POUVOIR D’AGIR ET COMMUNITY ORGANIZING

par | BLE, SEPT 2018, Social

L’ACTION SOCIALE EN CONTEXTE

Les questionnements liés à l’action sociale et plus spécifiquement aux “valeurs, principes et mandats” du travail social, à la puissance d’agir des acteurs sociaux professionnels et de leurs publics et aux ambivalences des processus visant à stimuler la “participation” sont au cœur des préoccupations et actions de Bruxelles Laïque, s’invitant chaque année aux débats du Festival des Libertés.

Ces questionnements sont analysés dans leur contexte socioéconomique et ne peuvent pas, par exemple, passer sous silence la manière dont  les  logiques  du modèle “capitaliste” et néo-libéral, sous la forme du modèle de new public management, influencent et contaminent l’ensemble des secteurs publics et privés, dont le secteur de l’intervention sociale. Ces questionnements sont également analysés dans le contexte sociopolitique, c’est-à-dire  en lien avec les injonctions à l’activation (État social actif) dans une Europe “austéritaire”. La Belgique, comme les autres pays de l’Union européenne, fait face à un moment  de  turbulences en ce qui concerne sa souveraineté et ce, dans de nombreux domaines. En recherche d’une légitimité  nouvelle, l’État semble investir considérablement ses fonctions régaliennes en même temps qu’il multiplie les processus de concertation et de participation citoyenne. Un mode d’action qui, s’il est difficilement critiquable sur le principe, est facilement objet d’un fétichisme pouvant s’avérer au mieux inopportun, au pire proprement manipulatoire.

La participation est sans aucun doute un processus clé dans le champ du travail social et plus particulièrement dans les secteurs qui ont hérité de l’esprit des mouvements ouvriers, comme celui de l’éducation permanente. Or, on peut se demander si cette participation n’est pas aujourd’hui une injonction des pouvoirs subsidiant instrumentalisée à des fins bien plus normatives qu’émancipatrices. En 2017, à l’occasion du Festival des Libertés qui avait pour thème la notion de “système”, le sociologue Jacques Moriau écrivait dans le Bruxelles Laïque Echos : “Dans un contexte de croissance économique ralentie et de progression explosive du chômage, l’État se concentre, depuis les années 90, sur un rôle d’activateur en faveur des “productifs” et de contrôleur des “surnuméraires”. La mise en place de l’État social actif, que l’on pourrait aussi nommer social-sécuritaire ou néolibéral, coïncide avec la professionnalisation du mouvement associatif et son institutionnalisation. La majorité des associations s’est engagée dans une relation d’allégeance au politique (…) mais aussi dans un rôle de prise en charge de la relégation et de gestion de la désinsertion”.1

Comment, dès lors, faire en sorte de ne plus être l’huile qui fasse tourner les rouages du système plus efficacement ou le grain de sable qui tente d’enrayer son fonctionnement ? Quels sont les marges de manœuvre de l’action sociale aujourd’hui ? Quels sont encore les bénéfices et les avancées, pour elle-même, et pour la part la plus défavorisée de la population ?

LA PERTE DE SENS DE L’ACTION SOCIALE SANS LE POUVOIR D’AGIR

Dans un tel contexte, il y a lieu de s’interroger sur cette volonté des associations du champ social de stimuler le pouvoir d’agir du côté des personnes considérées  par les acteurs sociaux comme discriminées, non organisées, oppressées, dévalorisées, stigmatisées. Ce désir nait de multiples frustrations du côté des acteurs sociaux professionnels.2

Pour  commencer,  la  majorité  du  travail social semble se réduire aux accompagnements individuels. Ceci est particulièrement vrai dans le secteur de l’insertion socio-professionnelle (dit ISP). Un accompagnement certes humainement soutenant, mais dépendant d’un système général défaillant et de plus en plus excluant, malgré l’injonction à l’activation des bénéficiaires. C’est la fameuse image du sparadrap sur une jambe de bois. Dans les critiques les plus radicales, ce type d’accompagnement n’est pas simplement inutile, il servirait aussi à maintenir un système inégalitaire. Les travailleurs sociaux se perçoivent de plus en plus comme des agents de “maintien de la paix sociale”, ce qui est fort éloigné des valeurs et de l’éthique du travail social.

Il serait tentant d’opposer à ce constat d’insuffisance une approche strictement collective du travail social. Un exemple paradigmatique est celui de l’aide à la jeunesse en milieu ouvert et du travail de rue. On y trouve principalement des activités collectives qui consistent à accompagner des groupes d’individus  à travers différentes activités – dont le contenu est parfois secondaire – qui permettent la rencontre, le  renforcement du  lien,  la  relation  de  confiance   et  des visées socio-éducatives.3 Or, bien qu’indéniablement pertinente sur des pratiques d’ouvertures au monde et de pratiques du vivre ensemble, cette stricte approche s’avère également insuffisante. Les projets collectifs à destination des bénéficiaires ne semblent pas constituer en eux-mêmes le moteur d’une force de transformation sociale pour et envers les personnes victimes d’inégalités.

Les travailleurs sociaux aux prises avec des dilemmes éthiques au travail se disent souvent dépourvus d’éducation “politique” pour “diagnostiquer” les enjeux sociopolitiques qui émanent de ces actions individuelles et  collectives et les visibiliser pour une transformation sociale pourvue de plus de justice sociale. Même quand ces diagnostics existent, on peut souligner certains écueils : ils se font au nom des “personnes concernées” et ils ne sont pas suffisamment utilisés comme outils de pression pour améliorer la situation des principaux concernés.

D’ailleurs, la demande de ce type d’évaluation provient en général des pouvoirs subsidiant et il y a peu de transparence sur ce qui en est fait.

DE L’ACTION INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE AU DÉVELOPPEMENT COMMUNAUTAIRE

Pour Jacques Moriau, sortir le mouvement associatif de ce marasme nécessite de réfléchir urgemment à un rapport renouvelé à l’État et de considérer l’action sociale comme une question intrinsèquement politique, qui nous engage quant à la question de la définition du bien commun et des moyens d’y parvenir. Pour ce faire, l’auteur propose un retour à certains principes d’action, comme celui du travail communautaire “qui préfère à l’atomisation et à la normalisation par la réhabilitation, l’attention et le soutien aux ressources de la population”.4

Dans le manuel de formation pour l’assistant de service social (DEASS), le travail social communautaire est défini comme une forme d’intervention qui vise la promotion et la conscientisation des populations en s’appuyant sur leurs savoirs, leurs ressources, leurs compétences. Ainsi, il s’oppose à une politique d’assistance ; il a une fonction de revitalisation des solidarités de proximité, de progrès social. Dans cette perspective, l’action sociale est l’affaire de tous.

Les appellations (développement communautaire, action communautaire, intervention communautaire, organisation communautaire) et les définitions diffèrent d’un texte à l’autre. Retenons qu’à la différence des autres modes d’intervention du social, l’action communautaire vise à déceler les racines structurelles de problèmes collectifs   pour    modifier  la situation, pour agir sur les causes. Cette approche réhabilite la dimension conflictuelle et le rapport de force.

LE COMMUNITY ORGANIZING : UNE MÉTHODE “RÉVOLUTIONNAIRE” IMPORTABLE DANS LE CONTEXTE BELGE ?

Depuis quelques temps, dans nos contrées, certains courants du développement communautaire semblent trouver un nouveau souffle issu du concept de Community Organizing (CO) concept principalement popularisé et théorisé dans les écrits de Saul Alinsky, sociologue de l’école de Chicago dans les années 40. Son intention initiale était “d’organiser les non organisés” et de créer des contre-pouvoirs capables d’interpeller et de faire rendre des comptes aux élites politiques et économiques d’un territoire.

Depuis 2017, à Bruxelles, un groupe de réflexion s’est constitué autour d’un lien privilégié avec l’Alliance citoyenne qui pratique le CO depuis quelques années à Grenoble. Via des séminaires, le groupe s’interroge sur la pertinence d’importer cette pratique dans le  contexte  belge. Le débat du 21 octobre  au  Festival   des Libertés est une des étapes de ce processus de réflexion.5

L’idée de la méthode du  CO  est  de faire émerger des espaces d’expression politique dans les groupes de personnes exclues des processus délibératifs du système dominant. Il s’agirait d’une méthode pour promouvoir la justice sociale et l’émancipation des classes populaires. Pour Julien Talpin et Hélène Balazard, “Les expériences de CO font partie des initiatives qui cherchent à accompagner, dynamiser, soutenir l’organisation de ceux qui ne se mobilisent pas spontanément contre les problèmes et les injustices qu’ils vivent concrètement”.6 Plus encore, “le CO permet d’imaginer des alternatives politiques de mobilisation et de représentation des groupes dominés dans un contexte de fragmentation des classes populaires et de disparition d’une identité collective partagée”.7

Prenant ses origines aux États-Unis en 1930, la méthode vise à permettre aux citoyens de s’organiser pour construire collectivement des revendications, interpeller les institutions et obtenir des améliorations concrètes de leur situation. Une méthode proche du mouvement  syndical mais qui remet en  question  ses  formes  d’organisation  complexes et pyramidales. Il reste qu’on  peut la comparer à un “syndicalisme tout terrain” qui chercherait à mobiliser les “non- organisés” dans toutes les problématiques que ces derniers identifient dans leur expérience quotidienne.

Les méthodes du CO “combinent un travail de type communautaire, avec un intense travail de terrain et d’analyse collective, s’appuyant sur des techniques et des principes de l’éducation populaire au niveau de l’animation et l’accompagnement des groupes et mettant en place des stratégies de négociation et d’action s’inspirant de l’activisme politique ou des actions directes”.8

Il existe plusieurs modèles de CO, mais les principes communs reposent sur l’idée que l’action sociale est basée sur la participation active des intéressés (“ne pas faire pour les gens ce qu’ils peuvent faire pour  eux-mêmes”)  et  vise l’amélioration concrète des conditions de vie des personnes mobilisées, en identifiant et en créant un rapport de force avec les responsables des causes structurelles des problématiques identifiées. Il s’agit de “verticaliser les colères”, de faire nombre et de viser des victoires (approche pragmatique). Pour ce faire, il existe “un organisateur” (souvent professionnel)  qui organise l’organisation”.9 Ce type d’approche nécessite un travail d’enquête, d’approches, de tissage de confiance, d’identification de “leaders”, de formation, de recueil, de stratégies  et d’actions qui ne peut que se jouer dans du long terme et dans une (relative) indépendance financière et institutionnelle.

UN TEL MODÈLE EST-IL APPLICABLE CHEZ NOUS ?

Les modèles du CO sont nés “dans le contexte d’une société civile dynamique face à un État social minimal marquée par une forte présence du religieux dans l’espace public et une représentation de la classe ouvrière mal assurée par le système partisan”.10 Il est évident que le contexte culturel et historique en Belgique est bien différent. En effet, le champ du social est une conquête ouvrière qui s’est traduite par un investissement étatique. Aux États-Unis, l’aide aux plus démunis est grandement financée par des fonds privés. Ce point de départ influe nécessairement sur le rapport à l’indépendance et à la contestation, mais aussi sur la radicalité des actions.

Dans le numéro de la revue Mouvements dédiée au CO11, l’apparition du CO est présentée comme une tentative de contrer le courant néolibéral qui se renforce alors même que le mouvement ouvrier décline. Le rapport de force penchant largement en faveur du champ économique, la question d’une récupération ou d’une adaptation en faveur de ce dernier doit être posée très directement. C’est en tout cas un questionnement qu’on ne peut pas occulter dans nos débats.

Le concept de CO contient aussi les risques de sa dénaturation comme de la mutation en technique de mobilisation incarnant une nouvelle déclinaison de l’injonction participative adressée aux classes populaires.

Nicolas Marion formule cette question contemporaine : “comment continuer à développer un processus émancipatoire véritablement capable de  transformer  la société et d’influer sur les orientations socialespolitiquesetculturellesdominantes dans nos états contemporains ?”. Pour lui, il est temps de “repenser la puissance d’agir des associations quand elles luttent non plus seulement en faveur de leurs publics, mais bien avec et dans les mêmes conditions que leurs publics”.12 Une passionnante proposition à débattre et à envisager concrètement avec celles et ceux qui œuvrent dans le sens d’une implantation de ce type de méthode chez nous.


1 Jacques Moriau, “Huile ou grain de sable ? Que fait l’asso- ciatif aux rouages du système ?”, Bruxelles Laïque Échos, n° 98, 2017.

2 Ce qu’il en est du désir “des publics” est primordial, mais souvent peu problématisé. En transposant la question de Nicolas Marion sur la mixité, on peut se demander si ce “désir” d’action communautaire est “le reflet du désir des classes populaires, ou bien l’univers fantasmé des classes moyennes qui travaillent dans ces quartiers populaires” (Nicolas Marion, “Toute mixité est-elle bonne à prendre ?” – publication ARC, 2017).

3 La place de l’action collective dans le travail social de rue,

4 Dynamo International, Edwin de Boevé et Philipe Toussaint. Moriau, op. cit.

5 Nous accueillons d’ailleurs, Wade Rathke qui a dirigé ACORN (la plus importante fédération de community organizing des Etats-Unis) et protagoniste du film « The Organizer » sélectionné au festival et projeté le 21 octobre à 16h45 et qui sera suivi d’un débat à 20h.

6 Julien Talpin et Hélène Balazard, “Généalogie, modèles et circulation d’une pratique émancipatrice”, in Ma cité s’or- ganise. Community Organizing et mobilisations dans les quartiers populaires, Mouvements, n°85, printemps 2016, p. 12-17

7 Ibid.

8 De la colère à l’action collective. Le Community Organizing comme source d’inspiration, 2018, www.periferia.be

9 Une explication approfondie des principes qui guident les CO sera développée lors du débat du 21 octobre au festival.

10 Julien Talpin et Hélène Balazard, “Généalogie, modèles et circulation d’une pratique émancipatrice”, in Ma cité s’organise. Community Organizing et mobilisations dans les quartiers populaires, Mouvements, n°85, printemps 2016, p. 13

11 Ma cité s’organise. Community Organizing et mobilisations dans les quartiers populaires, Mouvements, n°85, printemps 2016

12 La Chalandisation du non-marchand. Une convergence des luttes entre les associations et leurs publics ? Une analyse de ARC par Nicolas Marion, 2017.

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