Début 2011, des vagues de manifestations ont balayé l’Égypte, la Tunisie et la Libye. Ce que l’on nomme souvent le « Printemps arabe » se vit aussi rapidement qualifié de « Révolution Facebook », en hommage au rôle présumé qu’ont joué les réseaux sociaux, le micro-blogging, et les sites de partages de contenu en facilitant la participation des citoyens aux manifestations. Le mouvement Occupy Wall Street débuta quelques mois plus tard, durant l’été de 2011 ; ce mouvement plaça les réseaux sociaux au centre de ses opérations – les utilisant, entre autres, pour développer une identité de groupe, pour donner aux militants un accès à distance aux réunions, et pour inciter à l’action.[1] Ces dernières années, nous avons vu le mouvement #MeToo rallier les victimes de violence sexuelle et genrée sur les plateformes de réseaux sociaux et appeler à la condamnation d’agresseurs qui étaient longtemps demeurés impunis. Ces exemples illustrent le potentiel que les réseaux sociaux peuvent détenir en influençant les cas et la manière dont les citoyens s’engagent pour des causes civiques et politiques, ainsi qu’en changeant la manière dont les organisations et groupes militants poursuivent leurs objectifs. Cependant, si nous regardons au-delà de ces anecdotes concernant des campagnes particulières et examinons les preuves scientifiques qui ont été accumulées dans la dernière décennie, pouvons-nous réellement dire que les réseaux sociaux ont aidé à rendre le monde meilleur ?
LES GENS « LIKENT » ET « POSTENT », ET QUOI D’AUTRE ENCORE ?
Avant de nous pencher sur cette question, il est important de passer brièvement en revue la manière dont les citoyens utilisent les réseaux sociaux pour prendre part à la vie civique et politique. Trois grandes catégories de comportements d’utilisateurs ont été distinguées : accéder aux informations, interagir avec d’autres, et créer ou prendre part à des actions. En particulier, les individus s’appuient sur les réseaux sociaux pour se tenir à jour sur les événements et les mouvements sociaux. Les individus échangent également sur les réseaux sociaux des idées avec d’autres utilisateurs qui adhèrent à la cause, ou interagissent avec des représentants des mouvements sociaux. Enfin, les individus utilisent les réseaux sociaux pour inciter leurs amis à agir, signer eux-mêmes des pétitions, ou faire des dons. En effet, un avantage-clef des réseaux sociaux réside dans le fait que les citoyens peuvent facilement concocter et promouvoir leurs propres actions civiques et politiques plutôt que d’agir uniquement selon les opportunités offertes par les organisations à l’intention de leurs membres « officiels » ; les citoyens peuvent, par exemple, lancer rapidement une pétition en ligne pour une cause qui les passionne, ou créer une page Facebook pour mettre en relation les sympathisants d’un mouvement qu’ils ont eux-mêmes lancé.
La plupart de ces activités pourraient également être effectuées en utilisant d’autres moyens ou médias.[2] Ainsi, les pétitions peuvent être rédigées et signées sur papier. Toutefois, être capable de créer et faire circuler des pétitions sur les réseaux sociaux permet à beaucoup plus de personnes d’entendre parler d’une cause et de s’y engager, y compris les individus qui ne sont pas encore actifs ou qui n’ont pas encore activement pris contact avec une organisation militante. Autrement dit, les réseaux sociaux facilitent l’exposition fortuite à des informations mobilisatrices et offrent en même temps un (nouvel) espace facile d’accès pour s’impliquer dans une campagne ou un groupe. Pour les citoyens qui participent déjà à des causes civiques et politiques, les réseaux sociaux peuvent élargir leur répertoire de militantisme pour y inclure à la fois les milieux en ligne et hors ligne – les personnes peuvent faire du bénévolat dans un centre associatif local et interagir avec d’autres bénévoles sur un groupe Facebook pour organiser le prochain événement. Ce dernier point souligne que le rôle joué par les réseaux sociaux dans l’engagement des citoyens et leur capacité à rendre le monde meilleur doivent toujours être considérés en combinaison avec, ou de façon complémentaire à, ce que ces citoyens font lorsqu’ils ne sont pas en ligne.
QUEL USAGE DES RÉSEAUX SOCIAUX FACILITE L’ENGAGEMENT
A ce stade, il semble pertinent de discuter de la raison pour laquelle nous avons tellement insisté sur le fait d’utiliser les réseaux sociaux pour récolter l’information et interagir avec d’autres citoyens ou activistes. En effet, les recherches existantes ont montré que ces deux types d’utilisation des réseaux sociaux peuvent être considérés comme des activités qui encouragent les citoyens – les mobilisent – à agir en faveur d’une cause. Une analyse ayant pris en compte les résultats de 36 études dans plusieurs pays a mis en évidence que l’accès à l’information et la capacité à former des relations avec d’autres activistes sur les réseaux sociaux étaient positivement associées à différentes formes de participation civique et politique hors ligne ; en particulier, le fait de faire du bénévolat, des dons ou de rejoindre des groupes civiques.[3] Être capable d’interagir avec d’autres partisans d’une cause et des militants permet à des utilisateurs dispersés de développer une identité partagée sur la base de laquelle des actions peuvent être entreprises.[4] Un avertissement est toutefois de mise : aucune des études précédemment citées ne nous permet de tirer des conclusions quant à la causalité. Aussi, nous ne pouvons pas dire si l’utilisation de réseaux sociaux pour développer des relations augmente la probabilité d’un engagement civique, ou si ceux qui sont plus engagés dans des causes civiques utilisent plus fréquemment les réseaux sociaux pour interagir avec d’autres citoyens.
En outre, il est important de noter qu’utiliser les réseaux sociaux pour accéder à des informations et former des liens avec d’autres personnes aux idées similaires peut être lié à des actions collectives poursuivant des buts que nous – et la société – considérons comme positifs ; mais cela peut également être associé à la participation à des mouvements aux objectifs moins recommandables. Les réseaux sociaux permettent à ceux qui adhèrent à des attitudes jugées extrêmes de rechercher des informations qui confirment leurs idées et former des réseaux de relations avec d’autres qui pensent de même. Et les réseaux sociaux, le micro-blogging, et les sites de partage de contenu sont utilisés par les organisations terroristes pour recruter et interagir avec leurs sympathisants.[5] Les réseaux sociaux ne sont donc pas intrinsèquement bons ou mauvais mais offrent à différents acteurs des outils pour changer le monde – pour le meilleur comme pour le pire.
QU’EN EST-IL DE CES PÉTITIONS EN LIGNE ? FONT-ELLES UNE DIFFÉRENCE ?
Comme mentionné précédemment, les réseaux sociaux permettent aussi aux citoyens d’entreprendre des actions civiques et politiques directement en ligne. Ici, la distinction entre actions symboliques et instrumentales est particulièrement importante. Ces dernières impliquent, par exemple, de faire des dons, d’organiser des roulements de bénévoles, ou de faire circuler des invitations pour une campagne – des activités vitales pour maintenir le fonctionnement d’une cause. Les actions de soutien symbolique réfèrent quant à elles à des expressions d’adhésion à une idée ou une organisation, que ce soit verbalement dans un commentaire, agrémenté de « j’aime » et de « pouces levés » non-verbaux, ou avec un clic pour signer une pétition. Bien qu’il soit aisé de concevoir comment les actions instrumentales mises en place sur les réseaux sociaux peuvent aider à faire progresser un mouvement, l’action symbolique a été critiquée car sa mise en place est peu coûteuse et qu’elle semble moins sérieuse – ce qui a mené certaines personnes à considérer ce type d’action comme une instance de slacktivisme (« activisme paresseux »). Les citoyens, cependant, semblent attribuer la même valeur aux actions instrumentales et symboliques. Des études montrent que lorsqu’on demande aux individus de soutenir une cause via un commentaire en ligne, ils avaient l’impression d’avoir fait quelque chose qui en valait la peine (ce qui rendait moins probable qu’ils continuent à agir en faveur de la cause hors ligne).[6] Au final, les actions symboliques sont-elles vraiment bénéfiques à l’engagement ?
Des recherches provenant du Royaume-Uni fournissent des résultats prometteurs qui confirment la pertinence de l’engagement symbolique civique et politique sur les réseaux sociaux.[7] En particulier, des actes apparemment négligeables peuvent servir d’informations mobilisatrices pour d’autres utilisateurs qui les utilisent comme points de référence pour guider ce qu’eux-mêmes devraient faire (un effet dit d’information sociale). Autrement dit, les expressions d’adhésion constituent des signaux qui mettent en évidence le nombre de personnes qui souscrivent à une opinion particulière, ce qui peut rendre plus probable le fait que d’autres citoyens exprimeront également cette même opinion. En conséquence, les mouvements peuvent grandir rapidement (engagement viral), ce qui les rend plus visibles pour les médias et les décideurs politiques et augmente la probabilité d’aboutir à des changements sociaux. Comme mentionné ci-dessus, le véritable pouvoir de l’engagement symbolique viral repose sur le fait que les actes individuels (symboliques) ont un faible coût de participation, sont faciles et rapides à entreprendre, mais peuvent être directement observés et véhiculés encore plus largement par un public étendu. Ethan Zuckerman souligne en outre que le fait d’entreprendre des actions politiques sur des plateformes comme Twitter ou Instagram « peut avoir … une influence [considérable] parce qu’il est plus difficile de censurer leur large nombre d’utilisateurs ».[8] Autrement dit, l’action symbolique entreprise sur les réseaux sociaux pourrait être plus facilement amplifiée – et donc avoir un impact – que des actions similaires réalisées hors ligne parce qu’il est plus difficile pour ceux qui détiennent le pouvoir de restreindre l’utilisation ou de fermer l’accès à des plateformes qui sont populaires parmi un grand nombre de citoyens.
En résumé, nous pouvons conclure que les réseaux sociaux fournissent certainement aux citoyens les outils et l’espace pour s’engager dans des actions civiques et politiques, pour créer par eux-mêmes de telles actions, et pour inciter d’autres à faire de même – que ce soit en ligne ou hors ligne. Cela étant dit, et ainsi que le suggèrent implicitement les arguments ci-dessus, les réseaux sociaux influencent également la relation entre les citoyens et les mouvements sociaux ainsi que la manière dont les causes civiques ou politiques elles-mêmes contribuent à rendre le monde meilleur.
COMMENT LES ORGANISATIONS MILITANTES UTILISENT-ELLES LES RÉSEAUX SOCIAUX ?
Tout comme les citoyens, les organisations et groupes militants emploient également les réseaux sociaux, le micro-blogging et les sites de partage de contenu dans des buts distincts : partager des informations, interagir et mettre en réseau. Les organisations informent le public de leurs causes, placent des publicités ou font circuler des communiqués de presse. Les groupes utilisent également les réseaux sociaux pour interagir avec leurs partisans, encourager les échanges parmi ces derniers et établir des liens avec d’autres organisations qui poursuivent des objectifs similaires. A travers ce processus, les identités des groupes en présence peuvent être spécifiées, les tactiques discutées et les capacités de prise de décision établies. Les réseaux sociaux sont, finalement, une manière de faciliter et de favoriser l’action en soutien à un groupe donné. D’un côté, les campagnes sur les réseaux sociaux peuvent propager des informations mobilisatrices, permettent d’établir des plans d’actions et de formuler les questions sociales de manière à susciter l’engagement citoyen. D’un autre côté, les citoyens peuvent être encouragés à s’impliquer immédiatement en ligne, que ce soit sous la forme de pétitions, de dons ou des différentes activités instrumentales discutées précédemment. Encore une fois, il faut noter qu’un usage particulier des réseaux sociaux pour mobiliser les citoyens peut être combiné avec d’autres moyens – des campagnes par le biais de médias de masse ou de courriers interposés, des événements associatifs, ou encore des stands de rue.
LES MOUVEMENTS INTERCONNECTÉS : LORSQUE LES RÉSEAUX SOCIAUX NE SONT PAS SUFFISANTS
Bien que de nombreuses causes civiques et politiques utilisent les réseaux sociaux d’une ou plusieurs de ces manières, elles sont toutefois souvent formées sur base de structures verticales de leadership, de procédures de prise de décision fixes et d’infrastructures logistiques qui découlent d’habitudes organisationnelles (souvent fastidieuses). Toutefois, dans la dernière décennie, on a vu aussi proliférer ce qu’on qualifie de mouvements interconnectés qui s’accroissent rapidement et accomplissent toutes les tâches logistiques sur et via les réseaux sociaux. Le mouvement protestataire du parc Gezi à Istanbul en constitue un bon exemple. Aucune organisation formelle ne guida le recrutement des manifestants ni la préparation des événements. La grande majorité des citoyens qui participèrent à la manifestation n’y étaient pas en raison de leur affiliation à une organisation militante, ils répondaient simplement à des appels à l’action sur Twitter. Dans son livre Twitter and Tear Gas (« Twitter et le gaz lacrymogène »), Zeynep Tufekci appelle cela « l’adhocracie » – le fait que les tâches liées au lancement et à la bonne marche d’un mouvement sont accomplies sur le moment, par les personnes disponibles pour le faire, le tout facilité par les réseaux sociaux. Ces mouvements interconnectés contrastent fortement avec ceux dont le fonctionnement s’élabore lentement au cours du temps, qui forment des liens forts entre leurs partisans et établissent de solides structures logistiques. Tufekci soutient que les mouvements interconnectés peuvent échouer parce qu’ils font face à trois défis principaux. Premièrement, comme les mouvements interconnectés s’accroissent rapidement, ils n’ont souvent pas les capacités organisationnelles pour répondre aux changements nécessaires en termes de tactique – « il leur manque à la fois la culture et l’infrastructure pour prendre des décisions collectives ».[9] De plus, les mouvements interconnectés sont souvent définis par une structure horizontale plutôt que verticale, et en tant que tels ne fournissent pas le mécanisme ou rôles de leadership qui permettraient de négocier avec les partenaires externes importants à influencer. Enfin, bien que l’engagement viral et la mobilisation rapide dans les rues témoignent du pouvoir des réseaux sociaux, cela ne manifeste pas le type de capacité organisationnelle qui est à même d’impressionner et d’impacter les autorités. En d’autres termes, pour conclure sur les arguments de Tufekci, dans le cas des mouvements interconnectés, les réseaux sociaux pourraient aider à ouvrir la voie vers un monde meilleur mais les effets sur le longterme ne sont pas garantis.
EST-CE QUE CERTAINS MOUVEMENTS ET GROUPES BÉNÉFICIENT DE LEUR CAPACITÉ À UTILISER LES RÉSEAUX SOCIAUX ?
Bien que cette discussion ait pu donner l’impression que le fait de se reposer sur les réseaux sociaux a des conséquences délétères pour les organisations militantes, c’est loin d’être le cas. En effet, certains types de mouvements ou groupes peuvent bénéficier de la capacité à former des connections ou à entreprendre des actions sur les réseaux sociaux. Deux aspects des sites de réseaux sociaux semblent particulièrement pertinents à ce propos. Premièrement, la capacité à rester anonyme peut permettre à des groupes définis par des identités stigmatisées, comme les personnes séropositives, de collaborer avec des militants qui ne seraient peut-être pas à l’aise à l’idée de le faire en personne, de former des réseaux de soutien et de faire entendre leur voix pour influencer l’élaboration de politiques. Deuxièmement, la structure décentralisée des réseaux sociaux, dans laquelle les gens – les utilisateurs – sont aux commandes, permet aussi aux organisations militantes d’atteindre les citoyens même si on les empêche d’utiliser d’autres moyens ou plateformes pour la sensibilisation et le recrutement. En effet, les mouvements populistes réussissent particulièrement bien à impliquer les citoyens sur les réseaux sociaux – une idéologie qui met les personnes au centre de ses préoccupations peut se concrétiser en utilisant des réseaux sociaux qui poursuivent précisément ce même but.[10]
Prises dans leur ensemble, et en
revenant à notre question de départ, il y a certainement de bonnes raisons de
croire que les réseaux sociaux influencent les cas et les manières dont nous
pouvons rendre le monde meilleur. En même temps, les plateformes comme
Facebook, Twitter et Instagram ne constituent pas des solutions miracles qui
propulsent tout mouvement de la parole à l’influence concrète. Les outils des
réseaux sociaux peuvent faciliter et aider le dur travail d’organisation, mais
ce travail doit tout de même être effectué pour garantir le succès et un impact
sur le long-terme. C’est peut-être plus facile et rapide d’amener les citoyens
à rejoindre une campagne, en ligne ou hors ligne, avec l’aide des réseaux
sociaux, mais en vue de maintenir ces niveaux d’engagement, il faut bien plus
qu’un tweet viral ou une pétition bien conçue.
[1] Anastasia Kavada, « Creating the collective: social media, the Occupy Movement and its constitution as a collective actor », Information, Communication & Society, 18(8), Taylor & Francis Group, 2015, 872-886.
[2] Jeroen Van Laer & Peter Van Aelst, « Cyber-protest and civil society: the Internet and action repertoires in social movements », in Yvonne Jewkes & Majid Yar (ed), Handbook on internet crime, Cullompton: Willan, 2009, 230-254.
[3] Shelley Boulianne, « Social media use and participation: A meta-analysis of current research », Information, communication & society, 18(5), Taylor & Francis Group, 2015, 524-538.
[4] Augusta I. Alberici & Patrizia Milesi, « Online discussion, politicized identity, and collective action », Group Processes & Intergroup Relations, 19(1), SAGE Publishing, 2016, 43-59.
[5] Luke Bertram, « Terrorism, the Internet and the Social Media Advantage: Exploring how terrorist organizations exploit aspects of the internet, social media and how these same platforms could be used to counter-violent extremism », Journal for Deradicalization, (7), German Institute on Radicalization and De-radicalization Studies, 2016, 225-252.
[6] Sandy Schumann & Olivier Klein, « Substitute or stepping stone? Assessing the impact of low‐threshold online collective actions on offline participation », European Journal of Social Psychology, 45(3), John Wiley & Sons, 2015, 308-322.
[7] Helen Margetts, Peter John, Scott Hale & Taha Yasseri, « Political Turbulence: How Social Media Shape Collective Action », Princeton University Press, 2015.
[8] Zeynep Tufekci, « Twitter and Tear Gas », Yale University Press, 2017, p. 20.
[9] Ibid.
[10] Sven Engesser, Nayla Fawzi & Anders O. Larsson, « Populist online communication: Introduction to the special issue », Information, communication, & Society, 20(9), Taylor & Francis Group, 2017, 1279-1292.