déployer des modes de vie autonomes) ». Wikipédia, 2022 

[4] Manfredini, D., Il faudrait 4 planètes Terre si l’humanité vivait comme la Belgique, rtbf.be, en ligne le 26 mars 2022.

[5] Les féminismes de la subsistance attirent l’attention sur les effets négatifs de la modernisation sur la condition féminine « l’exploitation conjointe de la terre et des femmes relève d’une course similaire à la surproduction. Les ressources naturelles et les corps sont sommés d’enfanter au-delà de leur capacité de régénération. S’opère là une rupture : dans les sociétés paysannes, la majorité de la population contribue à la subsistance commune, quels que soient son genre et son âge ; dans les sociétés de production-consommation, les hommes sont aspirés du côté des usines et des bureaux, les enfants par l’école, laissant seules les femmes au foyer à accomplir les tâches domestiques. » https://www.nouvelobs.com/idees/20230625.OBS74942/mara-mies-ou-le-feminisme-de-la-subsistance.html

[6] L’éthique du care est un concept féministe qui s’articule sur la notion de « prendre soin ». Il s’agit d’une démarche qui vise à rendre visible l’appropriation des résultats des activités de soin réalisées par une partie de la population. La socialisation des femmes dans un rôle de pourvoyeuses de soin les rendrait, selon cette approche, plus vulnérables économiquement car les activités de soin qu’elles exercent gratuitement sont dévalorisées ou rendues invisibles. Leur assignation au soin les oriente également vers des secteurs professionnels peu rémunérés.

[7] L’écoféminisme est un ensemble de démarches qui font un parallèle entre l’exploitation de l’environnement et celle des femmes dans le système économique capitaliste.

[8] « Le féminisme matérialiste est un courant théorique (principalement) français du féminisme radical issu de la deuxième vague féministe qui s’est caractérisé par l’usage d’outils conceptuels issus du marxisme pour théoriser le patriarcat. Il s’est notamment formé autour de la revue Questions féministes. » Wikipédia

[9] HUMANISME, PROGRÈS ET AUTRES DOGMES MÂLES par Paola HIDALGO | BLE, Environnement, Féminisme, JUIN 2019.

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