COMMENT PENSER UN DROIT À LA MOBILITÉ ?

par | BLE, DEC 2016, Migration

L’année 2016 a été la plus meurtrière en termes de décès de migrants dans la région euroméditerranéenne : près de 4000 personnes sont mortes en tentant de gagner l’Europe et, si ce phénomène n’est hélas pas nouveau, il a pris des proportions plus inquiétantes que jamais dans le contexte actuel de ‘crise’ des migrants. Une autre frontière extrêmement dangereuse pour les migrants est celle qui sépare le Mexique des États-Unis, dans une zone désertique qui les expose aux risques d’épuisement et de déshydratation : c’est aussi le long de cette frontière que des segments de mur ont été progressivement mis en place depuis les années 90 – et c’est précisément sur la promesse de construire encore de nouvelles portions de mur que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, a été élu en novembre 2016. Autant dire que l’actualité est chargée, et qu’elle démontre une fois de plus l’impasse des politiques migratoires actuelles : les États de destination déploient des moyens conséquents pour contrôler les migrations irrégulières, mais sans pour autant décourager les migrants – lesquels sont donc amenés à prendre des risques toujours accrus.

Comment sortir de cette dynamique, aussi inefficace que couteuse ? Est-il possible de penser un droit à la mobilité, et d’envisager une organisation radicalement nouvelle des migrations internationales, fondées sur l’ouverture des frontières ? Rappelons que, selon la Déclaration universelle des droits de l’Homme, “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays” (art. 13-2). Émigrer est donc un droit ; mais il n’existe aucun droit symétrique à l’immigration, puisque celle-ci relève de la souveraineté de chaque État. Au droit à partir ne correspond aucun droit à entrer. Comment interpréter cette situation ? Est-il concevable de franchir une étape supplémentaire et de proposer un véritable droit à la mobilité ?

L’argument qui a présidé à l’établissement de ce droit de sortie est que la démocratie ne peut pas être fondée sur la contrainte. La possibilité de quitter un pays est donc une condition sine qua non de son fonctionnement. Le droit au départ permet, en “votant avec ses pieds”, de signifier son refus d’une société ou d’un gouvernement en place. En revanche, le droit d’entrée n’est pas déterminant en matière d’État de droit. Au contraire, chaque pays peut légitimement déterminer la nature de sa composition en décidant qui laisser entrer. Les droits d’entrée et de sortie n’auraient donc pas la même valeur morale ou politique. Selon une autre interprétation, pour l’heure encore minoritaire, il est impossible de dissocier ces deux droits et, tant que leur complémentarité logique ne sera pas reconnue, les restrictions à l’immigration impliqueront nécessairement des difficultés à exercer le droit de sortie.

Historiquement, ce droit de quitter un pays a longtemps été problématique : les États délivraient des ‘visas de sortie’ ou ne délivraient des passeports qu’au compte-goutte (rendant ainsi l’émigration très difficile) ; si ces pratiques existent encore dans certains pays, il est devenu globalement aisé de quitter son pays – ce qui a logiquement déplacé la régulation des flux migratoires des pays de départ vers les pays de destination. Les deux dernières décennies, en particulier, ont vu l’expansion des mesures de contrôle des migrations, notamment (mais pas seulement) dans les pays développés. S’il n’est pas sûr que ces politiques produisent l’effet escompté, il est certain qu’elles ont des conséquences indirectes nombreuses et tragiques : outre la prise de risques de la part des migrants voyageant sans autorisation, on peut également citer le développement du business des passeurs, la précarité des conditions de vie et de travail des immigrés en situation irrégulière et, surtout, la diffusion de l’idée que les migrants sont une menace dont il faut se prémunir.

Dans ce contexte, comment penser l’ouverture des frontières ? Est-elle aujourd’hui une folie dangereuse, un idéal louable mais utopique ou une option à considérer sérieusement ?

COMMENT JUSTIFIER LA FERMETURE DES FRONTIÈRES ?

Dans un monde où existent d’importants écarts de niveaux de vie, la fermeture des frontières des pays développés s’apparente à un refus de partager leurs richesses avec les pays moins avancés. Tant que perdurera le sous-développement de régions entières de la planète, les justifications morales des contrôles aux frontières buteront sur les inégalités entre pays et l’extrême pauvreté de certains d’entre eux. Un argument fréquent à cet égard est que seul le développement permettra de remédier à ce problème : plutôt que d’ouvrir les frontières, il conviendrait de soutenir le développement des pays émetteurs de migrants, unique stratégie de long terme pour réduire les inégalités.

On ne peut nier la nécessité d’accroître l’aide au développement. Seulement, quel que soit le consensus autour de cet argument, il semble peu probable que les écarts de richesse se réduisent dans un avenir proche. De plus, le développement, loin de réduire la pression migratoire, peut s’accompagner d’une émigration importante : les pays d’Europe du Sud, par exemple, ont connu un développement massif durant les décennies qui ont suivi la seconde Guerre mondiale. Pourtant, des millions de leurs ressortissants sont dans le même temps partis à l’étranger. Aujourd’hui, un pays comme le Mexique connaît un développement supérieur à celui de beaucoup d’autres pays d’Amérique latine, sans pour autant que ne cesse l’émigration vers les États-Unis. De façon au moins temporaire, développement et émigration sont complémentaires et il est illusoire d’espérer tarir rapidement les flux actuels en développant les pays d’origine des migrants.

Ce ne sont pas seulement les inégalités entre pays que la fermeture des frontières entretient, mais également celles entre individus. La mobilité est un privilège inégalement réparti entre les êtres humains : les citoyens des pays développés peuvent voyager et s’installer presque partout dans le monde, tandis que les autres sont tributaires de la délivrance de visas et de permis de séjour. La nationalité est de ce point de vue un privilège de naissance qu’il est difficile de justifier. De même, les travailleurs qualifiés bénéficient aujourd’hui d’un degré de mobilité très supérieur à celui de leurs compatriotes non qualifiés. À l’époque des Trente Glorieuses, à l’inverse, les travailleurs non qualifiés étaient privilégiés. Le traitement des migrants est ainsi différencié en fonction de leurs compétences : les États sélectionnent les migrants “utiles” et rejettent les autres, sans qu’il soit possible d’opérer une distinction nette entre préférence et discrimination.

L’ÉCONOMIE DE LA LIBRE CIRCULATION

L’ouverture des frontières compte parmi ses partisans un certain nombre d’économistes, selon lesquels la libre circulation des personnes permettrait une meilleure répartition du travail et augmenterait par conséquent le PIB mondial. Elle redistribuerait également les richesses au niveau mondial, ce qui conduirait à une réduction des inégalités et, à terme, à la suppression des incitations à migrer. En matière de développement et de réduction de la pauvreté, une libéralisation des flux migratoires, même mineure, générerait donc des gains supérieurs à ceux promis par le libre-échange.

On peut objecter que ce nivellement de la distribution des richesses se ferait par le bas et que, si l’ouverture des frontières peut augmenter la richesse globale, elle n’en ferait pas moins des gagnants et des perdants : les migrations qualifiées bénéficient davantage aux pays de destination qu’aux pays d’origine ; le regroupement familial est important pour les migrants mais souvent peu utile pour l’économie des pays hôtes et la protection des droits des migrants peut nuire à leur contribution économique. Même la définition du seul intérêt du pays de destination est difficile : les migrants non qualifiés peuvent par exemple provoquer un effet de redistribution qui avantage les classes moyennes et supérieures au détriment des plus modestes. Aucune politique migratoire ne peut profiter à tous et, en l’absence d’intérêts économiques convergents, des choix doivent être opérés sur la base de considérations sociales et politiques.

Mais on ne peut contester l’exception que représentent les flux migratoires à l’heure de la mondialisation économique : s’il existe un relatif consensus entre États pour lever les entraves aux flux de capitaux, d’informations ou de services et pour tendre vers davantage de libre-échange, les migrants et les réfugiés sont catégoriquement exclus de ce processus. Le Mexique et les États-Unis, liés par un accord de libre-échange, sont ainsi séparés par une frontière militarisée.

OUVERTURE DES FRONTIÈRES ET COHÉSION SOCIALE

Si on peut dégager des arguments éthiques et économiques en faveur de la libre circulation, son impact sur la cohésion sociale et sur le mode de fonctionnement des sociétés hôtes demeure problématique. L’intégration parfois difficile des immigrés, ainsi que leur relation avec les nationaux, sont par exemple des arguments souvent utilisés pour justifier une immigration contrôlée. De ce point de vue, l’ouverture des frontières pourrait accroître ces tensions, en particulier sur le marché du travail, ce qui alimenterait la xénophobie et favoriserait les formations politiques populistes. Autrement dit, si les États ne contrôlent pas eux-mêmes l’immigration, la population s’en chargera en rejetant les étrangers et, paradoxalement, la fermeture des frontières serait une condition de la tolérance vis-à-vis des immigrés. À l’inverse, il faut souligner que des politiques migratoires restrictives sèment le doute sur la légitimité de la présence des migrants, qu’ils soient en situation régulière ou non, nourrissant indirectement leur rejet et durcissant les clivages internes aux sociétés d’accueil.

Le débat sur l’ouverture des frontières fait souvent l’impasse sur la place des immigrés dans les sociétés de destination : on peut certes les laisser entrer, mais quel statut social et politique, quels droits et quel accès à la citoyenneté leur donner ? Il paraît évident que chacun doit jouir des droits humains fondamentaux, afin d’éviter une pression vers le bas sur le bien-être de tous. Mais politiquement, si l’absence de participation des migrants aux affaires publiques les contraint à obéir à des lois et des gouvernements sur lesquels ils n’ont aucune prise, leur plein accès à l’ensemble des droits politiques donnerait aux derniers arrivés la même influence qu’aux nationaux – situation qui, selon certains, menacerait la légitimité et les principes des institutions démocratiques.

Un autre enjeu de taille concerne l’impact de la libre circulation sur les mécanismes de l’État providence. L’ouverture des frontières apparaît en effet difficile à concilier avec le principe de fermeture qui caractérise les régimes de retraite et de protection sociale, au sein desquels les personnes s’engagent durablement dans une collectivité et bénéficient en retour de sa protection, sur la base d’un sentiment d’identité commune qui pourrait être remis en question par la libre circulation. Cela pose problème. Non seulement parce que l’État providence est un acquis social déjà menacé, mais aussi parce que l’incorporation de nouveaux venus exigerait précisément des mécanismes de solidarité collective. Il faut cependant rappeler que l’immigration est une nécessité face au vieillissement des populations occidentales et qu’elle n’est pas le principal défi pour l’État providence – plus fortement menacé par d’autres facteurs (chômage, évolutions démographiques, politiques économiques, etc.).

Ces questions se posent aujourd’hui déjà à tous les pays d’immigration et seraient exacerbées par un régime de libre circulation. Certes, même sans restriction de mobilité, les migrants pourraient s’établir durablement dans un pays donné et en devenir peut-être citoyens. Mais que faire dans des situations où les nations accueillent temporairement un grand nombre d’étrangers ? Une réponse possible consiste à dissocier citoyenneté et nationalité : la forme classique de la citoyenneté, selon laquelle l’appartenance à la communauté et les droits reposent sur la nationalité, est inadaptée dans un monde de mobilité croissante. La citoyenneté devrait donc être fondée sur la résidence dans le territoire d’un État. De plus, on pourrait envisager une acquisition graduelle des droits : les droits fondamentaux seraient disponibles dès l’entrée sur un territoire, mais les autres droits s’obtiendraient au fur et à mesure du séjour. De sorte que les migrants durablement installés jouiraient de davantage de droits que les nouveaux venus.

L’existence de tels seuils éviterait la logique binaire de l’exclusion, selon laquelle les individus ont soit tous les droits soit aucun, tout en permettant une forte mobilité et en prenant en compte les réticences des nationaux à partager leurs privilèges. En l’absence de tels dispositifs, les migrants seraient certes libres de franchir les frontières géographiques entre États, mais ils pourraient être tenus à l’écart des institutions, de la vie sociale et des décisions politiques des sociétés de résidence. Il faudrait alors parler de déplacement, plutôt que d’ouverture, des frontières.

Il faut noter que cette analyse repose sur l’hypothèse d’une forte augmentation des flux migratoires en cas de levée des restrictions. Si ce scénario – souvent invoqué pour rejeter l’ouverture des frontières – est possible, il n’est peut-être pas le plus plausible : l’idée selon laquelle tous les habitants des pays pauvres souhaitent émigrer vers les pays riches est contestable. Elle n’a d’ailleurs pas été validée par l’histoire de l’UE au cours de laquelle chaque élargissement (au Sud, puis à l’Est) s’est accompagné de peurs infondées de flux migratoires massifs. De plus, les contrôles n’empêchent pas les migrations clandestines et l’ouverture des frontières aurait peu d’impact sur les migrants qui quittent leur pays sans autorisation. Elle ne ferait que réduire les dangers et la vulnérabilité auxquels ils sont exposés. En limitant la possibilité de circuler, les contrôles incitent également les migrants à s’installer de manière permanente.

REPENSER LES POLITIQUES MIGRATOIRES

Le contexte actuel – inquiet, répressif et sécuritaire – semble peu propice à l’ouverture des frontières. Pourtant, c’est peut-être dans ces périodes troublées que des nouvelles manières de penser peuvent émerger. Un droit à la mobilité, s’il n’est pas réalisable dans l’immédiat, est à cet égard une manière de reconsidérer les prémices des politiques migratoires contemporaines, notamment la logique selon laquelle la fermeture est la règle et l’ouverture l’exception. Les frontières ont toujours joué un rôle symbolique important dans les fondements de l’identité collective et de l’autorité nationale et il est utile de projeter une lumière critique sur des postulats rarement remis en question.

Beaucoup demeureront convaincus que la libre circulation est vouée à rester une utopie. Mais c’est oublier que les utopies d’aujourd’hui sont peut-être les réalités de demain. D’autres objecteront que les défis extrêmement complexes posés par les flux migratoires ne sauraient être résolus par une mesure aussi simple et naïve que l’ouverture des frontières. Mais il est tout aussi naïf de penser que de petites modifications au système actuel permettront de trouver des solutions justes et durables aux dilemmes soulevés par la mobilité humaine.

Dans la même catégorie

Share This